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une espèce. Et s'efforçant de pénétrer plus avant dans les obscurités de la philosophie naturelle, «que sait-on, s'écrie-t-il, que sait-on si des observations ultérieures ne viendront pas tôt ou tard nous apprendre que cette nature ancienne encore si peu connue n'était ni moins complète ni moins avancée dans l'échelle organique que celle où nous vivons?» L'étude incessante de ce vaste charnier de Sansan, qui ressuscitait sous ses yeux tout un monde disparu, l'avait amené à croire à l'extrême ancienneté des principaux types animaux, et c'est en combinant cette hypothèse, à laquelle il est toujours demeuré fortement attaché, avec celle qu'il tirait de l'analyse des milieux ambiants qu'il s'est trouvé amené à priori à reculer jusque dans un passé extrêmement éloigné l'apparition du genre humain.

Vingt-trois ans devaient s'écouler avant que Lartet s'occupât activement de cette dernière question, dont il ne s'est pourtant jamais désintéressé. En 1845, il parlait encore de l'homme fossile à propos de Sansan, et il faisait remarquer que dans une faune où dominent encore des espèces animales qui lui étaient hostiles, l'espèce humaine devait être très-gênée dans son développement. Ce n'est, disait-il encore, qu'après la disparition successive de tant d'ennemis redoutables que l'homme aura pu acquérir une prépondérance décisive sur le reste de cette création qu'il a ensuite modifiée, soit par l'extermination des espèces nuisibles, soit par la propagation de celles réduites à la domesticité.

Cette disparition successive des ennemis de la primitive humanité nous amène au seuil de la période quaternaire. Lartet a suivi, avec une attention soutenue, toutes les discussions relatives à l'existence de l'homme pendant cette période, et ce n'est que lorsqu'il a cru tenir en main des preuves décisives de sa contemporanéité avec des animaux aujourd'hui disparus, qu'il est entré à son tour dans la lice.

Cependant il continuait à fouiller Sansan, y trouvait plusieurs fois encore des débris de son protopithèque, et accumulait dans sa collection et dans celles de l'Etat les espèces nouvelles des différents ordres précédemment énumérés. Les Comptes rendus de l'Académie des sciences attestent son zèle à poursuivre ses recherches et les beaux résultats qu'elles produisent. C'est à cette date qu'il faut placer la découverte des

trois chorotherium, du palæotherium hippoïdes, du megantereon, etc., etc. Tout cet ensemble de faits paléontologiques est résumé à la fin d'une remarquable notice géologique sur le département du Gers, imprimée à Auch dans l'Annuaire de 1839, notice dans laquelle se trouvent consignées des idées. très-remarquables sur le creusement des vallées et sur le diluvium sous-pyrénéen, idées reproduites plus tard sous d'autres noms, sans que leur auteur trop modeste ait cru devoir invoquer une incontestable priorité.

Puis le silence se fait pendant quelques années autour de l'infatigable paléontologue. C'est que sa vie s'est profondément modifiée; son intérieur n'est plus celui de l'avocat célibataire que nous avons vu ramasser et étudier les fossiles et les roches du Gers. Il a épousé la digne femme qui a fait le bonheur de son foyer domestique; il a eu un fils, celui que vous connaissez tous, un fils qui porte avec honneur l'héritage de son nom, et qui suit courageusement sa trace dans les voies ardues. de la science; et, tout en continuant ses travaux, il a dû consacrer la meilleure partie de son temps à la gestion des intérêts matériels de sa nouvelle famille. Il s'est transporté à Seissan, il a bâti, il a planté, il cultive, il élève son enfant; puis, comme il est géologue, le département réclame son concours pour certaines questions spéciales de canalisation, de sondage et de coupes (1). Et, jusqu'en 1845, Edouard Lartet se tait sur les nouvelles découvertes qu'il fait de temps en temps dans les fouilles qu'il continue, du reste, à ses risques et périls. Il dégage avec patience les milliers d'ossements confusément enfouis dans une roche souvent assez dure pour résister à son marteau, puis il classe avec soin ces précieux éléments d'étude et peu à peu il reconstitue plus ou moins complétement les squelettes de tous ces animaux dis

parus.

