Images de page
PDF
ePub

SUPPRESSION du BAISE-MAIN des CONSULS

A LA COUR DU BEY DE TUNIS

On sait dans quelles conditions le Bey de Tunis Ali Pacha obligea le Consul de France, Jean-Louis Gautier, à lui baiser la main. La Nation réunie par deux fois, le 9 mars 1740 (1) et le lendemain (2), estima que le Consul ne

(1) Plantet, Corr. des Beys de Tunis et des Consuls de France avec la Cour, 3 vol., Paris 1893-1899, t. II, p. 315, reproduit in extenso le procès-verbal de la première délibération.

(2) Le procès-verbal de la seconde délibération est ainsi conçu : « Ce jourd'hui dixième du courant mois de mars mil sept cent quarante, les Sieurs Louis Crozet et François Bigard, députés de la Nation, s'étant portés hier au Barde ensuite de la susdite délibération pour représenter au Khasnadar le contenu d'icelle, ce Ministre après les avoir écoutés et avoir entendu les raisons alléguées ci-dessus leur promit d'en parler le soir même au Bey et qu'ils n'avaient qu'à revenir le lendemain qui est ce jourd'hui pour apprendre positivement les dernières intentions de Son Excellence. Les Sieurs Députés s'étant rendus à l'heure marquée chez le Khasnadar, ce Ministre leur dit qu'il n'avait pas manqué de faire part au Bey de ce qu'ils lui avaient dit hier et que même il avait fait tout ce qu'il avait pu auprès de S E. pour l'engager à changer de résolution et à se désister de sa nouvelle prétention, mais que le Bey n'avait pas voulu en démordre; qu'il se trouvait donc obligé de leur signifier de sa part que Son Excellence était toujours dans la résolution d'exiger de M. le Consul qu'il lui baisât la main ou qu'il n'allât plus absolument au Barde; que, bien plus, S. E., lui avait aussi ordonné de leur dire que lorsque les vaisseaux du Roi qu'il attendait tous les jours seraient arrivés, il prétendait le faire insérer dans le traité de paix (qu'à l'avenir les Consuls de France baiseraient la main aux Beys) et qu'en cas de refus de

devait pas obéir au Bey. Les choses en restèrent là jusqu'au 14 mai. A cette date, le Bey exigea que le Consul se soumît à sa volonté. Il y allait de la vie ; Jean-Louis Gautier dut obéir autant pour échapper à la mort que pour prévenir la ruine de tous ses nationaux. Une nouvelle délibération de la Nation, réunie le 14 mai 1740, nous fait connaître ce qui se passa ce jour-là. La voici in extenso; elle porte la signature de Gautier et des Français de Tunis :

« Ce jourd'hui quatorzième mai mil sept cent quarante, nous Jean Louis Gautier, Conseiller du Roi, Consul de France en cette ville et Royaume de Tunis, aurions fait assembler ce matin à huit heures la Nation française résidant en cette Echelle dans la Maison consulaire pour lui faire (1)..........

Seigneur Ali (1).....................

portant d'aller dans ce moment au Bardou pour lui baiser la main et en cas de refus de nous couper la tête et tout de suite 1 dite Nation étant toujours assemblée nous aurions fait appeler ces deux hampes (hambas) pour faire déposer à la Nation les susdits ordres du Bey afin qu'elle put en rendre témoignage. A cet effet, nous, députés et marchands français, déclarons avoir entendu la déposition des dits deux hampes qui est conforme à ce qui est mentionné ci-dessus, ce qui obligea M. le Consul que nous accompagnâmes d'aller au Bardou pour baiser la main au Bey (2) et lui faire compliment sur la prise de Kairouan. En témoin de quoi nous avons fait et signé la présente déclaration....

[ocr errors]

(Reg. des délibér. commencé en 1709 et fini en 1749)

1 part de ceux qui seraient nommés pour dresser ce traité d'insérer cette dernière clause, il déclarerait la guerre à la France. Sur quoi la Nation a délibéré qu'il ne convenait pas que M. le Consul baisât la main au Bey et qu'il se privât d'aller au Barde en conformité des ordres du Bey jusqu'à ce que la Cour en eut ordonné. »

(Reg. des délibér. commencé en 1709 et fini en 1749). (1) Le bas de la feuille, est déchiré. Les deux dernières lignes manquent.

