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à l'action isolée dans les voies commerciales; accepter la guerre et tenter violemment d'arrêter et de ruiner, s'il était possible, le nouveau commerce des Portugais.

Quels furent, dans les conseils de la république, les défenseurs, s'il y en eut, de la concurrence pacifique et commerciale? Combien de temps la république hésita-t-elle, si elle hésita, entre les deux politiques qui s'offraient devant elle? Nous ne savons. Nous ne connaissons ses déterminations qu'à une époque postérieure de deux ou trois années à la dépêche de 1501, quand les progrès continus des explorations portugaises et la dépréciation énorme des prix de l'épicerie à Venise redoublaient l'anxiété du gouvernement et de la nation.

La république ne songeait plus alors qu'à une chose, sans oser la poursuivre ouvertement. A tout prix, elle cherchait à entraver le nouveau commerce des Portugais; mais elle ne voulait pas encore faire la guerre au roi Manuel, et, en attendant, elle cherchait à agir dans les Indes par l'intermédiaire et l'influence des sultans du Caire. Politique irrésolue et languissante, peu digne de la grandeur de Venise, et qui ne suffit pas à conjurer le péril.

En 1503, en même temps que la république entretient des agents à Lisbonne chargés de l'instruire exactement de tous les arrivages des Indes, elle envoie Benoît Sanudo au Caire pour conférer secrètement avec le sultan des événements qui menaçaient également l'Adriatique et l'Égypte. Nous ne savons presque rien de cette mission. Nous avons heureusement les instructions confidentielles remises par le conseil des Dix à François Teldi l'année suivante (1504), en l'envoyant

comme agent intime auprès de Kansou-al-Gouri. L'inquiétude profonde du gouvernement de Saint-Marc s'y révèle dans toutes ses recommandations. Déclarer la guerre aux Portugais, provoquer contre eux les défiances et l'hostilité des rois de l'Inde, il est décidé à tout quand l'occasion sera favorable; s'il hésite en ce moment à faire une démonstration belliqueuse qui soulèverait la colère des rois chrétiens, c'est devant la difficulté de l'entreprise et devant la seule crainte de l'insuccès qu'il s'arrête. Il cherche à concerter d'autres moyens avec le sultan; tous lui seraient également bons; il sent surtout qu'il faut négocier dans le plus grand secret, afin de ne pas éveiller l'attention des princes d'Europe et de la cour de Rome.

Teldi devra se rendre de nouveau au Caire comme un simple négociant particulier, et continuer à s'occuper du commerce des bijoux, qui lui a procuré déjà de hautes relations parmi les émirs. Il devra employer toute son industrie à obtenir une audience privée du sultan; et là seulement, quand il se trouvera seul devant Sa Hautesse, solus cum solo, il montrera les lettres de créance de la république, et abordera aussitôt cette grave matière du commerce des Indes: materia de singular et incomparabile importantia. Il ne cachera rien de l'immense préoccupation du conseil au prince; il lui confirmera tout ce que Benoît Sanudo lui a déjà dit; il remerciera Sa Hautesse de la réponse récemment apportée à Venise par le vénérable gardien du mont Sion. Dans une négociation aussi importante, dans une occurrence où les intérêts de la république et les intérêts du sultan sont identiques, il faut tout se dire sans ré

serve; il faut chercher ensemble les mesures les plus efficaces et se préparer le plus secrètement possible contre l'ennemi commun. Venise en fait l'aveu; elle n'est pas en état actuellement de s'opposer par la guerre au nouveau commerce. Plus de quatre mille milles séparent le Portugal du fond de l'Adriatique; d'ailleurs le roi d'Espagne, maître aujourd'hui du royaume de Naples, qu'il a conquis sur les Français, n'abandonnerait pas le roi Emmanuel son gendre. Il est impossible à la république de combattre contre de tels alliés, que servirait encore le vif mécontentement du pape.