Lorsque Constant Prévost, dans le cours d'une tournée géologique, visita, en passant, la collection que Lartet s'était faite à Seissan, une centaine de mammifères et de reptiles, dont quatre-vingt-onze découverts dans le seul gisement de Sansan, avaient été restitués avec plus ou moins de succès. Et

(1) C'est vers cette époque que Lartet a écrit un mémoire demeuré inédit sur Lannemazan, qui paraît avoir servi de point de départ aux études qui ont abouti à la formation du camp de ce nom.

pourtant la vingtième partie seulement de l'ossuaire avait été fouillée. Constant Prévost admira le dévouement désintéressé et la persévérance sans exemple du naturaliste de Seissan et il conçut bientôt l'idée d'assurer au Muséum non-seulement la collection, mais encore le terrain des fouilles, mine si féconde et si précieuse pour l'avancement des études paléontologiques. Plusieurs sociétés industrielles avaient fait des tentatives pour s'emparer de l'exploitation dans un but commercial. Des savants étrangers faisaient des offres séduisantes dans l'intérêt de leurs musées : Lartet, qui voulait enrichir son pays de ces admirables débris d'un monde disparu, se prêta aux demandes qui lui étaient faites, et lorsque la proposition de Constant Prévost, agréée par le ministère, vint aux Chambres sous forme de projet de loi, M. Lestiboudois n'eut pas de peine à faire ressortir le désintéressement du paléontologue, qui ne demandait, pour cette collection unique au monde et pour tant d'années de patients travaux, que la représentation des dépenses matérielles qu'elles lui avaient coûté. Le terrain de Sanson et la maisonnette qui le couronne furent acquis à trèsbon compte par l'Etat de leurs propriétaires et appartiennent maintenant au Muséum, qui, à plusieurs reprises, en a fait exploiter les couches fossilifères, dont on a toujours extrait de précieux échantillons. Laurillard, entre autres explorateurs, fut envoyé à Sansan, et c'est là, au milieu de ces trésors ostéologiques que Lartet lui ouvrait avec empressement, que le disciple et le collaborateur de Cuvier a le premier conçu l'idée d'introduire la notion de race dans l'étude des fossiles.

On peut voir dans le rapport qu'il a adressé aux professeurs administrateurs du Muséum à son retour de voyage avec quelle cordialité Edouard Lartet accueillait ses confrères. Laurillard, profondément reconnaissant de la réception qui lui était faite, voua dès lors toute son amitié à Edouard Lartet et leurs études communes à Paris ont de plus en plus resserré les liens qui unissaient les deux paléontologues. Je ne saurais oublier parmi ces relations scientifiques de la première heure celles que noua Lartet à Auch, puis à Toulouse, lorsqu'il vint dans cette dernière ville suivre de plus près l'éducation de son fils. MM. Dupuy, Caneto, Leymerie, Joly, Lavocat, Noulet, tous ces distingués naturalistes dont

l'Aquitaine s'enorgueillit à juste titre, furent pour lui des amis dont les noms venaient fréquemment sur ses lèvres et sous sa plume. M. Noulet surtout, le littérateur élégant, et le savant laborieux dont les travaux sur l'ancienneté de l'homme sont en haute estime dans cette assemblée, M. Noulet témoigna à Lartet une affection profonde que l'éloignement n'a jamais affaiblie dans la suite. Qui n'eût pas accueilli, d'ailleurs, les bras ouverts, nous disait récemment un de ses vieux amis, ce travailleur modeste et infatigable, cet homme doux et bon, généreux et dévoué qui partageait sa vie entre l'affection des siens et le culte désintéressé de la science?

