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§ XLVI. REGNE D'ABOU-ISHAC-IBRAHIM, FILS D'ARMED, FILS DR MOHAMMED, FILS D'EL-Aghleb.

Ibn-er-Rakik raconte ce qui suit Avant de mourir, Abou'lGharanic fit publiquement reconnaître son fils Abou-l'Eical comme successeur au trône, et il obligea son frère Ibrahîm-IbnAhmed de se rendre à la grande mosquée de Cairouan et d'y faire cinquante fois de suite le serment de ne rien entreprendre contre l'autorité du jeune prince. Cette cérémonie eut lieu en présence des cheikhs de la famille Aghleb, des cadis et des docteurs de Cairouan. A la mort d'Abou-Gharanîc, le peuple alla trouver Ibrahîm qui était alors gouverneur, et l'invita à se rendre au château [d'El-Casr-el-Cadim] et monter sur le trône. L'excellente conduite d'Ibrahîm dans son administration lui avait valu cet hommage. Il leur répondit par ces paroles : « Vous savez que mon frère a déclaré son fils successeur au trône par un acte solennel, et qu'il m'a fait jurer cinquante fois que je ne chercherais pas à arracher le pouvoir au jeune prince, et que même je ne mettrais pas le pied au château. » — « Eh bien ! lui dirent-ils, nous ne lui permettrons pas de régner; nous ne le voulons pas pour souverain et nous l'empêcherons bien de Fêtre d'ailleurs, aucun engagement ne nous lie envers lui. » Alors Ibrahîm monta à cheval et sortit de Cairouan, accompagné par la majeure partie des habitants. Arrivé au château, il y pénétra de vive force et reçut sur le champ les hommages des cheikhs de Cairouan, des notables et de plusieurs membres de la famille Aghleb. Aussitôt revêtu du pouvoir, il fit écrire à tous les gouverneurs provineiaux et aux collecteurs d'impôts, leur ordonnant de bien s'acquitter de leurs devoirs et de traiter ses sujets avec douceur. Il confia la place de chambellan à Mohammed-Ibn-Corhob.

Au mois de Safer de l'an 263, Ibrahîm fit commencer la construction [du château] de Raccada, (la dormeuse) et il s'y installa avant que l'année fut écoulée. L'historien déja cité nous apprend que ce château avait quatorze mille coudées de tour et qu'il n'y avait pas en Ifrikïa de lieu où l'air fût plus pur, le climat plus

tempéré et les champs mieux fleuris. Il rapporta anssi qu'il avait entendu dire à un investigateur curieux de la signification des noms, qu'à Raccada l'on souriait sans motif et l'on était gai sans

cause.

La ville de Syracuse en Sicile fut prise sous son règne. Celle conquête fut achevée dans le mois de Ramadan, 264 (mai-juin 878) par une armée expéditionnaire sous les ordres d'AhmedIbn-el-Aghleb. La garnison, qui était composé de plus de quatre mille infidèles, fut passée au fil de l'épée, et on y fit un butin comme on n'en trouva jamais dans aucune des villes des polythéistes. La place fut emportée après un siége de neuf mois; les musulmans y restèrent encore deux mois, puis ils la détruisirent et s'en allèrent.

En l'an 264, les moulas qui se trouvaient dans El-CasrCadîm se révoltèrent contre Ibrahîm et interceptèrent toute communication entre Raccada et Cairouan. Il avait ordonné la mort d'un de leurs camarades appelé Matrouh-Ibn-Omm-Badir, et cela avait suffi pour les précipiter dans la rébellion. Aussitôt après, une foule immense sortit de Cairouan pour les attaquer. En face de cette démonstration, les insurgés cédèrent à la crainte et demandèrent grâce, ce qu'on ne leur refusa pas. A quelque temps de là, vint l'époque de distribuer la solde aux troupes, et comme Ibrahîm devait tenir une séance au Château d'Abou'lFeth, tous les moulas allèrent recevoir ce qui leur revenait. Au moment où chacun d'eux se présentait à son tour, Ibrahîm lui enlevait son 'épée, et les ayant ainsi tous désarmés, il fit fouetter les uns et mettre en croix les autres. Plusieurs de ces malheureux furent enfermés dans la prison de Cairouan où on les garda jusqu'à leur mort; mais un certain nombre d'entre eux parvint à se réfugier en Sicile. Après cette exécution, Ibrahîm donna l'ordre d'acheter un grand nombre de nègres auxquels

