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Le problème du cubage des crânes, si simple en apparence, soulève cependant des questions de physique assez compliquées et entièrement négligées jusqu'ici par les physiciens. On a étudié avec le plus grand soin les phénomènes de l'écoulement des liquides, mais on n'a pas même cherché comment s'écoulent, se répartissent et se tassent dans les vases de diverses formes les corps pulvérulents ou granuleux dont on les remplit. Les législateurs qui ont imposé aux marchands de grains des mesures officielles ne se doutaient pas qu'on peut, à volonté, dans une mesure pleine, faire tenir plus ou moins de grains. Les observations que j'ai faites permettront peutêtre de mettre les acheteurs en garde contre certaines fraudes. Mais je ne signale ce fait qu'en passant, et j'ai hâte de revenir au cubage des crânes.

S2.Histoire des procédés de cubage.

L'irrégularité de la boîte crânienne ne permettant pas d'en évaluer la capacité par des moyens géométriques, on ne peut déterminer cette capacité que par la méthode expérimentale. Jauger le crâne, c'est-à-dire le remplir d'une substance quelconque, et constater ensuite par un moyen quelconque le volume de cette substance, telle est, en définitive, la seule méthode possible, celle à laquelle se rattachent tous les procédés.

Le procédé le plus ancien, et aussi le plus défectueux, est celui du jaugeage à l'eau. Sommering avait annoncé, dans sa célèbre dissertation sur les différences anatomiques du nègre et de l'Européen (1), que toutes les dimensions de la boîte crânienne sont plus grandes chez celui-ci que chez celui-là, et en avait conclu que la capacité du crâne était plus petite chez le nègre. Saumarez, pour vérifier l'exactitude de cette conclusion, remplit d'eau un crâne de nègre et 36 crânes d'Européens, et trouva que le premier était le plus petit de tous (2). Il est possible qu'il fût tombé sur un petit crâne de

(1) Sommering, Ueber die körperliche Verschiedenheit des Negers von Europäer. Frankfurt a. M., 1785,

(2) Saumarez, Principles of Physiology. Lond., 1798, p. 173. Je n'ai pu me procurer cet ouvrage; je le cite d'après Meckel, Manuel d'anatomie, tr. franç. Paris, 1825, in-8°, t. I, p. 691.

negre, car, sur 56 Européens pris au hasard, il y en a toujours quelques-uns dont la capacité est au-dessous de la moyenne de la capacité des crânes de nègres. Il faut avouer d'ailleurs que le procédé suivi par l'auteur était très-peu scientifique. J'en puis dire autant des premières recherches de Virey, publiées en 1817, dans l'article HOMME du Dictionnaire des sciences médicales (1). Il ne songeait pas à déterminer la capacité des cranes, mais seulement la différence qui pouvait exister sous ce rapport entre deux crânes. Remplissant d'eau le plus grand, il transvasait ce liquide dans le plus petit, et pesait le reste.

Il trouva ainsi que les crànes des nègres contenaient de 4 à 9 onces d'eau de moins que ceux des blancs. Il trouva de même que le crâne de l'homme, soit blanc, soit nègre, contenait de 2 à 3 onces d'eau de plus que celui de la femme de même race, et qu'enfin les crânes des femmes d'Europe avaient un peu plus de capacité que ceux des hommes de l'autre race. Pour apprécier la valeur de ces différences, il aurait fallu les comparer à la jauge totale de l'un des crànes; c'eût été trèsfacile, et il est assez étrange que Virey n'y ait pas songé; mais du moins il y songea plus tard, et, dans ses expériences ultérieures, faites avec le concours de Palissot de Beauvois, il reconnut que la capacité du crâne des blancs était supérieure d'un neuvième à celle du crâne des nègres, ce qui voulait dire sans doute que la capacité du nègre étant représentée par 9, celle des blancs était représentée par 10 (2). C'était une exagération, car la différence réelle ne dépasse pas un onzième. Il faut croire que Virey et Palissot de Beauvois n'avaient expérimenté que sur un petit nombre de crânes. Mais leur erreur dépendait sans doute aussi pour une bonne part de la grande imperfection de leur procédé.

Il est bien difficile, en effet, de transformer le crâne en un vase imperméable à l'eau, et plus difficile encore de distinguer le liquide qui s'imbibe dans le tissu osseux de celui qui remplit la boîte crânienne. Le procédé du jaugeage à l'eau ne pouvait tenir contre ces objections à la fois théoriques et pra

(1) Dict. des sc. médic., t. XXI, p. 204. Paris, 1817, in-8°. Voir aussi, du même auteur, l'article HOMME du Dict. d'hist. natur. de Déterville, t. XV, p. 18. Paris, 1817, in-8°.

(2) Virey, Histoire naturelle du genre humain, 2e édit. Paris, 1824, in 8o, t. II,

tiques. Il fut donc abandonné (1), et ce fut au moyen des corps solides qu'on chercha à jauger le crâne.

