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cubes, mesuré un nombre quelconque de fois avec un soin suffisant, ne variera pas d'un seul pouce cube. » (P. 17.) Il y avait pourtant une circonstance qui aurait dû modérer sa satisfaction. La collection qu'il avait réunie ne comprenait pas moins de 867 crânes humains et de 601 crânes d'animaux; le cubage d'un aussi grand nombre de cranes exigeant beaucoup de temps, il avait essayé de confier à un aide une partie de la tache. Mais, ayant voulu vérifier les résultats obtenus par cet aide, il les avait trouvés erronés, et s'était vu obligé de refaire tout le travail de ses propres mains (p. 16). Ce n'était point sans doute pour des erreurs insignifiantes qu'il s'était résigné à recommencer une besogne déjà faite, et si un aide, choisi par lui, dressé par lui, opérant avec les mêmes instruments que lui, trouvait d'autres chiffres que lui, que pouvons-nous en conclure, sinon que les résultats du procédé dépendaient de la main de l'opérateur? Il suffit d'une légère inclinaison de plus ou de moins pour faire varier notablement la quantité de plomb qui pénètre dans un crâne; il suffit ensuite de verser ce plomb plus ou moins vite dans le tube gradué, pour faire varier notablement la place qu'il y occupe. Que Morton fût parvenu à opérer toujours exactement de la même manière et à obtenir toujours, sur un même crane, le même résultat, à moins d'un centième près, je veux bien le croire; mais cette « remarquable exactitude », qu'il attribuait à son procédé, ne faisait honneur qu'à son habileté manuelle, acquise après une longue pratique. Un autre, à sa place, aurait pu acquérir la même habileté, et parvenir à des résultats aussi constants et pourtant différents des siens. Quant à la conviction qu'il exprimait d'avoir enfin déterminé la capacité absolue du crâne, on verra bientôt combien elle était peu fondée.

Lorsque, en 1861, je m'occupai pour la première fois du cubage des crânes, étude jusqu'alors entièrement négligée en France, je donnai tout d'abord la préférence au procédé de Morton (1), qui me paraissait plus exact que les autres; mais ma confiance fut de peu de durée. MM. les docteurs Bertillon et Chavassier, membres de la Société d'anthropologie, voulurent bien assister à mes premiers essais. Le même crâne fut

(1) Il m'avait paru tout à fait inutile de faire construire, pour le cubage, l'appareil compliqué imaginé par Phillips. Je m'étais servi simplement d'une éprouvelle en verre, graduée expérimentalement de 5 en 5 centimètres cubes.

cubé successivement un grand nombre de fois par chacun de nous, et nous donna une capacité qui variait entre 1281 et 1321. Cet écart de 40 centimètres cubes représentait la trente-deuxième partie de la capacité totale (1). Il y avait loin de là à l'erreur de moins d'un centième annoncée par Morton; chaque fois, cependant, nous avions incliné le crâne en tous sens, nous l'avions frappé et secoué pour tasser le plomb, jusqu'à ce qu'il parût exactement plein. J'essayai alors d'agir sans secousses, en inclinant simplement le crâne à plusieurs reprises en avant et en arrière; je savais bien que, de la sorte, la quantité de plomb introduite dans le crane serait moindre; mais j'espérais que l'opération, simplifiée et régularisée par la suppression de l'action si variable des secousses, donnerait du moins des résultats plus uniformes. Or l'écart devint, au contraire, beaucoup plus grand. La capacité mesurée par ce moyen variait de 1250 à 1311, soit de 61 centimètres cubes, ou d'un vingtième.

