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Plus loin l'historien dit : quand Ibrahîm fut revêtu du pouvoir, il comprima les factions qui désolaient le pays, et tint la province d'une main ferme, tout en la gouvernant avec douceur. Par ses ordres, les hommes pervers qui étaient dans l'habitude de résister aux gouverneurs et de se révolter contre eux furent conduits à Baghdad. Il fit bâtir un château pour lui servir de lieu de plaisance 1, et ensuite il y transporta secrètement des armes et de l'argent. En même temps il donna le plus grand soin au bien-être de ses troupes afin de s'assurer leur obéissance, et il supporta avec patience leurs mœurs brusques et grossières. Plus tard, il se mit à acheter des nègres sous le prétexte d'en former des ouvriers en tout art et métier, afin de n'avoir plus recours aux services [forcés] de ses sujets, et ensuite il en acheta d'autres, destinés à porter les armes de ses soldats auxquels il fit accroire qu'en les allégeant d'un tel fardeau il leur donnait une grande marque d'honneur. Quand tout fut disposé pour le but auquel il tendait, il quitta l'hôtel du gouvernement pendant la nuit, et se rendit au château avec ses esclaves nègres, ses domestiques et tous les membres de sa famille. Il logea ensuite avec lui ceux de la milice qui avaient sa confiance; au reste il présidait régulièrement à la prière publique dans la grande mosquée de Cairouan et dans celle qu'il avait fait élever au château.

Pendant son administration, Hamdîs-Ibn-Abd-er-Rahman-el Kindi se révolta à Tunis, et s'étant dépouillé de la livrée noire des Abbacides, il rassembla autour de lui une foule d'Arabes et de Berbères habitants de la ville Ibrahîm fit marcher contre lui Emran-Ibn-Mokhaled, accompagné des principaux chefs de son armée. Les deux partis se rencontrèrent à la sibkha (marais salé) de Tunis. Le conflit fut très acharné et beaucoup de monde y perdit la vie. Les troupes de Hamdîs se mirent alors à [lui] crier: « Allez à Baghdad; allez ! ce jour passé, nous ne vous

1. En l'an 184, Ibrahim-Ibn-el-Aghleb posa les fondements de la ville d'El-Abbacïa, et il alla s'y fixer avec les membres de sa famille, ses domestiques et ses esclaves nègres. Cette place forte, appelée depuis le vieux château (El-Casr-el-Cadím), était située au midi (ou sud-est) de Cairouan, à la distance de trois milles.

obéirons plus. » Hamdîs périt dans cette bataille 1 et ses troupes furent mises en pleine déroute. Emran entra à Tunis et fit rechercher et mettre à mort tous ceux qui avaient pris le parti de Hamdis. Cette révolte eut lieu en l'an 186 (802).

Ibrahîm-Ibn-el-Aghleb gouvernait l'Ifrîkïa quand Idris, fils d'Idris, fils d'Abd-Allah, fils d'El-Hacen, fils d'El-Hacen, fils d'Ali, fils d'Abou-Taleb, réunit [dans le Maghreb-el-Acsa] un grand nombre de partisans et fit reconnaître son autorité aux tribus voisines. Ne voulant pas combattre ouvertement un descendant du Prophète, Ibrahîm chercha à corrompre ceux qui l'entouraient, et, dans ce but, il écrivit à Behloul-Ibn-AbdOuahed-el-Madghari, chef très puissant qui soutenait Idrîs et lui servait de conseiller intime. Il parvint, enfin, à détacher ce personnage de la cause d'Idrîs et à le faire rentrer dans l'obéissance. Idrîs, se voyant abandonné, adressa une lettre à Ibrahîm pour exciter sa commisération, le priant de l'épargner et de ne pas inquiéter un proche parent du saint Prophète. Cette démarche eut pour résultat qu'aucune guerre n'eut lieu entre eux 2.