(2) Contrairement à ce que dit Plantet, p. 316, note 1. D'après lui, Gautier n'aurait pas cédé et serait parti pour Marseille en laissant la gérance du Consulat au 1" député Crozet. Par contre, Rousseau, dans ses Annales tunisiennes, Alger 1864, p. 123, est

[ocr errors]

Si l'on connaît assez bien l'incident de 1740, il n'en est pas de même de la suppression de l'usage que la mauvaise humeur d'Ali Pacha avait fait adopter dans un jour de colère. Les deux lettres suivantes du Consul Schwebel au Ministre des Affaires Etrangères en 1836 donnent tous les éclaircissements possibles à ce sujet :

« Tunis, le 31 mai 1836.

« De Schwebel, Consul Général de France à Tunis, « à Thiers, Ministre des Affaires Etrangères, à Paris. "On m'annonce qu'un navire de commerce doit mettre à la voile ce soir pour Marseille. J'en profite à la hâte pour avoir · l'honneur d'informer V. E. de mon arrivée à Tunis, qui eut lieu avant hier matin, après une navigation de 5 jours sur la belle frégate l'Iphygénie, à bord de laquelle se trouvaient M. Ferd, de Lesseps et M. de Rabaudy, capitaine de vaisseau qui se rend au Levant pour y prendre le commandement de notre station.

Après avoir fait prévenir hier le Bey que je me rendrais aujourd'hui auprès de lui pour lui remettre mes lettres de créance, je suis allé ce matin au Barde, accompagné de M. Deval, de M. Rabaudy, de M. Parseval, Commandant de l'Iphygénie et d'une partie de son Etat-Major. Le Bey me reçut dans la salle où tous les matins il rend la justice en audience publique. A sa droite se trouvaient, son fils Ackmet, Bey du camp et d'autres personnes de sa famille. A sa gauche étaient le Saheb Tapa, premier Ministre, et quelques maures de distinction. M'étant approché du Bey à une distance de quelques pas je lui fis ma révérence à l'européenne et m'assis après sans lui baiser la main. L'omission de ce cérémonial fit changer à l'instant la mine du Bey, ses traits s'allongèrent, il paraissait tout ébahi, et après avoir adressé quelques paroles au Saheb Tapa il me fit exprimer par son Interprète la surprise que lui causait l'oubli d'un usage observé par tous les Consuls et me demanda une explication à cet égard. Je lui répondis que ce n'était point par oubli que je m'étais écarté de cet usage mais parce que j'y avais été autorisé par le Gouvernement du Roi qui avait jugé qu'une

exact en ce qui concerne cet incident. L'erreur du copiste de Plantet est assez inexplicable, le registre des délibérations en question portant sur la couverture: « Au fo 91 M. Gautier, Consul, fit assembler les négociants au sujet d'Aly Bey, qui l'obli«gea à lui baiser la main. Au fo 92 une 20 assemblée pour le « même sujet; au f° 93 une 30 assemblée pour le même sujet. » Ce troisième procès-verbal pouvait donc passer difficilement inaperçu.

étiquette inusitée dans les cours chrétiennes et même à Constantinople et qui ne s'accordait point avec la dignité du représentant de la nation française ni avec la position qu'il doit occuper à Tunis, ne saurait subsister plus longtemps. Le Bey me dit alors que l'usage en question établi depuis un temps immémorial était devenu pour lui un droit qu'il devait soutenir et dont il ne consentait point à être dépouillé, qu'il protestait contre sa suppression et qu'il en réfèrerait directement au Gouvernement du Roi et, qu'en attendant, la question devait restér en suspens. Après cette explication, qu'avait précédé la remise des lettres du Roi, le Bey devenu plus calme, s'informa ensuite de la santé de S. M. et de la famille Royale et parut écouter avec intérêt les détails que je lui donnais à cet égard, et sur le voyage de nos Princes en Allemagne.

« Après l'audience du Bey je fis une visite à son fils Sidi Hamed et au Saheb Tapa; l'un et l'autre me firent tout accueil et ne laissèrent pas apercevoir le déplaisir qu'ils devaient avoir éprouvé de ce qui s'était passé à l'audience du père.

