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rendu célèbre. On y voyait une forêt d'arbres dont une partie servait à garnir des treillages pendant que le reste croissait en pleine liberté. C'étaient des figuiers, des oliviers, des grenadiers, des dattiers, des vignes et d'autres arbres à fruit; puis, les diverses variétés d'arbrisseaux sauvages, tels que le jujubier et le tamarisc, et tout cela disposé de manière à former de chaque espèce un groupe à part. On donna à ce massif le nom d'Es-Chara (le bocage). Entre ces bosquets se déployaient des parterres, des étangs, des champs de verdure ornés de fabriques et couverts d'arbres dont les fleurs et le feuillage charmaient les regards. Le citronnier et l'oranger mêlaient leurs branches à celles du cyprès, pendant que le myrte et le jasmin souriaient au nénufar. Au milieu de ces prairies, un grand jardin servait de ceinture à un bassin tellement étendu qu'il paraissait comme une mer. L'eau y arrivait par l'ancien aqueduc; ouvrage colossal qui s'étend depuis les sources de Zaghouan jusqu'à Carthage et dont la voie passe tantôt au niveau du sol et tantôt sur d'énormes arcades à plusieurs étages, soutenus par des piles massives et dont la construction remonte à une époque très-reculée. Ce conduit part d'une région voisine du ciel, et pénètre dans le jardin sous la forme d'un mur; de sorte que les eaux, sourdissant d'abord d'une vaste bouche pour tomber dans un grand et profond bassin de forme carrée, construit de pierres et enduit de plâtre, descendent par un canal assez court jusqu'au bassin [du jardin] qu'elles remplissent de leurs flots agités. Telle est la grandeur de cette pièce d'eau que les dames du sultan trouvent moins de plaisir à se promener sur le rivage que de s'asseoir chacune dans une nacelle et de la pousser en avant, afin de remporter sur ses compagnes le prix de la vitesse. A chaque extrêmité du bassin s'élève un pavillon, l'un grand, l'autre petit, soutenus, tous deux, par des colonnes de marbre blanc et revêtus de mosaïques en marbre. Les plafonds sont en bois artistement travaillé et se font admirer par leur construction solide autant que par la beauté des arabesques dont ils sont ornés. En somme, les kiosques, les portiques, les bassins de ce jardin, ses palais à plusieurs étages, ses ruisseaux qui

coulent à l'ombre des arbres, tous les soins prodigués à ce lieu enchanteur, le rendaient si cher au sultan que, pour mieux en jouir, il abandonna pour toujours les lieux de plaisir construits par ses prédécesseurs. Rien ne fut négligé, de son côté, pour augmenter les charmes d'un endroit dont la renommée devait remplir l'univers.

ABOU-ISHAC, FRÈRE DU SULTAN, S'ENFUIT CHEZ LES RIAH.

Le sultan El-Mostancer craignait beaucoup l'ambition de son frère Abou-Ishac, et, pour se garantir contre lui, il le tenait en surveillance et le traitait avec une rigueur et une sévérité extrêmes. En l'an 651 (1253-4), il sortit avec ses troupes pour arranger quelqu'affaire qui intéressait l'état, et, pendant sa marche, Abou-Ishac réussit à s'enfuir du camp et à passer chez les Douaouida, branche de la tribu de Riah. Les membres de cette puissante famille lui prêtèrent le serment de fidélité à Zeraïa1, endroit situé dans les dépendances de Nigaous. Parmi les personnes qui se rallièrent ensuite à sa cause, Abou-Ishac reconnut avec plaisir un ancien serviteur de son père, l'affranchi Dafer, dont le dévouement et le rang élevé lui semblaient dignes des plus hauts égards. Les insurgés allèrent alors mettre le siége devant Biskera et reçurent dans leurs rangs Fadl-Ibn-Ali-Ibnel-Hacen-Ibn-Mozni, l'un des cheikhs de la ville. Cet homme s'était tout d'abord prononcé en faveur d'Abou-Ishac et dut passer du côté des assiégeants parce que les autres notables de la place avaient tenu conseil pour le faire mourir. Sa défection entraîna la soumission de Biskera. Cette conquête achevée, les alliés d'Abou-Ishac partirent pour Cabes, et, pendant qu'ils tâchaient de réduire cette forteresse, ils reçurent l'appui d'une foule d'Arabes nomades qui leur arrivèrent de tous les côtés.