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1 Ces moulas ou affranchis étaient probablement les descendants des esclaves nègres que le premier souverain aghlebide avait installés dans le Vieux-Château.

Le mot arabe est abid.

il fournit des habillements et des montures, et qu'il employait dorénavant dans ses guerres. Ces nouvelles troupes se distinguèrent par leur bravoure et leur force physique.

En l'an 265 (878-879), El-Abbâs, fils d'Ahmed-Ibn-Touloun, [souverain de l'Egypte] se révolta contre son père et passa à Barca où il réunit autour de lui beaucoup de partisans. Ibrahîm fit partir son chambellan, Mohammed-Ibn-Corhob, pour chasser l'intrus, mais les troupes de ce général furent mises en déroute à Ouadi-Ourdaça, et il se trouva obligé de battre en retraite. El-Abbas vint alors s'emparer de Lebida et, de là, il s'avança jusqu'à Tripoli qu'il assiégea pendant quelques jours. Ibrahîm se décida alors à marcher en personne contre cet aventurier, et il avait déjà atteint la ville de Cabes quand Ibn-Corhob vint lui apporter la nouvelle d'une défaite sanglante qu'El-Abbas avait éprouvée et dans laquelle il avait perdu une grande partie de

ses trésors.

En l'an 268 la disette fut extrême, et le blé se vendait à raison de huit pièces d'or (dinars) le cafiz, mesure qui équivaut à un ardeb et quart, mesure égyptienne 1. Le peuple mourait de faim, et tel fut le manque de vivres que quelques-uns d'entre eux se nourrirent de chair humaine.

Sous le règne d'Ibrahim, la tribu d'Ouzdadja refusa d'acquitter ses impôts et défit les troupes que son gouverneur, ElHacen-Ibn-Sofyan, avait amené contre eux. El-Hacen fut contraint de se réfugier dans Bédja, et Ibrahîm dut faire marcher son chambellan, Ibn-Corhob, contre les révoltés. Ce chef alla se poster à El-Mechar, montagne qui s'élève sur le territoire des Ouzdadja, et, de ce lieu, il envoya sa cavalerie les harasser, matin et soir, jusqu'à ce qu'ils se soumirent et donnèrent des ôtages.

Il marcha ensuite contre les Hoouara qui s'étaient mis, depuis quelque temps, à dévaster les pays voisins et à intercepter les communications. Malgré la promesse de pardon qu'il s'empressa

1 L'ardeb ou boisseau, varie beaucoup suivant les lieux ; ainsi au Caire il pèse 146 kilogrammes, et, à Rosette, 220 kilogrammes.

de faire, ils refusèrent de se soumettre, mais cette obstination attira sur eux un chatiment sévère; il les attaqua, les mit en déroute, pilla et incendia leurs habitations. Il se retira alors et, bientôt après, les Hoouara rentrèrent dans l'obéissance. Ce fut ensuite les Louata qui se révoltèrent. Cette tribu rassembla ses forces, et après avoir pillé la ville de Carna qu'elle venait d'assiéger et d'emporter dans l'espace de quelques jours, elle se tourna contre Bédja et Casr-el-Ifriki. Mohammed-Ibn-Corhob, chargé par Ibrahîm de les faire rentrer dans le devoir, essuya une défaite. Dans sa fuite, son cheval tomba sous lui et le mit au pouvoir des révoltés qui le tuèrent sur-le-champ. Cet événement eut lieu dans le mois de Dou'l-Hiddja de l'an 268 (juinjuillet 882). Outré de colère à cette nouvelle, Ibrahîm plaça les milices, les [contingents des tribus] alliées et ses esclaves sous les ordres de son fils, Abou- 'l-Abbas, et les fit partir en toute hâte. Ceci eut lieu en l'an 268. Prévenus de l'approche de cette armée, les Louata s'enfuirent, mais Abou-'l-Abbas les atteignit à Bedja et leur tua beaucoup de monde. Le reste se dispersa de tous les côtés.

