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blème. Il y a seize ans, messieurs, l'étude des anthropomorphes, qui occupe aujourd'hui tant d'esprits curieux, était toute récente pour la moitié des genres qui forment cette famille. Avec quelle sûreté pourtant, décrivant la morphologie des dents, leurs dispositions réciproques, leur grosseur, leur mode d'évolution, il reconnaissait dès lors, au milieu des contradictions des auteurs, aidé d'un fort petit nombre d'éléments de comparaison, ce qu'aujourd'hui nous savons être l'exacte

vérité.

Le mémoire sur les migrations anciennes des mammifères de l'époque actuelle a été publié en 1858, et malgré les immenses progrès de la paléontologie quaternaire, cet admirable travail n'a cependant presque pas vieilli. La théorie qui y est exprimée est la seule assurément qui satisfasse aux exigences de la météorologie comparée, et qui, avec les explications ajoutées par son auteur en 1867, rende un compte satisfaisant de la présence dans les mêmes dépôts d'animaux aussi complétement différents les uns des autres que ceux que Lartet distinguait en groupes septentrional et méridional. C'est la seule théorie, permettez-moi de l'affirmer ici une fois encore, qui puisse expliquer la présence sur notre sol, à l'époque quaternaire, des types humains si bien caractérisés que des fouilles plus récentes nous ont mis sous les yeux.

En étudiant ces animaux dont l'examen détaillé lui était nécessaire pour son grand mémoire sur Sansan qu'il n'avait pas perdu de vue, Lartet devait être forcément amené à s'occuper de nouveau de l'homme, à l'ancienneté relative duquel il avait toujours cru, et dont une visite récente au gisement de Denise lui avait à peu près démontré l'existence aux temps quaternaires. Suivant Boucher de Perthes, dont M. Dally vous rappelait, il y a trois ans, les pénibles labeurs et les luttes persévérantes, ces éléphants, ces rhinocéros, ces aurochs, ces cerfs, dont les débris caractérisent les terrains quaternaires, avaient été contemporains de l'homme. Ce premier-né de l'humanité, ce sauvage grossier, mais relativement intelligent, avait laissé sous les alluvions de la vallée de la Somme les preuves de sa haute antiquité.

Dans ces bancs diluviens, en effet, Boucher de Perthes avait trouvé, en place, de nombreux silex taillés suivant des formes définies et intentionnelles ; mais cette découverte, tout appuyée

qu'elle fût par les vérifications successives d'un certain nombre de géologues et de paléontologues éminents de France et d'Angleterre, laissait encore quelque prise au doute. On objectait, par exemple, aux conclusions de Boucher de Perthes et de ses adhérents que le mélange actuel d'objets auxquels on ne refusait pas le caractère de fabrication humaine, avec les restes de mammifères disparus, ne prouvait pas la stricte contemporanéité de l'homme et de ces animaux. Lartet, qui suivait avec intérêt l'évolution de cette palpitante question de l'homme fossile, s'était dit depuis longtemps que cette objection, la seule réellement fondée de toutes celles qu'on avait élevées contre Boucher de Perthes, devait tomber d'elle-même si l'on parvenait à constater des traces non équivoques d'une action humaine quelconque sur les os mêmes des animaux enfouis avec les silex travaillés dans les alluvions quaternaires.

Il existait bien dans la science quelques affirmations de cet ordre. M. Joly, par exemple, dans ses notes à Buckland, M. Pomel dans ses Nouvelles Considérations sur la paléontologie de l'Auvergne avaient fait allusion à cet ordre de preuves, mais ils s'étaient bornés à de vagues indications auxquelles Lartet a substitué une démonstration précise. Vous avez pu voir, messieurs, dans les collections du Muséum de Paris, ces pièces dont Isidore Geoffroy a entretenu longuement notre Société, ces os de rhinocéros, d'aurochs ou de megaceros, entaillés à l'état frais par l'instrument tranchant de l'homme primitif, à l'aide desquels Lartet a définitivement démontré la coexistence de l'homme et de ces mammifères aujourd'hui disparus.

