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préparé aux recherches spéciales qui devaient illustrer son nom quelques années plus tard. Il exerça sa profession jusqu'en 1834, tout en collectionnant des médailles et recueillant des haches polies et des fossiles. Après la mort de son père, il put s'adonner exclusivement à ses chères études: c'est à cette date que remontent les premiers écrits de notre illustre et regretté maître.

Pendant les dix longues années qu'il avait en partie consacrées à la pratique, Edouard Lartet s'était bien fréquemment accordé la satisfaction d'obliger ses compatriotes d'Ornezan, de Simorre ou des autres communes voisines. Serviable et désintéressé, comme nous l'avons encore connu vers la fin de sa vie, il leur donnait volontiers des consultations juridiques d'autant plus goûtées de ces villageois qu'elles ne coûtaient rien à leur bourse. Et ces clients improvisés, afin de reconnaître les bons offices de l'avocat qui savait à si peu de frais arranger leurs affaires et régler leurs différends, lui remettaient avec empressement les objets plus ou moins précieux qu'ils trouvaient dans le cours de leurs travaux rustiques. C'étaient des haches de pierre ou des médailles, ou bien encore des os et des coquilles que leur imagination attribuait au diable contrefaisant dans les entrailles de la terre l'œuvre du Créateur.

Un jour, un paysan apporta à Lartet une grande dent fossile trouvée sur les coteaux qui bordent la vallée du Gers. D'autres collectionneurs (et c'est le plus grand nombre) se seraient contentés de placer la chose curieuse dans quelque vitrine plus ou moins exposée aux yeux des visiteurs.

Lartet, qui s'était intéressé aux choses de la science pendant son séjour à Paris; Lartet, auquel de longues et fécondes lectures avaient ouvert les horizons les plus variés, en développant ses tendances encyclopédiques, Lartet voulut tirer de cette mystérieuse dent tout ce qu'elle pouvait apprendre à son esprit investigateur. L'homme de loi numismate interrogea péniblement cette médaille demi-fruste, et bientôt il sut lui faire dire tout ce qu'elle savait d'un passé lointain et inconnu. Le mastodonte était déterminé, et Lartet avait trouvé du même coup sa véritable vocation.

Aidé de quelques bons livres, il acquit rapidement les connaissances géologiques indispensables aux recherches paléo

zoïques devenues sa principale occupation. Il étudia avec soin les terrains tertiaires de Simorre, et le Bulletin de la Société géologique de France enregistra sous forme de lettre à Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, à la date du 7 avril 1834, une série de découvertes paléontologiques du plus haut intérêt exposées avec cette réserve prudente et cette modestie pleine de dignité dont, devenu maître à son tour, Edouard Lartet ne s'est jamais départi.

Les recherches faites à Simorre et dans quelques localités voisines avaient amené la découverte de près de vingt espèces de mammifères fossiles, dont les trois quarts étaient nouvelles pour la science et dont une sur quatre appartenait même à quelque genre inconnu. Le gisement de Sansan, trouvé à la fin de cette même année par un pâtre des environs, fut à son tour examiné, et le camp de los Hossos fouillé pendant près de deux ans enrichit successivement la faune tertiaire d'un nombre de mammifères bien plus considérable. C'étaient de grands carnassiers, tels que cet animal voisin du genre canis, exhumé en 1855; des pachydermes comme le rhinocéros à quatre doigts aujourd'hui nommé acerotherium, rencontré la même année dans le même gisement; puis des insectivores, des rongeurs, des édentés, des ruminants, etc., etc.

Dans une lettre à M. Michelin insérée au procès-verbal de la séance du 16 mai 1856 de la Société géologique, Lartet énumérait déjà cinq espèces de mastodontes, deux dinotherium, six rhinocéros, un paléothère, un grand carnivore, etc. Il est vrai que, suivant en cela F'exemple d'un grand nombre de ses contemporains, Lartet multipliait facilement les espèces, et que plus tard, avec cette admirable bonne foi qu'il apportait à tous ses actes, il revint sur plusieurs de ses diagnoses du début et supprima quelques lignes de sa nomenclature.

