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Après la réduction d'Alger, El-Mostancer sortit de Tunis pour se livrer au plaisir de la chasse et visiter les provinces de son empire; mais, dans cette tournée, il fut atteint d'une maladie qui le força à rentrer dans sa capitale. Son indisposition prit bientôt un caractère alarmant, et le bruit de sa mort commençait à se répandre quand, au jour du Sacrifice de l'an 675 (16 mai 1277), il sortit du palais, appuyé sur les bras de deux serviteurs et pouvant à peine mettre un pied devant l'autre. S'étant alors placé dans une tribune, il rallia toutes ses forces afin de recevoir les hommages de ses sujets; mais, épuisé par cet effort, il rentra chez lui et mourut la même nuit.

De tous les princes de la famille d'Abou-Hafs, El-Mostancer fut celui dont l'autorité et la renommée eurent la plus grande étendue. Pendant un règne d'une durée peu commune, il avait vu les provinces de l'Espagne et de l'Afrique lui tendre une main suppliante et briguer son appui. Sa cour fut toujours remplie de personnages éminents qui s'y étaient rendus du vivant de son père. On y rencontrait surtout une foule d'Andalousiens, les uns poètes distingués, les autres écrivains éloquents, savants illustres, princes magnanimes, guerriers intrépides, qui étaient tous venus s'abriter à l'ombre de sa puissance. Faisons observer que le khalifat de l'Orient et celui de l'Occident venaient de succomber et que la voix de la puissance impériale ne se faisait plus entendre qu'à sa cour. L'empire chrétien avait englouti les métropoles de l'Andalousie orientale et occidentale: en 633 (1236), le roi [de Castille] s'était emparé de Cordoue; en 636 (1238), Valence succomba, et en 646 (1248), eut lieu la chute de Séville. En Orient, la ville de Baghdad, siège du khalifat des Arabes et capitale de l'islamisme, fut prise par les Tartars l'an 656 (1258), et, en Occident, douze années plus tard, les Mérinides enlevèrent le pouvoir à la famille d'Abdel-Moumen et occupèrent Maroc, siège du khalifat almohade. Tous ces événements eurent lieu sous son règne ou sous celui de son père.

A cette même époque, l'empire hafside se trouvait dans l'état le plus florissant: puissance étendue, bien-être général, revenus abondants, population nombreuse, patriotisme, forces militaires, tout contribuait à en rehausser la splendeur et à diriger vers El-Mostancer les regards des peuples voisins, qui tous espéraient trouver en lui un soutien et un vengeur. Pendant que les opprimés accouraient en foule pour implorer sa protection, la gloire et la majesté brillaient autour de lui, et la renommée portait au loin le bruit de ses exploits. Sous lui, la prospérité de Tunis fut portée au plus haut degré et les habitants jouirent d'une aisance sans exemple. On y rechercha le luxe dans les habillements, les équipages, les maisons, les meubles et les tentes; l'on rivalisa d'efforts pour rebâtir, restaurer et améliorer; on avait même atteint à la dernière limite de la perfection quand on entra dans une nouvelle époque, celle de la décadence.

YAHYA-EL-OUATHEC, SURNOMMÉ EL-MAKHLOUÈ [LE DÉPOSÉ],

EST PROCLAMÉ SOUVERAIN.

La nuit même de la mort d'El-Mostancer, les Almohades et tous les corps constitués se rendirent auprès de son fils Yahya et lui prêtèrent le serment de fidélité. Le lendemain, jour de l'inauguration solennelle, il prit le titre d'El-Ouathec (qui se fie à Dieu). Le nouveau souverain commença son règne par supprimer une foule d'abus et vider les prisons; il accorda des gratifications aux troupes et aux employés du gouvernement ; il fit restaurer les mosquées et abolit plusieurs impôts qui pesaient sur le peuple. Il combla aussi de récompenses les poètes qui s'étaient empressés à célébrer ses louanges. Par son ordre, on mit en liberté Eïça-Ibn-Dawoud et on le rétablit dans la place qu'il avait remplie avant sa détention '. Le droit d'administrer le

1. On a vu ci-devant, p. 366, qu'Eïça-Ibn-Dawoud était un des sept chefs almohades qui commandaient l'armée musulmane, lors de la descente de Saint-Louis.

serment de fidélité et de conduire les affaires de l'empire avait été accordé à Saîd-Ibn-Youçof-Ibn-Abi-Hocein, en considération des fonctions importantes qu'il remplissait déjà et de la haute place qu'il occupait dans l'opinion publique. Nous allons raconter de quelle manière eurent lieu la chute de ce ministre et son remplacement par Ibn-el-Habbeber 1.

DISGRÂCE D'IBN-ABI-'L-HOCEIN ?.

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IBN-EL-HABBEBER EST NOMMÉ

PREMIER MINISTRE.

