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dans le Sahara et, dès que les premières chaleurs de l'été se faisaient sentir, elle remontait vers le nord et plantait ses tentes dans les vastes plaines qui s'étendent entre Constantine et Setif. Pendant leur séjour dans le Sud, les Oulad 'Anan exigeaient des habitants des oasis que la récolte des dattes se fit à leur profit, et ceux-ci étaient forcés de se soumettre sans murmures à leurs caprices. Une année, les habitants des oasis de Sidi Khaled gardèrent en réserve, pour leur nourriture, une certaine quantité de dattes; les Oulad 'Anan s'aperçurent du détournement et jurèrent que jamais plus les khaldiens ne mangeraient de leurs fruits. Tous les ans, en effet, les nomades allaient camper autour de l'oasis, et la récolte se faisait en leur présence. Avant de monter sur les palmiers, les gens de Sidi Khaled devaient se remplir la bouche d'eau, et si, en descendant de l'arbre, ils ne rendaient pas la même quantité de liquide, on les bâtonnait à outrance.

En une autre circonstance, les Oulad 'Anan, revenant de la chasse, éventrèrent un jeune enfant et donnèrent ses entrailles en pâture à leurs faucons.

Le marabout de Sidi-Khaled, poussé à bout par tous ces actes iniques, invoqua Dieu, demandant l'anéantissement de la troupe maudite qui opprimait le pays. Sa prière fut exaucée; les plus coupables des Oulad 'Anan furent engloutis dans le Sahara par une tempête de sable; les survivants, réduits à la dernière extrémité par la sécheresse et la famine, gagnèrent les plateaux du Tell où ils se dispersèrent. Le groupe principal des Oulad 'Anan se refugia au Ferdjioua et s'y établit; une de leurs fractions, appelée les Semara ou Semran (les bruns), à cause du teint foncé qui les distinguait, s'arrêta sur les

bords de l'Oued Roumel, auprès d'une fontaine à laquelle ils donnèrent leur nom, Ain-Semara (1). Cette région. était alors couverte de taillis épais qui, de la cime du Djebel Chettaba, descendaient jusqu'aux bords de la rivière. Le voyageur n'osait s'y aventurer isolément, dans la crainte d'y rencontrer des maraudeurs.

A la même époque, d'autres familles des Oulad Derradj et des Oulad Sellam du Hodna, fuyant aussi la misère, vinrent s'arrêter à Aïn-Semara. Or, la domination turque, bien qu'établie à Constantine, depuis quelques années, élait loin encore d'avoir fait reconnaitre son autorité dans les campagnes, où le droit du plus fort était seul respecté. Afin de mettre un terme à cette anarchie, il fallait, avant tout, se créer des auxiliaires, et les beys ne négligèrent aucun moyen pour attacher à leur cause le plus grand nombre de partisans.

Les familles du Hodna et du Sahara nouvellement campées sur les bords du Roumel étaient dans le plus grand dénûment; la sécheresse avait détruit leurs récoltes, et leurs troupeaux étaient morts faute de pâturages. Le bey, par mesure politique plutôt que par commisération, leur fit aussitôt distribuer des grains, leur confia la garde des bestiaux destinés à l'alimentation de la garnison turque, et parvint, à force de cadeaux et de bons traitements, à les déterminer à résider définitivement à AïnSemara. Un autre groupe d'individus, venu des Aït 'Aziz, du Babor, fut aussi installé à côté d'eux. Les uns et les autres se mirent à l'œuvre, défrichèrent le terrain nécessaire à leurs cultures, et, en peu d'années, formèrent

(1) Aïn Semara où s'élève aujourd'hui notre village européen de ce nom, à 19 kil. de Constantine.

un noyau de population d'autant plus attaché au gouvernement turc, qu'il lui devait sa prospérité et, au besoin, un appui contre de turbulents voisins.

Pendant une période d'une soixantaine d'années, ce groupe s'accrut de tous les éléments étrangers qui vinrent s'y incorporer, et formèrent rapidement une force armée en état de rendre de véritables services au bey de Constantine.

On les appela zmala du bey, parce que, chaque fois que le bey se mettait en campagne, ils venaient dresser leurs tentes autour de la sienne pour lui servir de gardes. Le voyageur français Peyssonnel, qui, en janvier 1725, visita le camp du bey Hosseïn, établi dans la plaine des Segnïa, dit à ce sujet :

« Son armée (du bey) était composée alors de douze pavillons turcs...... Toutes les tentes étaient posées sans aucun ordre, et il y avait plusieurs douars d'Arabes dont les tentes formaient le rond et entouraient le camp. Ces Arabes sont presque tous entretenus et forment un secours aux Turcs. »

Durant les dernières années du XVIIe siècle, ils accompagnaient déjà les colonnes turques guerroyant dans la province; mais, d'après la notice que nous ont fourni les notables de la tribu, ce n'est que vers 1717, sous le bey Kelian Hosseïn, dit Bou-Kemia, que la zmala fut définitivement organisée en corps militant, et voici en quelle circonstance :