Mais, ainsi qu'il l'observait à son distingué correspondant M. Michelin, il était bien neuf dans cette branche de connaissances en 1836; aussi ceux qu'il mettait modestement en garde contre ce qu'il appelait ses appréciations hasardées s'étonnaient à bon droit de voir un débutant, privé de ces matériaux de comparaison toujours indispensables au paléontologue, surmonter avec autant d'aisance des difficultés aussi grandes, et atteindre, malgré son isolement, un tel degré de précision. Lartet cut bientôt l'occasion de déployer cette

sagacité anatomique dans des conditions particulièrement déli

cates.

Jusqu'alors ses découvertes avaient porté sur des groupes d'animaux dont ses prédécesseurs, et Cuvier surtout, avaient au moins ébauché l'histoire paléontologique. Lartet n'avait eu qu'à les suivre d'aussi près que possible dans leur nomenclature et dans leurs descriptions, et Geoffroy Saint-Hilaire l'avait hautement félicité devant l'Académie à propos du macrotherium, genre nouveau qui, « comme condition d'essence » et «< comme euphonie », lui paraissait rappeler avec avantage le nom analogue donné par Cuvier à un autre édenté fossile, de même famille, le megatherium (1837). Dans le même esprit, Lartet avait créé le genre dicrocère pour les cerfs à bois fourchu, dont il connaissait trois espèces, le genre amphicyon pour son grand carnassier voisin de certains chiens, etc.

Les nouvelles fouilles qu'il exécuta à Sansan, cette fois avec le concours de l'Etat, le mirent en contradiction avec Cuvier sur un des points auxquels l'illustre zoologiste paraissait avoir attaché la plus grande importance, et il lui fallut toute sa science et toute sa pénétration pour tirer de la découverte qu'il fit à Sansan en 1836 la démonstration de l'existence des singes fossiles, que l'on avait niée comme on niait celle de l'homme.

Dès ses premières découvertes, Lartet avait offert aux professeurs administrateurs du Muséum d'histoire naturelle de Paris d'assurer à cet établissement la possession des pièces importantes qui lui tomberaient entre les mains. Cette proposition avait été accueillie avec faveur; et M. Guizot, ministre de l'instruction publique, puis M. de Salvandy, qui lui succéda dans ce poste, aidèrent à continuer ces utiles travaux. L'Académie des sciences joignit ses encouragements à ceux du ministère. Les fouilles, largement exécutées, grâce à ces concours efficaces, donnèrent des résultats de plus en plus satisfaisants; une prodigieuse quantité d'ossements fossiles fut mise à jour, appartenant en majeure partie aux animaux indiqués cidessus, et parmi ces débris tertiaires il se trouva une mâchoire inférieure avec sa dentition complète, dont la formule était celle de l'homme et des singes de l'ancien continent.

Lartét étudia cette pièce avec le plus grand soin, et en traça une rapide description qu'il communiqua à l'Académie des

sciences le 16 janvier 1837, et dont le développement présenté à ce même corps savant le 17 avril suivant fut inséré, sur les conclusions d'un rapport de Blainville, dans le Recueil des savants étrangers.

Ce singe fossile, considéré d'abord comme formant un sousgenre voisin des gibbons, désigné sous le nom de protopithecus, est généralement rangé aujourd'hui dans le genre gibbon lui-même, et il a reçu de Duvernoy le nom de hylobates antiquus.