Les manuscrits et le texte imprimé portent, à tort, Rouaïa.

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Le sultan fut tellement inquiet des suites que pourrait avoir cette révolte qu'il enferma dans la citadelle tous les enfants du prince fugitif et les y retint sous bonne garde. Son vizir, Ibn-Abi1-Hocein, travailla, de son côté, à semer la division entre AbouIshac et Dafer. Pour y parvenir, il fit entendre officieusement à la sœur de ce prince, laquelle se trouvait alors dans la capitale, que son frère ferait bien de se méfier de l'affranchi. Elle ne manqua pas d'en faire avertir Abou-Ishac, et cette communication eut le résultat auquel le vizir s'attendait. Dafer ayant remarqué que le prince lui témoignait une extrême froideur, le quitta et s'en alla dans le Maghreb d'où il passa en Espagne. Les bandes qui entouraient les drapeaux d'Abou-Ishac se dispersèrent aussitôt, et ce prince fut obligé de s'enfuir à Tlemcen. De là, il se rendit en Espagne et se présenta à la cour de Mohammed-Ibn-el-Ahmer. Accueilli avec de grands honneurs par ce monarque, ancien ami de son père, il obtint de lui une pension considérable et eut ensuite l'occasion de prendre part à la guerre sainte et de se distinguer dans plusieurs rencontres avec les infidèles. Le sultan El-Mostancer ne cessa, jusqu'à sa mort, d'envoyer à Ibn-el-Ahmer des cadeaux et des députations almohades, afin de conserver sa bienveillance et l'empêcher de seconder les projets du fugitif, sur lequel, du reste, il obtenait des renseignements par la même occasion. Plus loin, nous raconterons comment Abou-Ishac parvint au trône de l'Ifrîkïa.

Après la mort d'El-Mostancer, Dafer quitta l'Espagne et alla débarquer à Bougie, d'où il envoya ses fils auprès d'El-Ouathec [le nouveau khalife], afin d'obtenir sa grâce et l'autorisation de partir pour la Mecque. Le vizir [Ibn-el-Habbeber] qui, à cette époque, gouvernait en maître l'empire hafside, craignait tant l'influence de cet affranchi qu'il écrivit au gouverneur de Bougie, le cheikh almohade Abou-Hilal-Aïad-el-Hintati, lui ordonnant de le faire assassiner, plutôt que de le laisser partir pour l'Orient. Dafer fut tué et ce crime demeura impuni. Ses fils trouvèrent un refuge chez les Beni-Toudjîn et reparurent, plus tard, dans le cortége d'Abou-Ishac, quand ce prince revint en Afrique pour monter sur le trône.

HISTOIRE ET CHUTE DES BENI-'N-NÔMAN.

EXPEDITION DU SULTAN

DANS LE ZAB.

Les fils de Noman appartenaient à la tribu des Hintata où ils tenaient le rang de cheikhs et de chefs de peuplade. Sous le règne de l'émir Abou-Zékérïa, ils figuraient au premier rang parmi les fonctionnaires de l'empire, et, lors de l'avènement d'El-Mostancer, ils avaient obtenu en don le gouvernement de Constantine, ville qu'ils firent administrer par un de leurs parents. L'aîné de ces chefs se nommait Abou-Ali; les deux autres s'appelaient Meimoun et Abd-el-Ouahed. Comme ils avaient trempé dans la conspiration [du fils] d'El-Libyani, le sultan les fit tous arrêter en l'an 654 (1253-4), aussitôt qu'il eut raffermi son autorité et rétabli l'ordre dans ses états. Abou-Ali fut déporté à Alexandrie, Meimoun fut mis à mort, et, avec eux, disparut toute l'influence de leur famille.

