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de la côte, d'où on aurait de la peine à le chasser. Le sultan approuva ce dernier avis et laissa opérer le débarquement. L'ennemi put ainsi prendre terre sur la côte de Carthage, tandis que le rivage de Radès [à l'autre côté du lac de Tunis] était bien gardé on y comptait plus de quatre mille cavaliers, tant du corps des Maures-Espagnols (émigrés) que des volontaires, et tous sous les ordres de Mohammed-Ibn-Abi-'l-Hocein, premier ministre de l'empire.

Mon père m'a raconté qu'il avait appris du sien que le nombre des chrétiens débarqués, tant officiers que soldats, dépassait six mille cavaliers et trente mille fantassins. Leur flotte se composait de trois cents navires, les uns grands, les autres petits. Il y avait sept grands princes, dont nous pouvons nommer les suivants : le roi Français, Carl (Charles d'Anjou), seigneur de la Sicile et des Iles 1, la chrétienne appelée Réna (la reine), qui était la femme du roi, et le seigneur de la Grande-Terre 3.

La plupart de nos historiens s'imaginent que ces princes étaient souverains indépendants, à l'époque où ils se réunirent pour attaquer Tunis; mais c'est là une erreur: il n'y avait qu'un seul roi,. celui de la France. Il est vrai que ses frères et ses nobles comptaient tous pour rois, à cause de leur grande puissance.

Ainsi que nous l'avons dit, les troupes chrétiennes débarquèrent auprès de l'ancienne ville de Carthage, dont les murailles étaient encore debout, et campèrent dans l'intérieur de l'enceinte. On ferma les brèches des murailles avec des planches de bois; on y rétablit les crénaux et on entoura le tout d'un fossé profond.

↑ Charles arriva à Carthage après la mort de son frère.

Le grand-père de notre auteur s'est trompé : la reine Marguerite, femme de Saint-Louis, resta en France. C'est probablement Isabelle, reine de Navarre et fille de Saint-Louis, dont il est question ici.

3 En arabe El-Berr-el-Kebir. Le géographe Abou-'l-Fedà emploie ce mot pour désigner le Midi de la France. Ce serait donc le comte de Poitiers et de Toulouse, frère de Saint-Louis, que notre historien aura voulu désigner.

Le sultan eut alors à regretter son imprévoyance, d'abord, en laissant subsister les murs de Carthage; puis, en permettant à l'ennemi de débarquer.

Pendant l'espace de six mois, le roi français et ses troupes ne cessèrent de harceler la ville de Tunis : la flotte leur apportait de la Sicile et du continent (européen) des renforts, des armes et des vivres.

Une troupe d'Arabes, conduits par quelques musulmans [de la ville], ayant passé le lac [de Tunis] par un endroit guéable, parvint à tromper la vigilance de l'ennemi et à lui enlever quelque butin. Les Français s'en étant aperçus, firent garder le lac par des galères remplies d'archers, de sorte que le passage du gué devint impossible.

Des officiers, envoyés par le sultan dans toutes les provinces de l'empire, lui amenèrent de nombreux renforts. Abou-Hilal, gouverneur de Bougie, arriva à la tête d'une armée composée d'Arabes nomades et de Berbères appartenant aux tribus de Sedouîkich, d'Oulhaça et de Hoouara. Les rois zenatiens du Maghreb expédièrent des troupes au secours de Tunis, et Mohammed-Ibn-Abd-el-Caouï y envoya son fils Zîan2 avec les guerriers de la tribu des Toudjîn.

Le sultan sortit alors de la ville, et ayant dressé son camp, il plaça ses troupes soldées et ses volontaires sous les ordres de sept chefs almohades, dont voici les noms: Ismaïl-Ibn-AbiGueldacen, Eïça-Ibn-Daououd, Yahya-Ibn-Abi-Bekr, YahyaIbn-Saleh, Abou-Hilal-Eïad, seigneur de Bougie, MohammedIbn-Abi-'l-Hocein et Mohammed-Ibn-Obbou. Le commandement en chef fut déféré à Yahya-Ibn-Saleh et à Yahya-Ibn-Abi-Bekr. Le nombre des musulmans assemblés sous les armes dépassait

Notre auteur se trompe; le roi débarqua à Carthage le 18 juillet; il y mourut le 25 août, et la paix fut conclue le 31 octobre. Les hostilités avaient donc duré trois mois et treize jours.

2 Le traité de paix dont il sera question, ci-après, p. 368, fut négocié par Mohammed-Ibn-Abd-el-Caouï lui-même, preuve qu'il s'était aussi rendu à Tunis. Dans le chapitre sur les Beni-Toudjin, t. Iv de cet ouvrage, notre auteur le dit positivement.

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tout calcul légistes, dévots, marabouts, tous accoururent pour assister en personne à la guerre sainte. Le sultan se tenait constamment assis dans son pavillon, entouré de ses intimes et favoris, savoir le cheikh Abou-Said, surnommé El-Aoud-erReteb, Mohammed-Ibn-Abi-'l-Hocein, Abou-'l-Cacem-Ibn-elBerra, cadi du tribunal impérial, et le frère d'Alphonse, [roi de Castille]'.

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Les hostilités continuèrent sans aucune interruption, et, vers le milieu du mois de Moharrem 669 (commencement de septembre 1270), une rencontre eut lieu entre les troupes de Carl et celles de Yahya-Ibn-Saleh. Dans ce combat qui se livra à moitié distance entre les deux camps, chaque parti perdit beaucoup de monde. Une autre fois, à l'entrée de la nuit, on envahit le camp [du sultan ]; mais les musulmans combattirent en braves et parvinrent à repousser les chrétiens, après leur avoir tué plus de cinq cents hommes. Au point du jour, on reconnut les tentes étaient encore debout comme auparavant. que Le sultan donna alors l'ordre de ceindre le camp d'un fossé, et, comme les mains manquaient pour un pareil travail, le cheikh Abou-Said lui-même prit une pelle et se mêla aux ouvriers.