Ces essais étaient peu encourageants. Quoique je n'eusse pas encore analysé toutes les conditions du problème, il était déjà évident pour moi que les grains de plomb ne se répartissaient pas dans le crâne d'une manière uniforme, qu'il restait entre eux des vides plus ou moins grands, dépendant de la direction suivant laquelle ils pénétraient, de la rapidité avec laquelle ils s'écoulaient, de la forme des saillies et des anfractuosités de la base du crâne sur lesquelles ils s'adossaient; que les secousses et les inclinaisons en sens divers ne suffisaient pas pour uniformiser ces vides, et que les causes mécaniques qui intervenaient dans les divers temps de l'opération étaient trop complexes et trop subtiles pour pouvoir être régularisées. Cette objection me paraissait applicable non-seulement au procédé de Morton, mais encore à tous les procédés de jaugeage par les substances solides. Les liquides seuls, grâce à leur homogénéité et à leur incompressibilité, peuvent jauger exactement une cavité aussi irrégulière que le crâne. Je ne pouvais cependant songer à ressusciter le procédé de Saumarez et de Virey, procédé inacceptable dans la pratique, car si l'on peut, à force de patience, mastiquer tous les trous, grands et petits, du crâne, de manière à empêcher les fuites, on ne peut empêcher l'eau de s'imbiber plus ou moins (1) Bull. de la Soc. d'anthrop., 1re série, t. III, p. 105. Février 1862.

dans les porosités si variables des os. Je ne tardai pas d'ailleurs à découvrir une autre cause d'erreur commune à tous les procédés de jaugeage usités jusqu'alors. Lorsque le crâne est renversé sur sa voûte pour le jaugeage et que le trou occipital regarde directement en haut, il reste souvent, au-dessus du plan de ce trou, un espace notable correspondant soit aux fosses cérébelleuses, soit aux régions mastoïdiennes; pour remplir cet espace avec la substance jaugeante, il faudrait soulever la partie antérieure du crâne, mais alors un vide égal se produirait en avant, et l'erreur persisterait.

Je fus ainsi conduit à imaginer un procédé qui me paraissait propre à lever ces difficultés et qui, en théorie, pouvait être considéré comme presque rigoureux : je fis faire une vessie en caoutchouc vulcanisé à paroi mince, capable de recevoir, sans aucune distension, un peu plus de 1 litre d'eau et d'en recevoir 2 litres sous la pression d'une colonne de 1 mètre ; je déterminai d'abord expérimentalement, en centimètres cubes, le volume de la paroi de caoutchouc. Cette constatation faite une fois pour toutes, le cubage se faisait de la manière suivante: la vessie, entièrement vide, était introduite dans le crâne à travers le trou occipital, le robinet seul restant au dehors. On pesait le tout ensemble, puis on injectait de l'eau dans la poche jusqu'à ce que la paroi distendue, s'appliquant exactement sur toute la surface interne du crâne, vint faire une légère saillie dans les orbites au niveau des fentes sphénoïdales. On fermait alors le robinet et on faisait une nouvelle pesée; la différence des deux poids donnait, en grammes, c'est-à-dire en centimètres cubes, la quantité d'eau introduite dans le crâne, et, en y ajoutant le volume du caoutchouc, on obtenait la capacité du crâne.

L'expérience réussit, ou plutôt parut réussir, sur un premier crane, puis sur un second. Au troisième, la poche se rompit avant d'être distendue. Je supposai qu'elle était trop mince; j'en fis faire une autre plus forte, mais elle se rompit au premier essai. En comparant les deux ruptures, je reconnus qu'elles avaient eu lieu exactement au même point, et que dans les deux cas les poches étaient venues se couper sur la lame carrée qui forme le bord postérieur de la selle turcique (1). Sur beaucoup de crânes, ce bord, mince et presque (1) Bull. de la Soc. d'anthrop., 1 série, t. III, p. 104 (1862).

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tranchant, forme une saillie assez forte pour perforer le caoutchouc distendu.

Obligé de renoncer à ce procédé, je revins au procédé de Morton. J'étudiai les causes qui s'opposaient à la répartition des grains de plomb introduits dans le crâne. Je reconnus qu'après avoir rempli le crâne autant que possible par inclinaison, par secousses et par la pression du doigt sur le trou occipital, on pouvait encore y produire un vide très-considérable en le bourrant avec un fuseau long et conique; que le plomb, refoulé par cet instrument, ne reprenait pas sa place première, qu'il se réfugiait et se tassait vers la périphérie; qu'enfin, lorsqu'on comblait au fur et à mesure le vide produit par chaque coup de fuseau, le plomb finissait par remonter dans les parties de la boîte crânienne situées au-dessus du plan du trou occipital. En continuant toujours à bourrer, on sentait la résistance s'accroître; puis il arrivait un moment où le fuseau ne pénétrait plus. Le crâne était alors rempli au maximum, et il ne s'agissait plus que de le vider dans une mesure graduée (1).