En l'an 278 (891-2), Ibrahim apprit que plusieurs de ses eunuques et esclaves slavoniens avait comploté sa mort et celle de sa mère; aussi les fit-il tous périr. Ce fut quelque temps après qu'il tua ses propres filles: Cette même année, il massacra, dans Raccada, les hommes les plus marquants de la ville de Belezma. Il avait déjà marché en personne contre eux, mais ne pouvant réussir à leur faire accepter le combat, il s'était retiré en déclarant qu'il leur pardonnait leur conduite passée. Bientôt après, une députation de la province du Zab étant arrivée à la cour, il lui assigna pour logement un espèce de grand fondouc [ou caravanseraï] qui était situé dans la ville de Raccada; leur fixant un ample traitement qu'il accompagna d'un cadeau de pelisses et d'autres marques d'honneur. Ces témoignages de bonté attirèrent à la ville d'autres personnes de la même province, de sorte qu'à peu près mille individus s'y trouvaient rassemblés. Ibrahîm se hâta de mettre cette occasion à profit et les fit attaquer par ses troupes. Comme ils essayèrent de résister, un combat eut

lieu dans lequel ils succombèrent 1. Cet événement eut pour résultat final la chute de la dynastie aghlebide; en effet, le peuple de Belezma avait soumis les Ketama et les traitait comme des esclaves, les obligeant à payer la dîme et les aumônes légales ; mais la conduite d'Ibrahîm envers les oppresseurs des Ketama délivra ceux-ci de la tyrannie qui les accablait et les mit en état de pouvoir prêter, plus tard, un appui efficace au Chîite [précurseur des Fatemides]. La même année, Ibrahîm acheta et habilla des esclaves nègres, au nombre de cent mille, et les plaça sous les ordres des [eunuques] Meimoun et Rached auxquels il confia la garde du palais. Vers la même époque, le chambellan Ibn-es-Samsema avec ses frères et ses parents furent mis à mort par l'ordre d'Ibrahim. L'officier qui le remplaça et qui se nommait El-Hacen-Ik n Naked, avait exercé d'autres charges, dont l'une était le gouvernement de l'île de Sicile. La même année, au mois de Redjeb, des troubles éclatèrent dans la province d'Ifrikïa Tunis, la péninsule de Cherîk, le pays de Satfoura et les villes de Bédja, Camouda et Laribus se révoltèrent contre Ibrahim; mais les chefs de l'insurrection se tinrent chacun dans son territoire au lieu de réunir leurs forces contre l'ennemi commun. De toute la province, il ne restait à Ibrahîm que les districts situés sur la côte orientale. Frappé du danger qui le menaçait, il entoura Raccada d'un retranchement, et après avoir appelé auprès de lui les personnes sur lesquelles il pouvait compter et les nègres qu'il avait au château, il fit venir un cheikh de la tribu des Beni-Amer-Ibn-Nafé et lui demanda son avis. Cet homme lui répondit : « S'ils s'empressent d'agir contre toi sans attendre jusqu'à ce que la dissension se mette dans leurs conseils, je crains qu'ils ne te fassent beaucoup de mal; mais, s'ils tardent à agir, tu pourras en faire tout ce que tu voudras.» Quand le cheikh se retira, Ibrahim dit à son fils Abou-'l-Abbas : << Vas l'enfermer chez toi; il faut empêcher que ce conseil ne se

L'auteur du Baïan, qui place ce massacre en l'an 280, nous apprend que ces gens de Belezma étaient d'origine arabe, les uns descendants des premiers conquérants, et les autres des anciens miliciens.

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