Abou-'l-Hacen-Yahya-Ibn-Abd-el-Mélek-el-Ghafeki, sur

nommé Ibn-el-Habbeber, était natif de la province de Murcie, en Andalousie. Il vint en Afrique avec les émigrés qui abandonnèrent l'Espagne orientale lors de la conquête de cette région par les chrétiens. Bien qu'il ne possédât qu'un seul talent, celui de l'écriture, il se fit donner un emploi dans l'administration des provinces et il monta alors de grade en grade jusqu'à ce qu'il entrât comme secrétaire au service d'Ibn-Abi-'l-Hocein. Porté ensuite par son patron à la présidence du conseil d'état, il parvint à y exercer une influence sans bornes. Dans cette position, il entretint des rapports secrets avec El-Ouathec, fils du sultan, et se ménagea ainsi des titres à la faveur de ce prince. Lors de l'avènement d'El-Ouathec, il en devint le conseiller intime et le secrétaire d'état 3. Contrarié, ensuite, et vexé par l'opposition d'Ibn-Abi-'l-Hocein, qui voyait avec peine ses anciens bienfaits méconnus, il chercha à indisposer le sultan contre lui et tenta la cupidité du monarque par la perspective des richesses amassées par ce ministre. Il y réussit trop bien : en l'an 676 (1277-8), dans le sixième mois du règne d'El-Ouathec, Saîd-Ibn

1. Dans le texte arabe, il faut lire oua lam yezel, à la place d'oua la yezel.

2. Il ne faut pas confondre ce personnage avec son cousin et homonyme dont notre auteur vient de donner une notice biographique. 3. En ar a be: écrivain de l'alalama. Voir p. 336.

Abi-'l-Hocein fut arrêté et conduit à la citadelle, pendant qu'Ibn-Yacîn, Ibn-Seïad-er-Ridjala et d'autres officiers s'emparèrent de son mobilier. L'administration des finances fut confiée à un affranchi d'origine chrétienne nommé Modafê, et Abou-ZeidIbn-Abi-'l-Alam reçut l'ordre d'opérer la confiscation des biens du prisonnier. Par l'emploi de la torture, ce chef almohade arracha de fortes sommes à l'inculpé, et il ne cessa de le mettre à la question jusqu'à ce que ce malheureux eût déclaré n'avoir plus rien. Il lui fit prêter serment à cet effet, et, ensuite, par une nouvelle application de la bastonnade, il le contraignit à avouer qu'il avait encore quelques sommes en dépôt chez des individus qu'il nomma. Quand la rentrée de cet argent fut effectuée, un des esclaves d'Ibn-Abi-'l-Hocein déclara que dans la maison de son maître il y avait un trésor caché. On alla y faire des fouilles et on découvrit six cent mille pièces d'or. Alors on n'ajouta plus aucune foi aux paroles du prisonnier et on l'accabla de tourments jusqu'à ce qu'il mourut. Cela eut lieu dans le mois de Dou-'l-Hiddja 676 (avril-mai 1278). On ignore ce que devint le corps du supplicié.

Ibn-el-Habbeber, se trouvant ainsi seul directeur du gouvernement et maître de l'esprit du sultan, nomma son propre frère, Abou-l-Ola[-Idrîs], administrateur des impôts de la province de Bougie, et encourut la haine des cheikhs almohades et des courtisans par son orgueil, son esprit despotique et la hauteur avec laquelle il accueillit leurs hommages. Par sa persévérance à suivre cette voie dangereuse, il s'attira des malheurs qui retombèrent sur l'empire.

ABOU-ISHAC ARRIVE D'ESPAGNE ET SE FAIT PROCLAMER SULTAN PAR LES HABITANTS DE BOUGIE.

En l'an 660 (1261-2), le sultan El-Mostancer ôta le gouvernement de Bougie à son frère, l'émir Abou-Hafs, et confia cette

1. Malgré l'autorité des manuscrits et du texte imprimé, il faut lire : oualian ala achghal Bedjaïa. Voir le chapitre suivant.

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charge importante à Abou-Hilal-Eïad-Ibn-Saîd-el-Hintati. Cet officier resta en fonctions jusqu'à sa mort, événement qui eut lieu à Beni-Oura, en l'an 673. Son fils Mohammed-Ibn-AbiHilal lui succéda dans ce commandement et y fit preuve d'une haute capacité. Lors de la mort d'El-Mostancer et l'avènement d'El-Ouathec, Mohammed envoya au nouveau sultan l'assurance de son dévouement et lui fit porter, par une députation, les hommages 1 du peuple de Bougie. Quelque temps après, l'administration des revenus fournis par cette province fut confiée à [Abou-'l-Ola-]Idrîs par son frère, Ibn-el-Habbeber. Ce fonctionnaire ramassa beaucoup d'argent dans cet emploi et imposa ses volontés au conseil municipal de la ville. Le gouverneur luimême fut indigné de la conduite despotique d'Abou-'l-Ola et, sachant que ce même individu travaillait à le perdre, il tint conseil avec ses officiers et suborna 3 quelques-uns de ses affidés afin de prévenir le danger. Le premier jour du mois de Dou-'lCâda 667, Abou-'l-Ola alla, comme d'ordinaire, tenir une séance à la porte du palais, quand il fut tué par les conjurés. Sa tête fut séparée du corps et livrée aux insultes de la populace.

Au moment où cet événement se passa, l'émir Abou-Ishac venait d'arriver à Tlemcen. Ayant appris la mort de son frère El-Mostancer, il s'était décidé à passer en Afrique afin de faire valoir ses droits au trône. Il hésita d'abord quelque temps [avant de quitter l'Espagne], mais ayant enfin traversé la mer, il prit la route de Tlemcen et trouva auprès de Yaghmoracen-IbnZian l'accueil le plus distingué.

Après l'assassinat d'Abou-'l-Ola, les habitants de Bougie et leur gouverneur virent que le seul moyen d'échapper à la vengeance du sultan était de reconnaîtrela souveraineté d'Abou-Ishac et de le faire prier, par une députation, de venir prendre possession de la ville. Le prince répondit à leurs vœux et fit son

1. Dans le texte arabe, il faut lire bi-bîatihim.

2. Lisez el-mela à la place d'el-melek, dans le texte arabe.

3. Le mot dakhel se trouve dans les manuscrits, mais il faut lire dâkhel, à la troisième forme.

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