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choses rentrent dans l'ordre habituel. Les Chamba ne comptent plus que sur leurs fusils et leurs éclaireurs pour déjouer les embuscades ou défendre leurs murailles et leurs palmiers. Ils font du reste payer plus ou moins cher aux ksouriens, leurs fermiers ou khammès, cette protection dont eux seuls retirent des bénéfices assurés.

Ces défectuosités de notre frontière dans le sud de la province d'Alger nous apparurent, pour la première fois, en 1864, car avant cette date, nous ne nous étions que fort peu préoccupés des Chamba, serviteurs politiques et religieux de la grande famille des Ouled-Sidi-Chikh sur laquelle nous nous reposions du soin de garder notre Sahara depuis Ouargla jusqu'à l'oued Nsaoura. Lorsque, en 1864, cette famille nous fit défaut, entraînant avec elle tous nos Chamba, nous dûmes chercher ailleurs des moyens de couvrir au moins Ouargla et l'oued Ghir; quand au M'zab (dont nous n'avions encore que le protectorat) il était en état de se défendre lui-même. Ouargla et El-Goléa servirent alors à former un grand aghalik comprenant le Souf, l'oued Ghir et allant jusqu'aux portes de Biskra. Une personnalité indigène, déjà considérable par sa naissance et dont nous augmentâmes le prestige par la situation que nous lui donnâmes, fut chargé de protéger les pays en arrière de Ouargla et El-Goléa contre les Chamba placés, pour ordre, dans son aghalik.

C'était une besogne de makhzen. Si Ali Bey ben Ferhat, aidé d'auxiliaires bien en main et convenablement rétribués sur notre budget, s'en aquitta avec cette bravoure traditionnelle qui avait fait de ses ancêtres les arbitres du Sahara Oriental, du Djerid tunisien jusqu'au sud de Bouçada.

Ce fut avec les nomades de ces régions qu'il put recruter son makhzen et ramener dans le devoir la majeure partie des Chamba y compris ceux d'El-Golea.

Mais le jour où, en 1871, le contre-coup de l'insurrection se fit sentir dans le Sahara, il surexcita les esprits et raviva les haines séculaires des soff locaux; Si Ali

Bey, nous voyant hors d'état de nous interposer, abandonna Ouargla et Tougourt pour venir surveiller aux portes de Biskra les intrigues de ses rivaux.

Pendant ce temps Ouargla fut pris, Tougourt aussi, et la garnison de tirailleurs de cette dernière place attirée dans un guet-apens, fut massacrée avec deux frères et une partie de la famille d'Ali Bey.

Ce fut à des colonnes françaises, dispendieuses et pénibles, qu'échut alors la tâche difficile de rétablir en ces régions notre autorité nominale et de relever le prestige de la France.

Quand on crut la chose faite et quand nos soldats furent rentrés d'El-Goléa, on retira de l'aghalik le Souf qui n'avait rien de commun avec le reste du pays et pour le surplus on substitua à Si Ali Bey un officier de spahis sans la moindre attache politique, mais des mieux francisés, des plus intelligents et en qui on espérait avoir un agent fidèle et actif. Il débuta assez bien, puis, bientôt, il voulut jouer au grand chef, ne s'occupa plus que de ses intérêts et réussit bien mieux à faire ses propres affaires que les nôtres.

On dut encore une fois remanier l'organisation de cette malheureuse région. Ouargla séparé de Tougourt et. placé dans la division d'Alger eut la chance, cette fois, d'être confié à un autre officier de spahis doué de solides qualités. Celui-ci eut le bon sens et la modestie de toujours rester notre agent dévoué et attentif. Il n'en fut que plus estimé et mieux obéi des indigènes qu'il commandait. Quant à la surveillance du pays, elle fut faite dans les limites du possible, limites bien étroites sauf la Casbah de Ouargla où nous pouvons nous retirer et nous retrancher cette région est restée avec cet agha comme elle reste encore aujourd'hui avec un officier français, entièrement à la merci de nos amis les Chamba. Or, ceux-ci savent trop que nous ne pourrions ni les atteindre ni les châtier s'ils trouvaient un jour leur intérêt à se rapprocher davantage des Touareg et, Revue africaine, 30o année. N° 177 (MAI 1886). 12

car,

aujourd'hui encore, ils les ménagent autant que nous, bien qu'il y ait entre eux le sang de leurs convoyeurs massacrés avec Flatters.

III

Nos frontières sahariennes à l'ouest du djebel Amour et les Ouled-Sidi-Chikh avant 1864

A l'ouest du méridien de Cherchel, ou du djebel Amour, la situation de nos frontières est beaucoup moins bonne que dans l'est.

En effet, nous n'avons là ni nos limites nécessaires et logiques, ni les points stratégiques indispensables à notre sécurité, et les hauts-plateaux qui vont en s'élargissant, mettent jusqu'à 200 kilomètres d'étendue entre nos postes de la lisière du Tell et le commencement du Sahara.

