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sibkha (marais salé) de Sîdjoum. Les partisans de Handala voulurent marcher contre le rebelle, mais il les en empêcha, à cause de sa répugnance à laisser répandre le sang des musulmans. Pénétré de la crainte de Dieu, il passa sa vie dans la nortification des sens, et ne croyait pas qu'il fût permis de se servir de l'épée excepté contre les infidèles et lés sofrites, secte qui enseignait que tout musulman méritait la mort. Toutefois, il fit partir une députation composée des principaux personnages de l'Ifrîkïa, et chargée de faire renoncer Abd-er-Rahman à sa tentative et de le ramener à l'obéissance. Quand ils se présentèrent pour remplir leur mission, Abd-er-Rahman les fit mettre aux fers et déclara qu'il les ferait tous mourir si quelqu'un de leur parti osait lui lancer même une pierre. Cette menace produisit une impression profonde sur le peuple [de Cairouan] et Handala, ayant remarqué leur découragement, appela le cadi et les hommes les plus distingués par leur piété et leur mérite pour l'accompagner au trésor public. Ayant ouvert ce dépôt, il prit mille dinars, sans toucher au reste, et dit aux assistants : « Je n'en prends que la somme que réclament mes besoins et qui m'est nécessaire pour parvenir à ma destination. » Il quitta ensuite l'Ifrîkïa dans le mois de Djomada second 127 (avril 745). Abd-er-Rahman entra à Cairouan et ordonna par la voix d'un héraut que personne n'allât auprès de Handala, pas même pour l'escorter hors de la ville. Alors Handala, dont le ciel exauçait toujours les prières, fit cette invocation : « O mon Dieu! ne souffre pas qu'Abd-er-Rahman-Ibn-Habîb jouisse de son autorité usurpée ! Que sa famille ne tire aucun profit de cet attentat, et que ses partisans répandent le sang les uns des autres ! Suscite, Seigneur, contre eux ce que tu as créé de plus méchant parmi les hommes! » Il prononça aussi des imprécations contre le peuple de l'Ifrîkïa, et il survint une épidémie pestilentielle qui dura sept années consécutives, excepté pendant de courts intervalles en été et en hiver 1.

1. Voici comment Ibn-Abd-el-Hakem raconte le départ de Handala : << Abd-er-Rahman écrivit à Handala, lui ordonnant de quitter Cairouan sous trois jours; et dans une autre lettre adressée au chef du trésor

L'historien dit ensuite: Lorsqu'Abd-er-Rahman se trouva en possession du pouvoir, beaucoup d'Arabes et de Berbères prirent les armes contre lui. Oroua-Ibn-ez-Zobeir-es-Sadefi1 s'empara de Tunis; les Arabes des districts maritimes s'insurgèrent aussi; Ibn-Attaf-el-Azdi vint prendre une position menaçante à Tabînas; les Berbères se soulevèrent dans les montagnes; Thabet le Sanhadjien suscita une révolte à Bédja et se rendit maître de la ville; enfin, deùx hommes, berbères de race et kharedjites de religion, l'un nommé Abd-el-Djebbar, et l'autre ElHareth, se montrèrent en armes aux environs de Tripoli. Abder-Rahman marcha successivement contre eux tous, les défit les uns après les autres, soumit le Maghreb entier et courba l'audace des tribus berbères. Son armée fut toujours victorieuse; rien n'arrêta le progrès de ses étendards, et la terreur qu'inspirait son nom remplit tout le pays. Il envoya ensuite des présents au khalife Merouan-Ibn-Mohammed, accompagnés d'une lettre dans laquelle il attribuait à Handala des méfaits dont il ne s'était jamais rendu coupable. En réponse, il reçut sa nomination au gouvernement du Maghreb et de l'Espagne.

public, il enjoignit à cet officier de donner à Handala ce qui lui était dû sur son traitement, et pas un dirhem de plus. Handala, ayant pris connaissance de cette lettre, pensa d'abord à faire de la résistance, mais cédant à l'esprit de piété dont il était animé, il partit, le mois de Djomada second de l'an 127, emmenant avec lui un petit corps des troupes syriennes. » — Cette tradition ne fait aucune mention de l'imprécation de Handala. En-Noweiri aurait dû supprimer cette fable qu'il emprunta, sans doute, à Ibn-er-Rakik. Un homme comme Handala, qui avait de la répugnance à laisser répandre le sang des musulmans, ainsi que notre auteur le dit plus haut, ne leur aurait pas souhaité la guerre civile et la pestilence.