Les musulmans de Tunis furent enfin réduits aux abois; ils s'abandonnaient aux pensées les plus douloureuses, et le sultan commençait à croire qu'il serait nécessaire d'évacuer la ville et d'aller se fixer à Cairouan. Telle fut la position des choses quand Dieu frappa l'ennemi, et ie lendemain apprit au monde que le roi des Français ne vivait plus. Les uns disent que sa mort fut naturelle; les autres, qu'il avait été atteint d'un coup de flèche tiré au hasard, dans un combat; d'autres encore assurent que ce fut une fièvre qui l'emporta. Enfin, un récit

2 Nous devons faire observer qu'Ibn-Kaldoun paraît avoir confondu deux frères, Henri et Frédéric, qui s'étaient tous deux réfugiés auprès du sultan. Henri quitta Tunis quelques années avant l'expédition de Saint-Louis et fut fait prisonnier par Charles d'Anjou, en l'an 1268, à la bataille de Tagliacozzo. Frédéric rentra en Espagne beaucoup plus tard. Pendant son séjour en Afrique, il prit part à plusieurs expéditions militaires commandées par les généraux du sultan.

peu probable attribue sa mort à une épée dont la poignée était empoisonnée, et que le sultan lui aurait fait porter par Soleiman-Ibn-Djeram-ed-Delladji.

Les chrétiens se réunirent alors autour du fils de leur roi. Ce prince était surnommé Dumiette, d'après le lieu de sa naissance. Ils lui prêtèrent le serment de fidélité et se disposèreut à reprendre la mer. Comme le commandement était dévolu à la reine, cette princesse fit déclarer au sultan El-Mostancer qu'elle consentirait à s'éloigner avec ses troupes, pourvu qu'il lui remboursât les frais de l'expédition. Le sultan, sachant que les Arabes allaient le quitter pour se rendre dans leurs quartiers d'hiver, accepta la proposition; et, dans le mois de Rebiâ premier 669 (oct.-nov. 4270), il envoya les chefs du corps des légistes auprès de la reine, afin de dresser le traité de paix 3. Ce fut le cadi Ibn-Zeitoun qui rédigea cet acte et fixa la durée de la trève à quinze ans. Avec lui, se trouvèrent Abou-'l-Hacen-AliIbn-Abi-Amer, Ahmed-Ibn-el-Ghammaz et Zian-Ibn-MohammedIbn-Abd-el-Caouï, émir des Beni-Toudjin. Carl, seigneur de la Sicile, fit aussi un traité spécial par lequel il s'engagea, comme roi de cet île, à demeurer en paix avec Tunis.

Les chrétiens mirent alors à la voile et furent assaillis par une tempête qui fit sombrer une partie de leur flotte et faillit en détruire le reste,

Le sultan exigea de ses sujets le remboursement des sommes

* Ceci est une erreur Jean Tristan, duc de Nevers, le prince qui naquit à Damiette pendant la captivité du roi, mourut en Afrique, peu de temps avant son père. Ce fut Philippe le Hardi, fils aîné de SaintLouis, qui prit le commandement de l'armée.

• Encore une erreur : nous avons déjà dit que la reine était restée en France.

3 Un double de ce traité de paix, en date du 5 Rebiâ second 669 (22 novembre 1270), se trouve aux archives nationales. M. de Sacy en a publié le texte avec une traduction dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions, tom. ix.

Ceci est confirmé par le récit des anciens historiens français.

qu'il venait de payer à l'ennemi. Il avait donné, dit-on, dix charges (de mulet) d'argent. Le peuple lui remboursa cette somme avec empressement.

Les chrétiens laissèrent après eux, à Carthage, quatre-vingtdix catapultes (mendjenic).

Le sultan fit annoncer au souverain du Maghreb et aux autres princes du pays comment il avait sauvé les musulmans et conclu un traité de paix. Ensuite, il donna l'ordre de ruiner Carthage et d'en renverser les édifices jusqu'aux fondations, de sorte que l'emplacement de cette ville fut changée en désert et n'offrit pas même les traces d'une ruine.

Les Français repassèrent dans leur pays, et ce fut ainsi qu'ils laissèrent tomber leur puissance et leur domination. Depuis lors, leur décadence ne s'arrêta plas; leurs princes se partagèrent les provinces de l'empire; le seigneur de la Sicile se déclara indépendant, et son exemple fut suivi par le seigneur de Naples, de Gênes et de Sardaigne. L'ancienne famille de leurs rois existe encore, mais elle est sans puissance et dans le dernier degré de la faiblesse.

MORT DU PREMIER MINISTRE IBN-ABI-'L-HOCEIN ET D'ABOU-SAID-EL

AOUD-ER-RETEB.

Abou-Abd-Allah-Mohammed-Ibn-Abi-'l-Hocein appartenait à la famille des Beni-Saîd, seigneurs d'un château fort situé aux environs de Grenade et appelé El-Calà (le Château). Sous la domination des Almohades, les Beni-Saîd remplirent de hauts commandements tant en Afrique qu'en Espagne. Abou-'l-HacenSaid, grand-père du ministre, avait été directeur des contributions à Cairouan, mais il fut destitué et mourut à Bône, l'an 604 (1207-8), pendant qu'il se rendait en Maghreb. Mohammed, qui avait été élevé sous les yeux de son aïeul, revint alors à Tunis et entra au service d'Abou-Zeid, fils du cheikh Abou

↑ D'après le texte du traité, le sultan s'engagea à payer 210,000 onces d'or, dont la moitié comptant.

T. II.

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