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tenir une correspondance avec le Chiite et de vouloir me livrer à lui. » Le vizir protesta de son innocence et ne chercha plus à le retenir. Ziadet-Allah se mit alors à emballer ses trésors, ses pierreries, ses armes et tous les objets précieux qu'il pouvait emporter; ses courtisans imitèrent son exemple, et, à l'entrée de la nuit, ils se trouvèrent prêts à partir. Le prince choisit alors mille individus parmi ses serviteurs esclavons et les chargea chacun d'une ceinture contenant mille pièces d'or. Il fit placer sur des montures celles d'entre ses concubines qu'il affectionnait le plus, ainsi que les femmes dont il avait eu des enfants, et il se disposait à commander le départ quand une de ses esclaves musiciennes se présenta devant lui, un luth à la main, et lui chanta un air dont les paroles étaient :

Je n'ai jamais oublié comment, au jour de notre séparation, elle se tenait devant nous, les yeux inondes de larmes.

Je pense encore à ses paroles quand la caravane se mit en marche : « Comment, seigneur ! vous nous abandonnez et vous partez?»

En entendant ces paroles, Zîadet-Allah versa des larmes, et ayant fait décharger un des mulets qui portaient ses trésors, il y fit placer cette jeune fille. Il avait appris la nouvelle de la défaite de ses troupes lorsqu'on venait d'achever la prière du soir, et avant que le moëdden eût annoncé celle de la nuit close, il avait quitté Raccada et pris la route de l'Egypte. Les habitants le suivirent par bandes, et marchèrent à la lueur de flambeaux. Abd-Allah-Ibn-es-Saïgh rassembla alors ses esclaves, ses bagages et ses trésors, avec l'intention de se rendre à Lamta où un navire se tenait tout prêt pour le transporter en Sicile; il avait craint d'accompagner Zîadet-Allah, parce que la plupart des favoris de ce prince le détestaient et auraient pu décider leur maître à le tuer; déjà ils lui avaient fait accroire calomnieusement que son vizir était en correspondance avec le Chîite.

L'historien dit : Quand le peuple [de Cairouan] apprit la fuite de Zîadet-Allah, il se porta à Raccada et pilla la ville ainsi que les palais de ce prince. On y pratiqua des fouilles, espérant trouver des trésors cachés ; on arracha les serrures qui garnis

saient les portes, on enleva les divans de parade et on emporta tout le mobilier. Au bout de six jours, la cavalerie du Chîite parut aux environs de la ville, et l'aspect seul de ces troupes mit fin à l'œuvre de dévastation.

Un grand nombre d'officiers, d'esclaves et de chefs de bureaux qui n'avaient pas accompagné Ziadet-Allah se dispersa dans les autres villes de l'empire.

Quand Ibrahim-Ibn-Abi-'l-Aghleb arriva à Cairouan et apprit le départ du prince, les soldats qui l'avaient rejoint s'en allèrent chacun chez soi. Abandonné de ses hommes, Ibrahim entra au palais du gouvernement et fit proclamer une amnistie générale. L'ordre étant ainsi rétablie, les jurisconsultes, les notables de la ville, et une foule immense se rassembla à la porte du palais et le nommèrent souverain. Il leur représenta alors que la mauvaise conduite de Ziadet-Allah avait perdu l'état, encouragé ennemi et l'avait même établi au cœur du royaume; il parla ensuite du Chiite et des Ketema, les dépeignant comme coupables des forfaits les plus horribles, et il finit par demander leur concours et et appui: «Mon seul désir, dit-il, est de protéger vos familles, vos personnes et vos biens; aidez-moi avec dévouement à accomplir cette tâche; mettez à ma disposition des hommes et de l'argent afin que je puisse défendre l'honneur de vos femmes et vous sauver vous-mêmes d'une mort certaine. » A cette adresse ils répondirent: « Notre dévouement est acquis à vous ou à tout autre qui nous gouvernera; mais, quant à l'argent, nous n'en avons pas de quoi vous satisfaire, et pour combattre, nous. n'avons ni les moyens ni l'habitude. D'ailleurs, vous vous êtes déjà mesuré avec l'ennemi; vous aviez autour de vous des guerriers intrépides et des chefs puissants; le trésor public était à votre disposition, et cependant, vous n'avez pas réussi ; comment donc espérer triompher par notre secours? Nous voulons garder notre argent pour racheter nos vies. » Leur ayant adressé encore la parole et ayant reçut la même réponse: « Eh bien! dit-il, voyez quelles sommes se trouvent entre vos mains à titre de dépôts et consignations, et pretez-moi cet argent; je ferai alors annoncer que je vais distribuer des arrhes, et je pourrai ainsi rassembler