1. Es-Sadefi signifie membre de la tribu d'Es-Sadif, branche de celle de Kinda. On sait que Kinda était himyerite.

2. En l'an 133, il attaqua les Berbères aux environs de Tlemcen, et à son retour, il envoya une flotte en Sicile et une autre en Sardaigne. Elles ravagèrent les possessions des Francs, et les contraignirent à payer la capitation. (Ibn-Khaldoun.)

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Quelque temps après l'élévation d'Abd-er-Rahman, [le khalife] Merouan fut tué, et les Abbacides établirent leur pouvoir sur les ruines de la dynastie oméïade. Abd-er-Rahman écrivit sur le champ à Abou-'l-Abbas-es-Saffah pour reconnaître son autorité, et il fit proclamer en Afrique la souveraineté des Abbacides. Abou-Djâfer-el-Mansour, ayant ensuite pris en main le pouvoir suprême, envoya une lettre à Abd-er-Rahman dans laquelle il l'engageait à se conduire en serviteur dévoué. A cette exhortation, Abd-er-Rahman répondit par un écrit renfermant l'assurance de sa fidélité. Il envoya avec sa lettre un cadeau d'objets rares et recherchés, entre autres des faucons et des chiens de chasse; faisant savoir en même temps au khalife que, toute l'Ifrikïa professant alors l'islamisme, on avait cessé d'y faire des esclaves, et qu'ainsi le khalife ne devrait pas exiger ce qu'on ne saurait lui donner. La lecture de cette communication excita la colère d'El-Mansour et il y répondit par une lettre pleine de menaces. Un violent transport d'indignation s'empara aussitôt d'Abd-er-Rahman; il ordonna qu'on fit l'appel à la prière et, quand le peuple fut réuni dans la mosquée, il s'y rendit lui-même, revêtu d'une robe de soie et chaussé de sandales; montant alors en chaire, il célébra la gloire de Dieu et le loua de ses bienfaits; il invoqua la bénédiction divine sur Mahomet le prophète, et se livrant ensuite à des invectives contre Abou-Djâfer-el-Mansour, il s'écria : « Je m'étais imaginé que ce tyran voulait propager et maintenir la vérité, mais je viens de découvrir qu'il tient une conduite tout opposée à la vérité et à la justice, bien qu'il se soit engagé à les défendre lorsque je lui prêtai le serment de fidélité. Ainsi, maintenant je le rejette loin de moi comme je rejette ces sandales. » Alors, du haut de la chaire où il se tenait, il lança ses sandales au loin et ordonna qu'on lui apportât la robe d'honneur qu'il avait reçue d'El-Mansour. Ce vêtement, rayé de noir, la couleur distinctive des Abbacides, fut porté pour la première fois en Ifrîkïa quand Abd-er-Rahman prononça la prière au nom d'El-Mansour.

L'ayant fait déchirer et brûler, il ordonna à son secrétaire Khaled-Ibn-Rebiâ de dresser un acte de renonciation à l'autorité abbacide, pièce destinée à être lue du haut de toutes les chaires de l'Afrique. Cet ordre fut exécuté.

§ XXV. MORT D'ABD-ER-RAHMAN-IBN-HABÎB, ET GOUVERNEMENT

DE SON FRÈRE EL-YAS-IBN-HABÎB.