De ce jour-là, messieurs, date la paléontologie humaine, et de ce jour aussi, Lartet, fondateur de la nouvelle science, lui consacre la meilleure partie de son temps et de ses forces, associant, dans une combinaison heureuse, aux recherches de son âge mûr les études de sa jeunesse, et de l'union de deux sciences demeurées jusqu'alors à peu près étrangères l'une à l'autre tirant cette branche des connaissances humaines qu'on a si heureusement nommée à son début l'archéogéologie.

Le premier résultat de ses recherches dans cet ordre d'idées amène la découverte d'une hache taillée en place dans le diluvium gris de la vallée de la Seine. Puis il fouille Aurignac;

Aurignac, l'un des anneaux de cette merveilleuse chaîne qui relie aujourd'hui, presque sans interruption dans un passé immense, l'histoire à la géologie; Aurignac qui, tout incomplet qu'il est, ouvre cependant les yeux à tous les hommes de science que n'aveugle point l'esprit de parti; Aurignac qui conquiert à la doctrine de l'ancienneté du groupe humain des adhésions d'autant plus précieuses qu'elles vont se transformer en activités fécondes. N'oublions pas, en effet, messieurs, que ce sont ces fouilles de Clichy et d'Aurignac qui ont inspiré celles des alluvions de Grenelle d'une part, et de l'autre des cavernes de Lourdes, de Bruniquel, de L'herm et tant d'autres non moins fructueuses, parmi lesquelles nous ne rappellerons spécialement que celles de Massat, dont les résultats ont valu à notre Société la première communication de Lartet sur cet âge du renne qu'il devait si complétement faire connaître quelques années plus tard.

Il serait superflu de retracer ici tout ce mouvement scientifique dont Lartet fut le centre, et qui, se propageant d'année en année et de pays en pays, gagne aujourd'hui les contrées les moins accessibles, il y a dix ans, à ce genre d'études délicates et difficiles.

Le Moustier, Aurignac, les Eyzies, la Madeleine, Laugerie, toutes ces étapes de l'humanité primitive que franchissait le vieux maître d'un pas prudent et assuré, ne les avez-vous pas parcourues après lui? Et, à son exemple, n'avez-vous pas fait revivre, en cent endroits divers, ces civilisations rudimentaires qu'avec son ami Christy il avait exhumées du sol de l'antique Aquitaine?

Les monographies consacrées par Lartet à ses recherches sur les cavernes sont les premières pages de ce grand livre de l'histoire primitive que tous nous avons lu et que nous relisons souvent, et sur lequel les plus favorisés des observateurs d'aujourd'hui viennent à leur tour inscrire quelques lignes. Nous y avons appris à distinguer des périodes dans l'évolution de l'humanité primitive; la chronologie paléontologique qu'il y expose, avec les modifications de détail qu'elle a subies depuis, est encore ce que nous avons de moins imparfait dans ce genre; son chapitre sur les races primitives de l'Europe a ouvert des voies nouvelles à l'anthropologie proprement dite, et tout ce qu'il a dit, à diverses reprises, de la géographie de

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l'occident de l'Europe pendant la période quaternaire s'est admirablement confirmé par la suite.

Et si des généralités nous descendons aux détails, nous nous rappellerons avec plaisir ces descriptions nettes et élégantes qui peignent si clairement les objets, et ces rapprochements ingénieux qui en font aussitôt saisir la destination.

Avec Mercati et Jussieu, Nilsson et Steinhauer, Boucher de Perthes et Morlot, Tylor et Lubbock, Lartet donne, en effet, à l'ethnographie une extension nouvelle. Il vivifie ces antiques stations contemporaines des mammouths et des rennes, par la comparaison avec celles des peuplades sauvages anciennes et actuelles, étudiées dans les historiens et les voyageurs. Dans les mains des peuplades du haut Nord, il retrouve les armes et les outils en pierre et en os de ses cavernes et de ses abris; leurs dessins et leurs sculptures lui rappellent les contours finement tracés et les statuettes au sentiment artistique qu'il a découvertes à la Madeleine ou à Laugerie-Basse.

