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Dieu ne la laissa pas impunie; bientôt après, c'est-à-dire dans la première dizaine du mois de Dou-'l-Hiddja de la même année [commencement de mars 1153], Roger inourut d'une esquinancie, âgé de près de quatre-vingts ans. [II mourut en 1154, âgé de cinquante-neuf ans.] Son règne avait duré environ soixante ans. [L'auteur confond les deux Rogers.] Il eut pour successeur son fils Guilielm, prince d'un caractère tyrannique et sombre, qui prit pour vizir le nommé Maio-el-Barani [natif de Bari]. Son administration était si mauvaise, que les forteresses de la Sicile et de la Calabre se mirent en révolte contre lui.

§ X.

L'IFRÎKÏA ET LES ÎLES VOISINES S'INSURGENT CONTRE

LES FRANCS.

Plusieurs forteresses de la Sicile venaient de se révolter contre Guilielm, à cause de sa tyrannie, et les peuples soumis à son autorité commençaient à espérer une prochaine délivrance, quand les habitants des îles de Djerba et de Kerkinna, ainsi que les populations de l'Ifrîkïa, se soulevèrent contre lui. Le premier musulman qui donna le signal de la révolte fut Omar-IbnAbi-'l-Hacen-el-Ghariani 1, gouverneur de la ville de Sfax. Roger avait d'abord offert le commandement de Sfax au père de celui-ci, homme d'une grande sainteté de mœurs, et, comme il refusa de l'accepter, en prétextant son incapacité et la faiblesse de l'âge, il l'emmena en Sicile pour servir d'otage, après avoir donné le gouvernement de la ville au fils. En partant pour sa destination, Abou-'l-Hacen dit à son fils Omar : « Je suis vieux >> et j'approche du terme de la vie ; profite donc de la première » occasion pour t'insurger, et n'aie point égard à la puissance » de l'ennemi. Ne t'inquiète pas non plus de moi; agis comme » si j'étais déjà mort. » Quand l'occasion se présenta, Omar

1. C'est-à-dire natif du Gharian, montagne située au sud de Tripoli. Dans l'Histoire des Berbères, ce surnom est écrit Feriani.

formèrent de grands tas qu'ils recouvrirent ensuite d'argile, Dans le mois de Safer 554 (mars 1159), Abd-el-Moumen quitta Maroc et prit la route de l'lfrîkïa. Dans l'armée qu'il avait réunie on comptait cent mille combattants et à peu près le même nombre de goujats et de valets. Telle fut sa prévoyance pour l'approvisionnement des troupes, que toute cette foule traversa des champs de blé sans en détruire un seul épi. A chaque halte, l'armée entière faisait la prière derrière un seul imam et prononçait, comme d'une seule voix, le cri d'Allah ekber (Dieu est très grand). Personne de toute cette multitude ne négligea en aucune circonstance de remplir ce devoir. El-Hacen-Ibn-Ali le sanhadjien, ex-roi d'El-Mehdïa, marcha en tête de l'avantgarde. Le 24 du mois de Djomada second (14 juillet), l'armée arriva près de Tunis, et la flotte, composée de soixante-dix vaisseaux, tant galères (chini) que transports (terîda) et pinasses (chelendi), y parut vers la même époque. Quand la ville fut investie, on somma les habitants de se rendre, et, sur leur refus, on commença l'attaque avec une vigueur extrême. Dix-sept de leurs notables, ayant à leur tête Ahmed-Ibn-Khoraçan, seigneur de la ville, sortirent alors au-devant d'Abd-el-Moumen et demandèrent grâce pour eux-mêmes et pour leurs concitoyens. En récompense de l'empressement que mirent ces personnages à faire acte de soumission, le monarque leur accorda sa protection avec l'assurance que leurs familles et leurs biens seraient respectés ; quant aux autres habitants, il promit de les épargner, eux et leurs familles, à la condition d'être mis en possession de la moitié de leurs richesses et de voir toute la famille d'IbnKhoraçan éloignée de la place. Il posta alors des gardes aux portes, pour empêcher ses soldats d'y pénétrer, et il y fit entrer des commissaires chargés de recevoir la moitié des biens des habitants. Les juifs et les chrétiens qui se trouvaient dans la ville eurent le choix de l'islamisme ou de la mort ; une partie se fit musulman et le reste fut exécuté. Au bout de trois jours, Abd-el-Moumen leva son camp, établi au pied des remparts, et prit la route d'El-Mehdïa. Sa flotte s'y dirigea aussi, en suivant parallèlement la marche de l'armée, et, le 12 du mois de Redjeb,