Lors de la mort de Merouan-Ibn-Mohammed surnommé ElHimar, quelques Oméïades se sauvèrent en Ifrîkïa avec leurs familles et s'allièrent par des mariages à Abd-er Rahman et à ses frères. Parmi ces réfugiés se trouvèrent deux fils d'El-OuélidIbn-Yezîd-Ibn-Abd-el-Mélek, dont l'un se nommait El-Cadi et l'autre El-Moumen. Ils y avaient amené une cousine qui épousa El-Yas-Ibn-Habîb, [frère d'Abd-er-Rahman]. Abd-er-Rahman les logea chez Chebba-Ibn-Hassan, mais en même temps il les guetta, afin d'entendre leurs discours. [Un jour] pendant qu'ils étaient à boire du nebîd1 et que leur page remplissait les coupes, El-Cadi dit à son frère : « Comme Abd-er-Rahman s'aveugle! il croit que nous le laisserons jouir en paix de l'autorité qu'il possède, nous qui sommes fils de khalifes! » Abd-er-Rahman se retira aussitôt, sans être aperçu et bientôt après il donna l'ordre de les faire mourir. Quand leur cousine en eut connaissance, elle dit à son époux, El-Yas: « S'il tue tes parents, c'est pour te marquer son mépris ; [vois du reste comme] il a nommé son fils Habib pour lui succéder, tandis que c'est toi qui es le dépositaire du pouvoir, toi qui commandes à son armée et portes son épée. » Elle continua ainsi à exciter El-Yas contre son frère, [pendant que d'autres circonstances contribuèrent à les mettre de mauvaise intelligence.] Chaque fois qu'il éclatait une révolte, Abd-er-Rahman envoyait El-Yas pour la comprimer, mais il attribuait ensuite à son propre fils Habib l'honneur de la victoire; il avait aussi désigné Habîb pour son successeur, circonstance qui détermina El-Yas et son frère Abd-el-Ouareth à lui ôter la

1. Bien que le mot nebid soit ordinairement employé pour désigner le vin du dattier, on s'en sert aussi, par euphémisme, pour désigner le vin du raisin.

vie. Des habitants de Cairouan, des Arabes et d'autres personnes étant entrés dans ce complot, il fut décidé qu'El-Yas serait déclaré gouverneur et que la prière publique se ferait au nom d'Abou-Djâfer-el-Mansour. La nuit où ce projet devait s'exécuter, El-Yas se rendit chez son frère, après la dernière prière du soir, et demanda à être introduit. « Qui est-ce qui le ramène ici?» dit Abd-er-Rahman, « il est venu tantôt prendre congé de moi pour se rendre à Tunis ! » Bien qu'il fût en déshabillé, n'ayant conservé que sa chemise, qui était de couleur rose, et qu'il tînt un de ses enfants sur les genoux, il laissa entrer son frère. Pendant cette entrevue, qui dura longtemps, le troisième frère, Abd-el-Ouareth, faisait, en cachette, des signes à El-Yas. Ce dernier se leva enfin, comme pour se retirer, et embrassa Abd-er-Rahman, sous prétexte de lui faire ses adieux; mais, pendant qu'il se penchait sur lui, il lui enfonça un poignard entre les épaules de sorte que la pointe en sortit par la poitrine. « Fils de prostituée! s'écria Abd-er-Rahman, tu m'as assassiné!» Il chercha alors à parer avec le bras un coup de sabre qu'El-Yas lui porta, mais il eut la main abattue, et il succomba couvert de blessures 1. L'assassin fut si troublé de son propre forfait qu'il se précipita hors de la chambre. « Qu'as-tu fait ? » lui dirent ses complices. — « Je l'ai tué », répondit-il. << Retourne donc et coupe-lui la tête ; autrement nous sommes tous perdus. » Il se conforma à ce conseil, mais déjà l'alarme était donnée; le peuple occupa les portes du palais, et Habîb, le fils d'Abd-er-Rahman, ayant entendu le bruit, se sauva de Cairouan. Le lendemain, il arriva aux environs de Tunis et rejoignit son oncle Emran, fils de Habîb. Les clients d'Abd-er-Rahman vinrent alors, de tous côtés, se rallier autour d'eux, et El-Yas s'avança avec ses partisans jusqu'à Semindja pour leur livrer bataille. Habîb et Emran allèrent à leur rencontre et se préparèrent au combat ; mais un raccommodement s'effectua entre les deux partis, par suite duquel Emran garda le gouvernement de Tunis, Satfoura et El-Djezira; Habîb eut le commandement de

1. Ibn-Khaldoun rapporte la mort d'Abd-er-Rahman à l'an 137 (754-5).

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