Une découverte qui portait au système accepté de presque tous une grave atteinte, en démontrant qu'il ne reposait que sur des arguments négatifs, et qui, combinée avec celles qui l'avaient précédée, était de nature à modifier profondément les idées que l'on s'était faites des temps paléontologiques en y introduisant la notion de variations des milieux, était nécessairement appelée à avoir un grand retentissement. Les communications de Lartet à l'Institut et les rapports auxquels elles donnèrent lieu furent analysés et commentés dans presque tous les recueils scientifiques et le nom du paléontologue d'Ornezan, répété d'académie en académie, fut bientôt répandu d'une extrémité à l'autre du monde savant.

Dans le mémoire qu'il avait consacré à discuter les découvertes de Lartet sur les singes fossiles, Blainville s'était abstenu à dessein, semble-t-il, de toucher aux problèmes généraux que soulevaient les faits inattendus révélés par les dernières fouilles de Sansan. Il avait retracé un rapide historique où se révélait son érudition habituelle, discuté en passant les observations relatives au singe actuel des rochers de Gibraltar, puis commenté les diagnoses de Lartet, dont il faisait valoir le très-haut intérêt.

Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, non moins bienveillant que Blainville pour Lartet, qu'il honora depuis d'une bien précieuse amitié, mais plus entreprenant que son confrère et moins désireux que lui de ménager certaines susceptibilités, attaqua la question générale avec cette audace qui lui était familière. Le titre de son mémoire est très-explicite; il est ainsi formulé Sur la singularité et la haute portée en philosophie naturelle de l'existence d'une espèce de singe trouvée à l'état fossile dans le midi de la France. Geoffroy savait déjà avec quelle élévation d'idées et quelle profondeur

de vues Lartet étudiait les débris des mammifères éteints; n'indiquer le fait signalé par lui « qu'au titre d'une singularité et de l'intérêt d'une découverte inattendue » lui semblait n'en prendre qu'un sentiment tout à fait insuffisant, et il insista sur deux points, sur ce qu'il appelait la « miraculeuse antiquité» des fossiles, et sur l'influence des milieux sur ces animaux. Ainsi considérée, la science paléontologique n'aboutissait pas seulement « à inventer des noms et à tracer des descriptions » et la découverte de Lartet, très-remarquable sans doute au point de vue de la géographie zoologique, était appelée (ce sont les propres paroles de Geoffroy) « à commencer une ère nouvelle du savoir humanitaire » appelée « à fonder les études et à rechercher les caractères différentiels des divers milieux ambiants, les spécialités du moins par approximation de ces champs de l'univers, où d'époques en époques s'exercent et s'accomplissent les mutations des choses ». L'apparition du singe fossile venait, selon Geoffroy (et l'opinion de ce grand homme, modifiée seulement dans sa forme, est devenue celle de tous les savants spéciaux), cette apparition venait, disait-il, « révéler les limites des temps antédiluviens, nous rendre en quelque sorte perceptibles ces àges de transition durant lesquels une nouvelle atmosphère se trouve en mesure de livrer à l'animal des conditions de respiration pulmonaire, qui sont plus spécialement dévolues aux êtres des temps actuels les plus élevés dans l'échelle. »

Geoffroy s'était arrêté là; « l'heure des recherches philosophiques n'est pas encore sonnée, » écrivait-il, en terminant son mémoire. L'homme, ce dernier terme de la zoologie, qu'il n'avait pas voulu nommer, mais dont, en insistant sur la très-haute ancienneté de l'âge de transition, qu'il faisait toucher du doigt, il vieillissait, par là même, considérablement les origines, cet homme, Lartet en venait parler quelques séances plus tard, il déclarait que son existence paléontologique n'avait rien d'invraisemblable à ses yeux; mais il s'efforçait avec Geoffroy Saint-Hilaire de tenir compte des conditions ambiantes auxquelles cet être pouvait avoir été soumis, et au milieu de ces phrases discrètes et réservées dans lesquelles il enveloppait sa pensée, il n'est pas malaisé de deviner que Lartet acceptait la découverte possible d'un homme fossile tertiaire offrant une organisation qui obligerait peut-être à en faire

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