des troupes. >> << Cette mesure ne vous profiterait pas, lui répondirent-ils; car le peuple désapprouverait une telle conduite. >> Voyant qu'il ne pouvait rien espérer d'eux, il leva la séance. Les assistants firent connaître le résultat de cette conférence à la foule qui s'était rassemblée autour du palais. Aussitôt la lie du peuple s'ameuta contre Ibrahîm et l'accabla d'injures : « Allez-vous en [ lui crierent-ils; laissez-nous ! nous n'avons aucun besoin de vous ! nous ne voulons pas être à vos ordres. » Ibrahîm n'eut pas plutôt entendu ces paroles qu'il saisit ses armes, et, suivi de ses compagnons qui avaient imité son exemple, il se précipita hors de la porte, mit la canaille en déroute, et s'élançant sur son cheval, il partit au grand galop avec ses amis. Les gens de la ville les poursuivirent en leur lançant des pierres. Tous les chefs qui n'avaient pas accompagné Ziadet-Allah, et qui craignaient pour leur propre sûreté, s'empressèrent de joindre Ibrahim, et ils se rendirent tous auprès de leur souverain. Le Chîite vint alors occuper Raccada, et ainsi finit la dynastic des Aghlebides.

§ LIV.

ZIADET-ALLAH FAIT MOURIR IBN-ES-SAÏGH.

EN ORIENT OU IL FINIT SES JOURS.

IL SE REND

L'historien dit : Zîadet-Allah avait déjà quitté Raccada quand Ibrahîm-Ibn-Abi-'l-Aghleb vint le joindre avec tous les hommes qu'il avait pu rallier autour de lui. Le prince se vit ainsi entouré d'une troupe nombreuse et se dirigea vers Tripoli. A son arrivée dans cette ville, il fit chercher Ibn-es-Saïgh et, ne le trouvant pas, il demeura convaincu de la vérité des insinuations qu'on avait dirigées contre ce vizir au sujet de la correspondance qu'il aurait entretenue avec le Chîite. Les compagnons de Ziadet-Allah renouvelèrent alors leurs accusations, et ils parlaient encore de la trahison du vizir quand ce ministre vint débarquer à Tripoli, où le navire, qui devait le porter en Sicile, avait été poussé par des vents contraires. Il alla tout de suite trouver le prince, qui lui reprocha amèrement de ne l'avoir pas accompagné, mais il parvint à se justifier en lui répondant qu'il s'était chargé d'une quantité de ballots trop lourds pour être transportés par terre. Les com

pagnons de Ziadet-Allah apprirent avec dépit que leur maître avait bien accueilli le vizir, et, étant allé le trouver, ils lui déclarèrent qu'lbn-es-Saïgh l'avait trompé et qu'il était parti avec l'intention de se rendre en Sicile : <«< Voici, dirent-ils, l'homme qui vous a fait perdre votre royaume et qui a travaillé à renverser votre autorité; voici l'homme qui a écrit au Chîite de vous attaquer. » Ces paroles réveillèrent la colère de ZîadetAllah et il livra le vizir à Rechid, un de ceux qui s'étaient ligués contre lui. Rechîd le décapita de sa propre main, et la tête de sa victime fut précipitée dans un égoût, après avoir servi de jouet aux jeunes gens de la ville. On rapporte que le Chîi déclara positivement qu'Ibn-es-Saïgh ne lui avait jamais écrit.