Quelques familles des Selmia du Sahara, détachées du reste de la tribu, passant alors l'été dans le Tell, suivirent le cours de l'oued bou Merzoug et vinrent dresser leurs tentes sur l'emplacement occupé aujourd'hui par

notre village du Khroub. Elles se mirent au service d'un nommé Mohammed ben Amar ben el-Abiod, chef de partisans, qui rançonnait à son profit les populations. environnantes. Le bey Kelian, ayant eu connaissance des hauts faits de Mohammed ben Amar, préféra l'attacher à sa cause que de le laisser guerroyer pour son comple personnel. Il lui fit donc proposer de le conduire à Alger pour le présenter au pacha, et demander en sa faveur le titre honorifique de chef de la zmala. Mohammed ben Amar accepta et accompagna, en effet, le bey à Alger, où il obtint du pacha le titre de kaïd zmala avec l'exemption d'impôt pour tous ses gens.

Lorsque les troupes turques venaient périodiquement d'Alger à Constantine, elles campaient sur la rive gauche du Roumel, où est aujourd'hui notre terrain de manœuvres pour la cavalerie. Mohammed ben Amar, investi de ses nouvelles fonctions, dut se rapprocher du camp turc; il amena son monde et l'installa sur les versants de Bou Amroun, colline qui s'étend au-delà des arcades romaines, devant Constantine. Par suite de ce premier déplacement de la zmala, quelques familles se détachérent du restant de la troupe. Une partie des Oulad Selam continua à faire de la culture auprès de Aïn Semara, où nous la retrouvons encore aujourd'hui. Les Aït Aziz, de leur côté, furent laissés sur les versants du Chettaba, où les beys leur donnèrent le monopole de l'exploitation des bois et broussailles nécessaires aux fours à pain, à chaux et à plâtre de la ville de Constantine (1).

(1) Tout le pâté montagneux connu sous le nom de Chettaba, qui, du pied de Constantine, s'étend jusqu'à l'oued Atmenia, sur une étendue d'environ 40 kilomètres, était couvert, autrefois, de forêts, dont il est facile

La Zmala proprement dite était donc campée au Bou Amroun, sur la rive droite du Roumel. Elle s'augde reconnaître encore les traces. A une époque reculée, les Romains y avaient créé de nombreux établissements et même quelques petites villes, telles que le château d'Arsagal, où était un évêché. et Uselitanum, que M. Cherbonneau a explorés et fait connaître. D'après la tradition locale, le déboisement complet du Chettaba ne remonterait pas à une époque très éloignée. Il y a encore, dans ce pays, des vieillards qui se rappellent avoir vu les versants de la montagne couverts de chênes, de genévriers, d'amandiers, d'ormes, d'azeroliers et autres essences rustiques, tombées depuis sous la cognée des populations insouciantes de l'avenir. Du temps des Turcs, les Kabiles venus des Aït Aziz, du Babor, furent établis au Chettaba par ordre des beys. On leur en donna la jouissance, sans payer aucune redevance, en leur faisant prendre l'engagement d'approvisionner constamchaux qui en ment de bois Constantine et les fours à pain, à briques et dépendent.

L'exploitation n'étant soumise à aucun impôt, à aucune règle de conservation et d'aménagement, et les coupes n'étant point surveillées, l'œuvre de destruction marcha avec rapidité. C'est ainsi que, par défaut de prévoyance, on anéantit une ressource si utile à la porte d'une ville aussi considérable que Constantine.

Le mot arabe Chettaba, qui vient du verbe chetteb, signifie couper, pour fendre du bois, que nous pourrions exprimer par la montagne de la cognée. Il indique assez le genre d'industrie que devaient exercer les habitants de cette région. Quelques vieillards racontent que cette montagne, aujourd'hui dénudée, servait d'asile à de nombreuses bandes de sangliers, et que l'on y tua même des lions dans le ravin qui porte encore le nom de Chabet Seid, le ravin du lion.

Il y a aussi le Châbet Zoubia, le ravin des fosses aux bêtes fauves creusées par les bûcherons pour détruire, sans danger, les animaux nuisibles. Mais ce moyen ne suffisant pas, on mit le feu aux forêts; les ravages devinrent alors désastreux, ct cette montagne, jadis couverte de verdure, ne tarda pas à offrir l'aspect aride et dénudé que nous lui voyons aujourd'hui. De là, sans doute, date l'époque du tarissement des sources et des fontaines du Chettaba, dont le volume d'eau devait être considérable, si l'on en juge par les traces très apparentes qui se voient dans les anciennes conduites d'écoulement ou d'irrigations.

Depuis un an (1868), le reboisement de la montagne du Chettaba a été entrepris par le service des forêts. Dans quelques années, on pourra reconnaître l'utilité de cette œuvre de régénération.

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