elles y arrivèrent toutes les deux. Il y avait alors dans cette forteresse plusieurs princes francs, fils de rois, et un grand nombre de chevaliers d'une bravoure éprouvée. Comme ils avaient évacué Zouîla, faubourg peu éloigné de la ville, l'armée musulmane s'y installa, de sorte que, dans l'espace d'une heure, cette place reçut une nouvelle population composée de soldats et des valets du camp. Une portion des troupes, ne pouvant y trouver des logements, s'établit dans les environs. Une foule innombrable de Sanhadjiens et d'habitants des villes voisines vint se joindre aux assiégeants. Pendant quelques jours, on attaqua El-Mehdïa de vive force, sans pouvoir faire aucune impression sur des fortifications aussi solides; d'ailleurs, l'armée n'avait pas assez d'espace pour combattre, vu que la ville occupait l'extrémité d'une péninsule, semblable à une main et un poignet, qui s'avançait dans la mer. Comme les Francs faisaient sortir leurs plus braves guerriers pour attaquer les flancs de l'armée musulmane et se replier ensuite en toute hâte, Abd-el-Moumen fit construire une muraille à l'occident de la ville et à travers la péninsule, afin d'empêcher cette manœuvre. En même temps, sa flotte entoura la forteresse du côté de la mer. S'étant luimême embarqué dans une galère, en se faisant accompagner par El-Hacen-Ibn-Ali, il fit le tour de la place et reconnut l'impossibilité de s'en emparer, sinon par un blocus prolongé. » Comment, dit-il à El-Hacen, as-tu pu abandonner une telle >>forteresse? » Celui-ci lui répondit : « A cause du manque de » vivres et d'hommes sur lesquels je pouvais compter. » Alors il donna l'ordre de ne plus combattre et de faire une grande provision de grains; aussi, en très peu de temps, il s'éleva au milieu du camp deux tas de blé et d'orge tellement grands que les étrangers, en y arrivant, les prenaient pour des collines. Le siège durait encore, quand il reçut la soumission de Sfax, de Tripoli, des montagnes des Nefouça et des bourgades de l'Ifrîkïa. Quant à Cabes, il le prit d'assaut. Son fils, Abou-MohammedAbd-Allah, partit avec un détachement et réduisit plusieurs localités. Les habitants de Cafsa, voyant les grandes forces dont Abd-el-Moumen disposait, lui firent porter leurs hommages.