« La sensation qu'a produit au Barde l'omission du baise main de ma part fait voir combien les Maures attachent d'importance à cette étiquette qui flattait leur orgueil en humiliant les chrétiens qui sont toujours l'objet de la haine et du mépris de la plupart d'entr'eux. Malgré cela et quelque vif que fût le déplaisir qu'a causé au Bey cette innovation, je ne pense pas qu'il veuille donner suite à ce qu'il a dit dans le premier moment de sa mauvaise humeur. Il s'y résignera quand il se sera convaincu que je ne me suis affranchi de cette humiliante étiquette qu'avec l'autorisation de mon Gouvernement. »

« Du même au même.

« Tunis, le 5 juin 1836.

« Je suis à même aujourd'hui de compléter ce que j'ai eu l'honneur de vous mander au sujet de la suppression du baise main, en informant V. E. que le Bey, ainsi que je l'ai prévu, s'est résigné à l'abolition de cet usage sans discussion ultérieure. Voici ce qui s'est passé à cet égard.

« Le surlendemain de mon audience ayant appris le retour au Barde du sieur Raffo, que la pêche du thon avait tenu éloigné de Tunis depuis quelques jours, j'envoyai M. Duchenoud auprès de lui pour l'entretenir, d'abord de quelques réclamations particulières, et ensuite pour chercher à savoir si, et comment, le Bey entendait donner suite à ce qu'il m'avait dit relativement à la suppression du baise main, et à obtenir une explication sur le sens qu'il attachait à ces mots que les choses resteraient suspendues » dont il s'était servi. A la suite de l'entretien que mon Chancelier eut avec M. Raffo, et dans lequel ce dernier avait

cherché à atténuer l'impression qu'avaient fait sur moi les paroles de son maître, il me fut adressé, encore le même jour, une invitation du Bey de me rendre au Barde pour recevoir l'explication que je désirais. Après m'être assuré que j'étais appelé à une entrevue avec le Bey même, je me rendis le 4 au Barde et lorsque ce prince eut quitté la salle de la justice et fut rentré dans ses appartements je fus introduit auprès de lui par M Raffo. Il y avait avec lui son fils Ahmed, l'ancien Saheb Tapa Si Chakir et le Saheb Tapa Mustapha. Aussitôt que je fus assis, le Bey m'adressa la parole et me dit, qu'ayant pris connaissance des lettres du roi il y avait trouvé les assurances les plus satisfaisantes de la continuation des sentiments d'amitié et de bienveillance de S. M., que lui, de son côté, désirait faire tout ce qui pouvait entretenir la bonne harmonie qui existe entre les deux nations, qu'en conséquence de ce désir il s'abstiendrait de toute objection contre l'abolition du baise main, voyant que ce cérémonial déplaisait au Gouvernement du roi, que d'ailleurs il attachait peu d'importance au maintien de cet usage, bien qu'il existât depuis de longues années, qu'il n'en résultait ni diminution, ni accroissement de sa considération et de sa puissance. Il ajouta ensuite que, quant à l'expression dont il s'était servie, « que les choses resteraient suspendues », ces paroles n'avaient eu rapport qu'à ce seul point d'étiquette, lequel étant maintenant mis hors de discussion, elles devaient être regardées comme non avenues. Après cette explication je dis au Bey que je voyais avec plaisir qu'il abandonnait un usage que le Gouvernement du roi jugeait contraire à la dignité de ses Agents à Tunis et dont la suppression ne pouvait nullement être attribuée à une diminution de la considération que le roi avait pour lui, que S. M. était son ami le plus sincère, que les dispositions bienveillantes dont il avait reçu une preuve, il n'y a pas longtemps, étaient toujours les mêmes et que je le priais de croire que je mettrai tous mes soins à ce que ma conduite, et toutes mes relations avec lui s'accordent avec ces sentiments de mon souverain.

« Pendant tout cet entrétien les traits du Bey ne se sont pas rassérénés un instant, aucun regard bienveillant n'est tombé sur moi, aucune parole bienveillante ne m'a été adresséé, et je suis persuadé que l'indifférence qu'il témoignait à l'égard de ce cérémonial aboli n'était que simulé et qu'il en a éprouvé le plus vif dépit. Malgré cela il a su gagner sur lui d'annoncer le même jour au Consul Sarde qui venait le voir qu'il le dispensait du baise main de même que tous les Consuls qui se trouvent ainsi redevables à la France d'être affranchis à l'avenir de ce cérémonial humiliant. »

Pierre GRANDCHAMP.

« PrécédentContinuer »