Deux ans plus tard, Lartet, plus que jamais attaché à ses études, et désireux d'élargir le champ de ses travaux, se décidait enfin à quitter sa chère province, théâtre de ses premiers succès, et venait à Paris continuer dans les collections largement ouvertes à son ardente investigation les recherches patientes qu'il suivait depuis dix-sept années. Il se proposait de mener à bonne fin la grande publication sur Sansan qu'il avait toujours projetée et dont on avait imprimé à Auch une sorte de prodrome, en 1851.

Le vieux Geoffroy l'accueillit comme un père. Constant Prévost, Duvernoy, Valenciennes, Laurillard, Emile Rousseau, Gratiolet, MM. Desnoyers, Milne-Edwards, Collomb, Hébert lui firent une réception cordiale, et peu à peu se constitua autour de lui ce cercle d'amis et d'élèves dévoués, qui, plus tard, fréquentaient assidûment le modeste laboratoire de la rue Guy-de-la-Brosse, où se sont inspirés tant de travaux variés. Qu'il me soit permis d'évoquer les souvenirs de ces séances du mercredi, où quiconque avait un renseignement à demander, une pièce à faire déterminer, était toujours si bien reçu; de ces réunions où tant de problèmes d'un saisissant intérêt étaient abordés par le maître avec une admirable profondeur, tant de solutions discutées avec soin, tant de travaux jugés avec impartialité. Toutes les grandes questions à l'ordre du jour étaient mises sur le tapis dans ces entretiens familiers, transformisme et progressibilité, ancienneté de l'homme, âge relatif des terrains et des fossiles, etc., etc., et il y avait toujours un immense profit à tirer pour un auditeur attentif des observations délicates, des remarques pleines - propos que provoquaient ces discussions auxquelles

d'à

prenaient souvent une part active les naturalistes les plus autorisés de la France et de l'étranger. Falconer, l'ami intime de Lartet, MM. Busk, Prestwich, Lyell, Gastaldi et tant d'autres sont venus à ces rendez-vous hebdomadaires étudier des pièces ou discuter des points de doctrine avec notre regretté maître.

Dès son arrivée à Paris, Lartet se trouve mêlé à toutes les questions de quelque importance qui surgissent en paléontologie. Il étudie et monte avec Duvernoy le squelette de son mastodonte de Simorre (1855). Il décrit, deux ans plus tard, avec M. Hébert, le fragment d'oiseau fossile de Meudon connu sous le nom de gastornis parisiensis. En 1856, il détermine avec M, Albert Gaudry les nombreux ossements recueillis à à Pikermi par ce paiéontologue distingué dans le cours de sa fructueuse mission en Grèce. Une découverte de premier ordre de M. Fontan, dans l'argile miocène de Saint-Gaudens, ramène devant l'Académie des sciences la question des singes fossiles, et Lartet établit les relations du nouvel anthropomorphe, dont il fait le genre dryopithèque avec les genres actuels de la même famille et le genre éteint qu'il avait précédemment étudié. En 1857, il caractérise les restes d'un oiseau miocène, grand voilier pélagien, pour lequel il crée le nouveau genre pelagornis.

Vous le voyez, messieurs, Lartet travaille avec une sage lenteur; son esprit sérieux et exact, son cœur droit, épris avant tout de l'amour du vrai, ne savent pas s'accommoder de ces procédés rapides d'investigation superficielle qui font bon marché du passé et traitent le présent avec une coupable légèreté. Il ne se décide à se séparer d'un de ses écrits que lorsqu'il croit avoir, aussi complétement que possible, épuisé la matière, lorsqu'il a dépouillé, en véritable érudit, les œuvres des savants spéciaux, lorsqu'il a multiplié les comparaisons et les rapprochements. Aussi quelle perfection n'y rencontret-on pas habituellement jusque dans les moindres détails?

Relisons, par exemple, ce mémoire sur le dryopithèque de Fontan, qui, avec deux courtes notes sur Pikermi, forme dans la vie de Lartet, tout l'actif de l'année 1856. Et pour apprécier à sa juste valeur ce travail auquel tenait beaucoup notre regretté maître, reportons-nous à l'époque éloignée déjà où Lartet s'appliquait à élucider cet intéressant pro

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