Quelque temps après, un nommé Abou-Himara suscita une révolte dans le Zab. Le sultan partit aussitôt de Tunis pour châtier les rebelles, et ayant fait essuyer à leurs bandes une défaite sanglante, il ôta la vie à leur chef, que l'on était parvenu à faire prisonnier. La tête de cet aventurier fut portée à Tunis et exposée aux regards du peuple. El-Mostancer se rendit ensuite à Maggara et en arrêta les notables, qui appartenaient tous aux tribus de Mirdas et de Debbab, branches de la grande tribu de Soleim. Parmi eux se trouvèrent Rehab-Ibn-Mahmoud et son fils. Il les envoya à El-Mehdïa pour y être mis au cachot, et, après ce coup de main, il rentra à Tunis chargé de butin.

LA MECQUE RECONNAÎT LA SOUVERAINETE DES HAFSIDES.

Le seigneur et gouverneur de la Mecque appartenait à la plus noble famille du monde, à celle des chérifs descendants d'ElHacen, fils de Fatema [fille de Mahomet]. Il se nommait AbouNemi; son frère s'appelait Idris. Depuis l'époque où Salah-cd

Din (Saladin)-Youçof, fils d'Aïoub le kourd, eut rétabli l'autorité spirituelle des khalifes abbacides en Egypte, en Syrie et en Hidjaz, les chérifs de la Mecque avaient continué à reconnaître la souveraineté de cette famille. Le droit de commander les pèlerins et d'administrer la ville demeura, toutefois, entre les mains de [Salah-ed-Dîn] qui le transmit à ses descendants, desquels il passa à leurs affranchis, ainsi que cela se voit encore de nos jours. Il s'éleva bientôt de vives contestations entre ces affranchis et les chérifs, et la lutte durait encore quand les Tatars vinrent renverser le khalifat de Baghdad et que la dynastie hafside s'éleva en Afrique, forte des vœux et de l'appui des peuples.

Il se trouvait alors domicilié à la Mecque un soufi [ou docteur ascétique] qui s'appelait Abou-Mohammed [-Abd-el-Hack]-IbnSebâïn. Cet individu, ayant quitté Murcie, sa ville natale, s'était d'abord rendu à Tunis, et, comme il était profondément versé dans la connaissance de la loi et des sciences intellectuelles, il avait affiché la prétention de s'être dompté au point de pouvoir marcher droit dans la voie du soufisme. Il professait même une partie des doctrines extravagantes que l'on apprend dans cette école, et il enseignait ouvertement que rien n'existe excepté Dieu, principe dont nous avons parlé dans notre chapitre sur les soufis exagérés 2. Il prétendait même s'être acquis la faculté de régir selon sa volonté toutes les diverses espèces d'êtres [et

1 Avant la conquête de l'Egypte par Saladin et la chute des Fatemides, laquelle en fut la conséquence, ce pays, ainsi que la Syrie et la partie de l'Arabie qui s'appelle le Hidjaz et qui renferme la ville de la Mecque, reconnaissaient l'autorité spirituelle et temporelle des khalifes fatemides.

Le tome xi du

2 Ce chapitre se trouve dans les Prolégomènes. recueil des Notices et Extraits, etc., renferme une notice des Vies des Soufis de Djamê, dans laquelle M. de Sacy donne une savante exposition des doctrines du soufisme. Il y a inséré le texte et la traduction du chapitre auquel Ibn-Khaldoun renvoie le lecteur.

3 Il faut corriger le texte arabe et lire tesarrof à la place de tesauwof. Voy. Notices et Extraits, t. XII, pp. 303, 304, ainsi que le texte arabe. p. 297, lignes 6 et 8.

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