Sans doute, comme le sultan le propose, il est bon de réunir en Égypte d'immenses quantités d'épiceries; mais ces approvisionnements, propres à faire baisser momentanément le prix des denrées indiennes à Lisbonne, n'occasionneront qu'un léger désavantage au marché portugais. Pour ruiner, s'il est possible, ce commerce, il faut l'atteindre dans sa source même, avant qu'il ait pris plus de développement. Tout en continuant à faire venir de grandes quantités de poivre, de cannelle et autres produits orientaux, dont la vente amoindrira toujours les bénéfices des Portugais, il faut que le sultan envoie sans tarder des ambassadeurs aux rois et aux rajahs de l'Inde, afin de les engager à repousser les étrangers qui veulent s'établir dans leur pays, et à continuer à vendre leurs denrées aux seuls marchands de l'Égypte et de la Syrie, comme ils ont fait jusqu'à présent. Il faut encourager au plus tôt les rois de Calicut et de Cambaye, qui ont refusé les propositions des Portugais, à persévérer dans leur prudente politi

que; il faut enfin montrer aux rois de Cochin et de Cananor qu'en accueillant les Européens ils s'exposent aveuglément aux plus grands dangers. Tant qu'ils se sentiront faibles, les Portugais vivront en bonne intelligence avec les indigènes, en cherchant toujours à augmenter leur commerce et leur nombre à côté d'eux. Dès qu'ils pourront se suffire à eux-mêmes, ils chercheront à se fixer pour toujours dans le pays, et le premier usage qu'ils feront de leur force sera de chasser ou de dépouiller les princes imprévoyants dont ils sollicitent aujourd'hui humblement la bienveillance et l'hospitalité.

Tel dut être et tel fut certainement l'entretien de Teldi avec le sultan. La conduite de la république de Venise répondit aux conseils qu'elle donnait au Caire. Les sultans agirent conformément à ces conseils. Mais le concert et l'action commune de tous ces intérêts ne purent créer que de passagères entraves au mouvement invincible qui poussait les Portugais et l'Europe à leur suite vers les Indes. Les sultans d'Égypte finirent par accueillir les marchands portugais jusque dans la mer Rouge; et Venise, irrévocablement atteinte dans la source première de son commerce, dut se résigner à la décadence.

De nos jours, l'Égypte a vu se réaliser, pour le bien du monde entier et par la glorieuse initiative de la France, une rénovation inverse à celle qu'elle tenta vainement d'entraver au seizième siècle. Le cap de Bonne-Espérance est délaissé à son tour. Nulle puissance n'a pu empêcher le commerce et l'industrie de l'Occident de retrouver par l'isthme de Suez, rendu à

la navigation, la voie directe de ces immenses marchés qui leur sont nécessaires, qu'approvisionnent trois cents millions d'habitants, et que la Providence semble avoir dotés d'une richesse et d'une incomparable variété de productions pour être les réserves inépuisables du genre humain.

1487-1518.- Les découvertes des Portugais ne nuisent pas directement au commerce de Barbarie.

Pendant que s'agitaient entre le Caire et Venise les graves questions soulevées par l'établissement des Portugais dans les Indes, les rapports des nations chrétiennes et de Venise elle-même avec l'Afrique occidentale avaient pu continuer sans obstacles et sans changements, parce que ces rapports trouvaient en eux-mêmes leurs propres ressources. Dans le mouvement général du commerce de la Méditerranée, les échanges avec la Mauritanie n'avaient jamais eu qu'une importance secondaire. Au moyen âge comme dans l'antiquité, les grandes relations commerciales furent toujours dirigées vers ces trois points de l'Orient la mer Noire, l'Égypte et la Syrie, dont les routes convergeaient toutes vers les pays d'où venaient les marchandises les plus précieuses et les plus nécessaires au luxe et à la vie commune: les épiceries, les parfums, les bijoux, les métaux et les tissus précieux. Mais ces objets recherchés et de haute valeur ne remplaçaient pas les marchandises encore considérables et assez variées que donnaient le Magreb et les contrées limitrophes : le sel, le blé, les laines, les cuirs, le coton, la cire,

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