La quantité supplémentaire du plomb que l'action du fuseau faisait pénétrer dans un crâne préalablement rempli par le procédé ordinaire atteignait ordinairement et dépassait souvent 60 centimètres cubes.

Le procédé ainsi régularisé me fournit des résultats qui me parurent tout à fait satisfaisants. Un crâne, jaugé plusieurs fois de suite, soit par moi-même, soit par mes aides, donnait des mesures qui variaient rarement de plus de 5 centimètres cubes. Pendant plusieurs années, de 1861 à 1865, je ne procédai pas autrement.

Le vase gradué dont je me servais alors était une éprouvette graduée, de 1 litre de capacité et haute de 30 centimètres. Cette éprouvette s'étant ébréchée, j'en commandai une autre plus étroite et haute de 43 centimètres, afin d'avoir des divisions plus espacées et d'une lecture plus facile. Avant de m'en servir, je voulus la vérifier. Je mesurai donc 1 litre de plomb dans le litre officiel en étain, et je le transvasai dans ma nouvelle éprouvette. Je trouvai un déficit de 32 centimètres cubes, et je pensai tout d'abord que l'éprouvette était fausse. Mais,

(1) Bull. de la Soe. d'anthrop., 1re série, t. III, p. 105-106. 1862.

SUR LA MENSURATION DE LA CAPACITÉ DU CRANE 83 ayant répété l'expérience avec de l'eau, puis avec du mercure, je trouvai qu'elle était parfaitement juste, et dès lors il fut évident que le volume du plomb variait beaucoup suivant la hauteur des vases.

J'avais bien toujours pensé que le plomb devait se tasser d'autant plus qu'il tombait de plus haut; mais j'avais supposé que, dans des vases de peu de hauteur comme ceux dont on se sert pour cuber les crânes, cette cause ne devait produire que des différences insignifiantes, et je fus bien étonné, je l'avoue, de constater qu'en passant d'un vase à l'autre, j'obtenais un écart équivalent environ à la trentième partie du volume total.

Cette découverte me déconcerta quelque peu. J'avais cru jusqu'alors que la seule difficulté consistait à régulariser et à uniformiser l'opération du jaugeage; la seconde opération, celle du cubage, ne m'avait nullement préoccupé; il se trouvait cependant qu'elle était trompeuse, et d'autant plus trompeuse qu'on s'en était moins méfié jusqu'alors. J'essayai donc de supprimer cette seconde opération et de revenir au procédé des pesées, c'est-à-dire à la détermination du volume par le poids. Mais les nombreuses expériences que je fis dans ce but me prouvèrent d'une part que les substances légères, telles que le mil ou le sable, ne valaient rien pour le jaugeage, et que d'une autre part le plomb, seul capable de donner un jaugeage correct, était trop lourd pour donner des pesées exactes sur des balances ordinaires; d'ailleurs, le procédé des pesées exige la détermination préalable du poids spécifique de la substance employée; or cette détermination ne peut se faire que par un cubage préalable dans un vase cylindrique, opération trompeuse, comme on vient de le voir.

Je me résignai donc à reprendre le procédé du cubage, et de même que j'avais réussi à régulariser la jauge à l'aide du fuseau, je me proposai de régulariser à son tour l'opération du cubage. Cela me conduisit à étudier les conditions qui font varier le volume du plomb dans les vases gradués. Mais je reconnus bientôt que ces conditions étaient extrêmement com. plexes. Le volume du plomb ne dépend pas seulement de la hauteur des vases; il dépend aussi du mode d'introduction, de la rapidité de l'écoulement, de la largeur du goulot de l'entonnoir, de la situation de ce goulot, de sa direction. Lorsque ces conditions sont fixées par une instrumentation spéciale et par un

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