Avant la création et l'occupation toute récente (18811882) de Mecheria et d'Aïn-Sefra, nous n'avions sur ces hauts-plateaux oranais comme place forte que le petit centre de Géryville, au pied occidental du djebel Amour, à plus de 250 kilomètres des populations marocaines.

Nous n'avions alors, et nous n'avons encore dans le Sahara oranais, aucun établissement français, comme moyen d'action.

Et cependant aussi bien du côté du Maroc que vers le Sud, nous avons devant nous les nomades les plus dangereux et d'énormes aggloméraions berbères, maintenues de force par ces mêmes nomades et par des influences maraboutiques toutes puissantes, dans l'éloignement et la haine de la France.

Comment donc, depuis un demi-siècle avons-nous réussi à faire, tant bien que mal, face à ces difficultés,

comment et dans quelles conditions avons-nous pu affirmer la souveraineté de la France en ces parages ?

Tout d'abord, il convient de rappeler que de 1830 à 1845 ou 1847, tout le sud oranais est resté à peu près en dehors de notre ingérence. A cette époque le pays, de Ouargla à Figuig, appartenait en entier aux Zoua, seigneurs des Ouled-Sidi-Chikh, avec lesquels aux premiers temps de la conquête nous n'avons eu aucun rapport, et dont le nom ne parut dans un document officiel que lors du traité de 1845 avec le Maroc, traité qui classe comme français les principaux ksours des OuledSidi-Chikh, et qui partage leurs nomades en deux groupes, l'un relevant de la France, l'autre relevant du Maroc.

Ce serait sortir du cadre de cette étude que de raconter l'histoire des Ouled-Sidi-Chikh, et d'expliquer comment les chefs de cette famille étaient arrivés en moins de deux siècles à cette haute situation politique et religieuse, qui faisait d'eux, avant 1830, les maîtres toutpuissants et incontestés de l'extrême-sud de la Régence d'Alger. Nous nous bornerons à dire que les Turcs comptaient avec eux et que si les Ouled-Sidi-Chikh reconnaissaient cette suzeraineté nominale, c'est que ceux-là, voyant en eux des alliés précieux, les entouraient d'égards et d'honneurs exceptionnels qu'ils n'accordaient jamais à d'autres chefs arabes. Non-seulement tous les Zoua (1), c'est-à-dire les membres des deux familles dirigeantes et leurs serviteurs directs étaient exempts d'impôts; mais, quand par hasard un de ces personnages venait à Oran, le bey envoyait au-devant de lui, hors la ville, sa musique et une escorte d'honneur; de riches cadeaux lui étaient offerts pendant tout son séjour, sans préjudice des dons et présents adressés presque annuellement aux deux chefs des branches rivales.

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(1) Zoua gens de la zouaïa (monastère) ne s'applique ici qu'aux membres des deux familles dirigeantes.

Car de la descendance du grand Sidi Chikh, qui eut 18 enfants, dont 14 ou 15 firent souche (1), deux familles seulement, en rivalité constante depuis 1660, sont en possession indiscutée de l'héritage spirituel de l'ancêtre commun, et, à ce titre, elles exercent la suprématie religieuse et politique plus ou moins directe sur les autres branches collatérales et sur les clients de la famille. La branche aînée a sa zaouïa-mère et les tombeaux de ses principaux ancêtres à côté et à l'est du tombeau du grand Sidi-Chikh, à El-Abiod; elle constitue les Zoua-Cheraga, chefs du soff Chergui; la branche cadette, ayant bâti, à El-Abiod, sa zaouïa à côté et à l'ouest du tombeau du grand Sidi-Chikh, est dite branche des Zoua-Gheraba; elle est à la tête du soff Gherbi (2).

Disons, en passant, qu'il faut bien se garder de confondre ces qualifications des zoua ou des soff d'El-Abiod, avec les désignations géographiques d'Ouled-Sidi-Chikh de l'est (Cheraga) et Ouled-Sidi-Chikh de l'ouest ou Gheraba; il y a dans cette similitude de désignations une source de confusions et d'erreurs que nous n'avons pas toujours su éviter.

Quoiqu'il en soit, en 1834, en présence du danger dont ils se croyaient menacés par le fait de notre occupation du littoral, les deux soffs Cheraga et Gheraba se réconcilièrent un instant et ils firent alliance avec l'émir ElHadj Abdelkader ben Mahieddin qui personnifiait le parti de la résistance à la France. Mais comme leur orgueil ne leur permettait pas d'accepter un rôle subalterne, ils se retranchèrent derrière leur caractère maraboutique pour transformer cette alliance en une sorte de neutra

(1) Voir Marabouts el Khouans, page 353.

(2) Chergui, pluriel Cheraga: oriental et orientaux; Gherbi, pluriel Gheraba occidental et occidentaux. On appelle indistinctement Ouled-Sidi-Chikh-Gheraba, les tribus françaises clientes des ZouaGheraba d'El-Abiod et les tribus de l'Ouest qui s'étaient fixées à Figuig et au Maroc bien avant 1830; ces dernières sont les seules visées par la convention de 1845 qui les a déclarés marocaines.

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