:

L'historien dit Après avoir passé dix-sept jours à Tripoli, Ziadet-Allah prit la route de l'Egypte. La tentative faite à Cairouan par Ibn-Abi-'l-Aghleb pour se faire déclarer souverain l'avait irrité au point qu'il refusa de le voir, ainsi qu'un autre chef, El-Mosab-Ibn-Zerara, qui avait aussi encouru son déplaisir. Les ennemis de ces officiers profitèrent du momeut favorable afin de les perdre tout-à-fait ils représentèrent à Ziadet-Allah qu'Ibrahîm et El-Mosab attaquaient sa conduite et parlaient de lui avec un profond mépris; qu'il les tenait maintenant en son pouvoir et qu'il devait bien s'imaginer les extrêmités auxquelles ils seraient capables de se porter, si jamais ils entraient en Egypte. Il se décida alors à les tuer, mais ils échappèrent au danger et arrivèrent à Alexandrie. Le gouverneur de cette ville les prit sous sa protection et les envoya au Caire où ils arrivèrent avant Zîadet-Allah. Ils eurent ensuite une entrevue avec Eïça-en-Noucheri, qui commandait au Caire, et lui racontèrent les méfaits de Ziadet-Allah, auquel ils attribuèrent même l'intention de se rendre maître de l'Egypte. A la suite de cet entretien, En-Noucheri prit la résolution d'empêcher Zîadet-Allah d'entrer dans la ville jusqu'à ce que la cour [de Baghdad] lui eût fait connaître ses intentions. Des espions que Zîadet-Allah entretenait au Caire l'ayant instruit de ce qui venait de se passer, il fit partir Ibn-el-Cadîm avec une lettre pour En-Noucheri dans laquelle, après beaucoup de compliments flatteurs, il le pria

de faire disposer une maison pour sa réception, lui annonçant qu'il se proposait d'y attendre le retour du messager qui venait d'être expédié à Baghdad. Il arriva au Caire peu de temps après Ibn-el-Cadim, et s'étant établi dans l'hôtel d'Ibn-el-Djassas, il fit loger les gens de sa suite dans différentes maisons de la ville. Après y être resté huit jours, il partit pour se rendre à Baghdad; mais arrivé à Ramla [en Palestine], il s'aperçut que ses principaux officiers l'avaient abandonné et qu'un de ses pages s'était enfui avec une somme de cent mille pièces d'or. Ce jeune homme retourna en Egypte et obtint une place parmi les pages d'EnNoucheri. Ziadet-Allah écrivit à la cour de Baghdad pour s'en plaindre, et il obtint un ordre par lequel En-Noucheri fut invité de renvoyer tous les rétardataires auprès de leur maître. S'étant ainsi fait rendre ses compagnons et ses pages, il se mit en route pour Racca, d'où il écrivit au vizir, Ibn-el-Forat, le priant d'obtenir pour lui du khalife El-Moctader-Billah la permission de se présenter à la cour. Pour réponse, il reçut l'ordre de rester à Racca, en attendant la décision du khalife. Il y demeura un an, et s'y vit, enfin, abandonné de ses officiers et frustré dans tous ses projets. Il avait emmené avec lui quelques eunuques d'une grande beauté, et comme il s'amusait, pendant son séjour à Racca, à boire du vin et à entendre de la musique, le magistrat chargé de la police (mohteceb) adressa une plainte contre lui au cadi et amena une fille qui déposa avoir vu Zîadet-Allah se livrer à des débauches honteuses avec ces eunuques. Par suite de cette déclaration, le cadi l'obligea de les vendre. Après avoir employé tous les moyens de sollicitation afin d'obtenir la permission d'aller voir El-Moctader, Ziadet-Allah rentra en Egypte où il trouva En-Noucheri et Ibn-Bestam. Le khalife avait écrit à ces fonctionnaires de mettre des troupes à la disposition de Zîadet-Allah et de lui fournir, sur les revenus de l'Egypte, assez d'argent pour entretenir cette armée jusqu'à sa rentrée en Maghreb, afin qu'il pût aller se venger de sa défaite et recouvrer son royaume. Il fit son entrée au Caire avec deux épées suspendues au côté. En-Noucheri le conduisit alors hors de la ville et lui dit de se tenir prêt à partir, puisqu'il allait bientôt recevoir

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