Emran-Ibn-Mokhaled se révolta aussi contre Ibrahim. Le motif qui le porta à prendre les armes fut celui-ci : lorsqu'Ibrahîm eut construit le château qui porte le nom d'El-Casr-el-Cadîm (le vieux château), il sortit un jour à cheval, accompagné d'Emran. Pendant la promenade, celui-ci ne cessa de l'entretenir, mais Ibrahîm, tout préoccupé du projet d'aller s'y installer, n'apporta aucune attention au discours de son compagnon, et arrivé au Mosalla de Rouh, il lui dit : « Vous devez bien vous apercevoir que je n'ai rien entendu de vos paroles; répétez-les. Blessé de cette observation, Emran lui répondit : « Depuis le moment de votre sortie, je n'ai fait que vous parler, mais vous ne m'avez accordé aucune attention. » Dès lors ses sentiments

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1. Selon Ibn-el-Athîr et Ibn-Khaldoun, Hamdis prit la fuite lors de la défaite de ses troupes, dont dix mille hommes restèrent sur le champ de bataille.

2. En l'an 189, les Tripolitains chassèrent leur gouverneur, SofyanIbn-el-Medà, et prirent pour chef Ibrahîm-Ibn-Sofyan-et-Temimi. Vers la fin de la même année, ils firent leur soumission.

changèrent à l'égard de son chef et il commença à comploter contre lui. Ibrahîm s'établit enfin dans son château, et quelque temps après Emran se révolta à la tête des troupes qu'il avait sous ses ordres, s'empara de Cairouan et obtint bientôt l'appui d'une foule de partisans. La guerre continua entre eux pendant une année entière; la cavalerie d'Ibrahîm faisait des incursions jusque sous les murs de Cairouan et massacrait tout ce qu'elle rencontrait, pendant que celle d'Emran faisait de même dans le pays occupé par Ibrahim. Ces démêlés duraient encore quand Ibrahim apprit que le Commandant des croyants venait d'expédier en Ifrîkïa un messager porteur de la solde des troupes, Il envoya aussitôt son fils Abd-Allah à Tripoli pour s'emparer de ces fonds et les lui apporter. Lorsque cet argent fut entre ses mains, les troupes d'Emran, qui soupiraient après leur solde, conçurent la pensée de livrer leur chef. Informé de leurs sentiments, Ibrahîm mit son armée en campagne et marcha sur Cairouan à la tête de la cavalerie, l'infanterie et le corps d'esclaves nègres. Arrivé près de la ville, il fit proclamer par un héraut que tous ceux dont le nom était inscrit sur le registre du Commandant des croyants devaient se présenter pour toucher leur solde, puis il rentra à son château sans avoir fait aucune démonstration hostile. Vers le soir, Emran acquit la certitude que ses troupes voulaient le trahir, et la même nuit, il partit à cheval pour se rendre dans le Zab, accompagné d'Amer-Ibn-Moaouïa et d'AmerIbn-el-Motamer. Ibrahim s'empressa alors d'enlever les portes de Cairouan et de pratiquer des brèches dans les murailles. Voyant son autorité raffermie par ces événements, il'agrandit le Casr-elCadîm et accorda aux membres de sa famille et à ses clients des logements dans l'enceinte de cette forteresse. Quant à Emran, il resta dans le Zab jusqu'à la mort d'Ibrahîm, et, lors de l'avènement d'Abou-l-Abbas, fils de celui-ci, il lui écrivit pour demander grace. Ce prince se rendit à sa prière et lui assigna pour demeure le Casr-el-Cadim, mais plus tard, ayant appris qu'il ourdissait des trames contre lui, il le fit mettre à mort 1.

1. En l'an 196, la garnison de Tripoli se révolta contre le gouverneur, Abd-Allah, fils d'Ibrahîm-Ibn-el-Aghleb, et le força de s'éloigner. Abd

Le règne d'Ibrahîm dura jusqu'en l'an 196: il mourut le 21 du mois de Choual (juillet 812), à l'âge de cinquante-six ans, après avoir gouverné pendant douze ans, quatre mois et dix jours. Il était jurisconsulte, orateur et poète; il se distinguait par sa prévoyance, sa vigueur et sa résolution; habile dans l'art et les ruses de la guerre, doué d'un courage à toute épreuve, il se faisait obéir jusque dans les pays de son empire les plus éloignés, pendant qu'il s'illustrait par l'excellence de son administration. Jusqu'alors, dit Ibn-er-Rakîk, l'Ifrîkïa n'avait jamais possédé de gouverneur plus juste, plus habile, plus humain envers ses sujets, et plus ferme dans l'exercice du pouvoir. Il avait beaucoup étudié, et fréquenté assidûment les leçons d'El-Leith-Ibn-Sâd. » L'histoire nous a conservé de lui une foule de traits et de souvenirs admirables.