Yahya, fils de Temim-Ibn-el-Moëzz, gouverneur de Cafsa, fut le chef de cette députation. Quand Abd-el-Moumen fut informé par son chambellan que les notables de Cafsa étaient à sa porte, il répondit : «< Tu te trompes; ce ne peuvent pas être les gens de >> Cafsa. » Et quand l'autre lui en réitéra l'assurance, il s'écria : « Comment cela peut-il se faire? Notre Mehdi n'a-t-il pas pré>> dit que nos amis abattraient les arbres et les murailles de » Cafsa? » Il accepta toutefois la soumission de cette ville et s'abstint de l'attaquer, Dieu ayant voulu que cette prophétie ne fût accomplie que plus tard. Le 23 du mois de Châban 554 (10 septembre 1159), on vit paraître devant El-Mehdïa la flotte sicilienne composée de cent cinquante galères et de plusieurs bâtiments de transport. Elle venait de l'île d'Iviça dont elle emmenait prisonnière toute la population, et d'où elle était partie à la suite d'un message que le seigneur de la Sicile lui avait expédié. Arrivée près de la ville, elle cargua ses voiles et tenta de pénétrer dans le port en se servant de ses rames. La flotte d'Abd-el-Moumen se mit aussitôt en mouvement; toute l'armée monta à cheval et prit position sur le bord de la mer. A cet aspect, les cœurs des Francs furent glacés de terreur. L'action commença et, pendant tout le temps qu'elle dura, Abdel-Moumen se tint le front prosterné vers la terre, en versant des larmes et en implorant Dieu de soutenir les musulmans. Ala fin, la flotte de l'ennemi remit à la voile, vivement poursuivie par celle d'Abd-el-Moumen, et, dans sa fuite, elle se laissa enlever sept galères. Les navires musulmans étant de retour, Abd-elMoumen distribua aux équipages de fortes gratifications. Bien que la garnison d'El-Mehdïa eût perdu tout espoir d'être secourue, elle tint ferme encore six mois. Vers la fin de Dou-'l-Hiddja de l'année susdite (janvier 1160), dix chevaliers chrétiens sortirent de la place et demandèrent à la rendre, pourvu que la garnison eût l'autorisation de repartir pour la Sicile en emportant ses effets. A cette époque, les Francs avaient épuisé leurs vivres et commençaient à manger leurs chevaux. Abd-el-Moumen refusa de traiter, à moins que les assiégés ne se fissent musulmans. Cette proposition fut repoussée, et, à la suite de plusieurs démarches

et d'humbles sollicitations, les Francs obtinrent leur première demande. Le vainqueur leur fournit des navires pour les emmener dans leur pays; mais, à cause du mauvais temps, plusieurs de ces bâtiments sombrèrent en mer, et un petit nombre seulement des infidèles arriva en Sicile. Abd-el-Moumen avait consenti à épargner la garnison d'El-Mehdïa, en conséquence des menaces du seigneur de la Sicile, lequel avait dit : « Si l'on tue >> nos camarades d'El-Mehdïa, je ferai passer au fil de l'épée les >> musulmans de la Sicile, je confisquerai leurs biens et je pren» drai leurs femmes et leurs enfants. » Dieu se chargea alors de faire mourir les Francs. Ils avaient gardé El-Mehdïa pendant douze ans. Abd-el-Moumen y fit son entrée dans la matinée du 10 Moharrem 555 (22 janvier 1160). Il y passa vingt jours à en réparer les fortifications et à y installer une garnison avec des approvisionnements. En partant, il y laissa un de ses officiers comme gouverneur, et plaça auprès de lui, en qualité de conseiller, El-Hacen-Ibn-Ali, l'ancien seigneur de la place. A ce prince il concéda des terres et des maisons d'un grand rapport, et il en traita les fils avec la même générosité. Le premier du mois de Safer, il reprit la route du Maghreb.

Dans le mois de Choual 572 (avril 1177), Ali-Ibn-el-Moëzz, seigneur de Cafsa, répudia l'autorité de Youçof, fils d'Abd-elMoumen, et se déclara indépendant. En l'an 575, Youçof vint mettre le siège devant Cafsa et le maintint pendant trois mois. Il abattit les arbres des environs et ôta enfin aux insurgés tout espoir de salut. Ibn-el-Moëzz se transporta alors secrètement à la tente de Youçof pour lui demander grâce de la vie et une amnistie pour les habitants de la ville. Le prince accueillit sa prière, et après avoir pris possession de Cafsa, au commencement de l'an 576 (juin 1180), il envoya Ibn-el-Moëzz en Maghreb.

T. II.

FIN DES APPENDICES DU TOME SECOND.

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