Lartet consigne ses observations dans une série de notes et de mémoires qui paraissent aux Comptes rendus, dans la Revue archéologique, dans les Annales des sciences naturelles, quelquefois aussi dans les Bulletins de notre Société.

Puis il commence la publication du grand ouvrage Reliquiæ Aquitanicæ, véritable monument qu'il élève avec Christy à la paléontologie de l'homme, mais dont il ne verra, pas plus que son collaborateur, se compléter le couronnement. Trois chapitres de ce magnifique recueil sont dus à sa plume magistrale, et le troisième surtout, consacré à l'ethnographie de l'aiguille et à l'histoire des origines de la couture, le dernier écrit que Lartet nous ait laissé, ne fait que plus vivement sentir l'immensité du vide qui s'est opéré dans les rangs de nos maîtres.

Les paléontologistes savent bien de leur côté toute l'étendue de la perte qu'ils ont faite, et de toutes parts les voix les plus autorisées s'élèvent en Europe pour s'associer à notre deuil et pour proclamer la grandeur de l'œuvre de Lartet.

Ce ne sont pas seulement, en effet, les collections et les descriptions que nous avons mentionnées que laisse après lui ce maître, occupé, mais non pas absorbé par ces travaux sur l'homme quaternaire; il avait constamment accru le nombre de ses publications paléontologiques dans les dernières années. A son mémoire sur les éléphants fossiles des environs de

Rome, il avait joint en 1859 son monumental traité de la dentition des proboscidiens fossiles et de la distribution géographique et stratigraphique de leurs débris en Europe. Il avait décrit l'ovibos moschatus dans la faune quaternaire française et rendu sa véritable signification au prétendu agouti des cavernes de Liége. On lui devait encore un travail important sur deux siréniens fossiles des terrains tertiaires du bassin de la Garonne, des monographies du rhinoceros Merckii, d'un ours nouveau du groupe des ursidés maritimes et d'un léopard quaternaire, un mémoire sur le trechomys Bonduelli et sur deux autres rongeurs fossiles de l'éocène parisien.

Enfin, il publiait celle de ses dernières œuvres qui était appelée au plus grand retentissement. Nous voulons parler du mémoire Sur quelques cas de progression organique vérifiables dans la succession des temps géologiques, que Lartet a présenté en juin 1868 à l'Institut, et dont il a fait l'objet d'une communication extrêmement intéressante à notre Société.

Lartet, nous l'avons dit, était né philosophe, et ses larges études avaient développé ses tendances premières à la généralisation. Aussi, presque en toute occasion, s'efforçait-il de s'élever de l'étude sincère des faits à la conception des lois dont ils sont la manifestation. Étienne Geoffroy rendait volontiers hommage à la portée d'esprit de son ami, et à la hauteur de ses vues zoologiques.

Ce trop court mémoire sur la progression, rempli de faits d'un très-haut intérêt sur le cerveau, les dents, etc., des espèces tertiaires et actuelles, substituait aux inductions un peu vagues et hypothétiques des différentes écoles, des données précises visant à démontrer une tendance de la nature animée vers un perfectionnement qui ne transformerait pas les types génériques. Le maître, sûr de lui-même, développait enfin, en terminant sa carrière, les idées de son âge mûr.

Un certain nombre d'autres mémoires du même genre étaient en voie d'exécution, tandis que se coordonnaient les matériaux de la grande monographie de Sanson. Mais Lartet, appelé en mars 1869 à remplir la chaire de paléontologie du Muséum, abandonna provisoirement toutes ces études pour se préparer aux durs labeurs d'un professorat qui l'effrayait, et dont il avait tout d'abord repoussé la pesante charge. Ce surcroît de travail aggrava l'état d'une santé qui

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