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§ XL. RÈGNE D'ABOU-'L-ABBAS-ABD-ALLAH, FILS D'IBRAHIM,

FILS D'EL-AGHLEB,

L'historien dit

Comme Abou-'l-Abbas-Abd-Allah, fils d'Ibrahim, se trouvait à Tripoli lors de la mort de son père, ce fut son frère, Zîadet-Allah, qui administra le serment de fidélité aux membres de sa famille et à tous les grands officiers de l'em

Allah rassembla d'autres troupes, et ayant attiré, par ses largesses, une foule de Berbères sous ses drapeaux, il mit les rebelles en déroute et reprit la ville. Bientôt après, Ibrahîm le remplaça par Sofyan-Ibn-el-Medâ, mais celui-ci eut à soutenir les attaques de la tribu de Hooura et il fallut qu'Abd-Allah marchat à son secours. Arrivé à l'improviste avec une armée de treize mille hommes, Abd-Allah défit les Berbères et occupa la ville dont il s'empressa de réparer les fortifications. Abd-el-Ouehhab-IbnAbd-er-Rahman-Ibn-Rostem n'eut pas plutôt appris la nouvelle de cet événement qu'il rassembla une armée de Berbères et vint assièger Tripoli, qu'il fit bloquer du côté de la porte de Zenata, pendant qu'il dirigeait ses attaques contre la porte de Hooura. Le siège durait encore quand Abd-Allah apprit la mort de son père. Il fit aussitôt la paix avec Abd-elOuehhab, en lui cédant la province de Tripoli, tout en se réservant la possession de la ville et la souveraineté de la mer. (Ibn-Khaldoun.)

pire 1. Abd-Allah arriva de Tripoli en l'an 1972 et Ziadet-Allah se rendit au-devant de lui pour le saluer comme son souverain. L'historien ajoute que, pendant son règne, Abd-Allah traita son frère Zîadet-Allah avec beaucoup de dureté et de mépris, allant même jusqu'à faire mettre en liberté les personnes que ce prince retenait en prison. Malgré ces mauvais procédés, dit notre auteur, Zîadet-Allah ne cessa de lui témoigner le plus grand respect. Abd-Allah se disposait ensuite à commettre un acte d'injustice inouïe envers ses sujets, mais Dieu le fit mourir avant l'exécu tion de son projet il avait ordonné au directeur des impôts (Saheb-el-Kharadj) de ne plus recevoir la dîme en nature, mais d'imposer un droit annuel de huit dinars sur chaque paire de bœufs employés à la culture des terres, que les récoltes fussent bonnes ou mauvaises 3. Cet impôt devint tellement onéreux que le peuple lui adressa des remontrances, mais il ne put se faire écouter. Les choses étaient encore en cet état, quand Hafs-IbnHomeid-el-Djézeri arriva avec une bande de saints personnages venant de la presqu'île [de Cherîk] et d'autres lieux. Ils obtinrent la permission de se présenter devant le prince, qui était un des plus beaux hommes du siècle, et Hafs lui tint un discours dans lequel il lui dit, entre autres choses : « Crains Dieu, ô émir! à cause de ta jeunesse ; aie pitié de ta beauté et évite à ton corps le feu de l'enfer! Tu as imposé huit dinars sur chaque paire de bœufs employés au labourage; délivre tes sujets de cet impôt et gouverne-les selon le Livre de Dieu et les traditions du Prophète. Pense que ce monde passera pour toi comme il a passé

1. En agissant ainsi, Zîadet-Allah obéissait aux dernières injonctions de son père. (Ibn-Khaldoun; Ibn-el-Athîr.)

2. Dans le mois de Safer, ajoute Ibn-Khaldoun Ainsi, Abd-Allah entra à Cairouan dans le mois d'octobre ou de novembre 812 de J.-C.

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3 Selon Ibn-el-Athir, Abou'l-Abbas fit prélever sur chaque feddan de terre cultivée dans ses états un impôt de dix-huit dinars, ce qui excita des plaintes universelles. Le mot feddan signifie charrue, paire de bœufs, ou la quantité de terre qu'une paire de bœufs peut labourer dans une saison. En Algérie cela s'appelle maintenant zouidja (paire, couple.)

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