J'ai lieu de croire que cette heureuse innovation fut due à William Hamilton, dont les recherches furent publiées en 1831, dans l'introduction de l'ouvrage d'Alex. Monro, sur l'Anatomie du cerveau (2). Hamilton se servit du sable de mer, bien homogène, bien fin et bien sec. Le but qu'il se proposait n'était pas de déterminer la capacité du crâne, mais sculement le poids du cerveau, qu'il déduisait du poids du sable de la jauge (5) par un procédé de réduction fort discutable, car nous savons aujourd'hui qu'il n'y a pas de rapport constant. entre la capacité du crâne et le poids du cerveau. Ses recherches portèrent sur près de de 300 cranes humains et sur les crânes ou cerveaux de plus de 700 animaux; mais l'imperfection de son procédé était telle que tout cet immense. travail aboutit à des résultats tout à fait trompeurs. Ainsi il soutint que l'encéphale atteint son plein développement à l'âge de sept ans (deuxième conclusion). Cette grave erreur nous prépare à accueillir avec méfiance la quatrième conclusion, où il est dit : « La doctrine commune, que le cerveau des Africains, et en particulier des nègres, est beaucoup plus petit que celui des Européens, est fausse. En comparant la capacité de deux cranes cafres (1 h. et 1 f.) et de 15 crânes de nègres (6 h., 5 f. et 2 douteux), l'encéphale des Africains a été trouvé n'être pas inférieur à la moyenne des Européens. >>

Le procédé du sable est aujourd'hui assez généralement adopté en Angleterre. Il est préconisé principalement par

(1) S. de Volkoff est cependant revenu en 1847 au procédé du jaugeage à l'eau. Il a cubé par ce moyen quarante-cinq crânes du musée de Berne, dont il a exprimé la capacité en centilitres, sans fractions. Il n'a du reste tiré de ces expériences aucune conséquence relative soit à la race, soit au sexe, soit même aux questions phrénologiques auxquelles se rapporte son travail. (Volkoff, Notice sur l'épaisseur du crane humain, dans Ann. méd. psychol., t. IX, p. 321. Paris, 1847, in-8°.)

(2) Alex. Monro, the Anatomy of the Brain, with some Observations on its Functions, to which in prefixed an account of experiments on the weight and relative proportion of the brain, cerebellum and tuber annulare in man and animals, under the various circumstances of age, sex, country, etc., by sir William Hamilton, baronet. Edinburgh, 1831, in 8°, p. 4-8.-Voir aussi Edinburgh Med. and Surg. Journal, 1832, vol. XXXVII, p. 413.

(3) Les pesées d'Hamilton se rapportent à la livre troy, qui est de 575g,202, et non à la livre avoir-du-poids, qui pèse 4538,544, et qui est adoptée actuellement par les anthropologistes anglais. Ceux qui consulteront les chiffres d'llamilton devront tenir compte de cette différence.

M. Barnard Davis, qui, renonçant sagement à l'idée de déterminer ainsi le poids du cerveau, a compris qu'on devait se borner à déterminer la capacité du cràne. Comme Hamilton, il procède à l'aide de la balance. Il pèse d'abord le crâne vide, puis le remplit de sable et le pèse de nouveau. La différence donne le poids du sable employé, et ce poids, exprimé d'abord en onces avoir-du-poids (c'est-à-dire en onces de 28,3465), est ensuite évalué en volume à l'aide d'une table de réduction basée sur le poids spécifique du sable; et comme la nature et le poids spécifique des divers sables sont trèsvariables, on est convenu d'employer toujours le sable de mer de Calais. On admet que, le poids spécifique de l'eau étant 1, celui du sable est de 1,425, et on en déduit qu'une once (28,3465) de sable représente un volume de 1,215 pouce cube anglais (soit 16,3861). Je discuterai plus loin la valeur de ces chiffres et je montrerai qu'ils ne sont ni exacts ni susceptibles d'être corrigés; mais je reviens à l'histoire du cubage des crânes et j'arrive aux travaux de Tiedemann, qui parurent en 1837 (1).

Tiedemann suivit le même procédé qu'Hamilton, si ce n'est qu'il substitua le mil au sable. Introduisant les grains à travers le trou occipital, il les tassait en tapant sur le crâne avec le plat de la main. Il ne cherchait à déterminer ni la capacité de la boîte crânienne ni le volume du cerveau. Il voulait seulement avoir un terme de comparaison, et il jugea suffisant d'exprimer le poids de la jauge de mil. On ne trouve donc sur ses tableaux que des onces, des drachmes et des grains (2).

Il faut rendre à Tiedemann cette justice qu'il a exécuté et provoqué des recherches très-étendues sur la capacité relative du crâne. Les nombreux matériaux qu'il a recueillis auraient donc pu être d'une grande utilité. Malheureusement il était dominé par une idée préconçue. Il se proposait de prouver que la capacité du crâne est la même dans toutes les races humaines. Soutenu par cette pensée philanthropique, il parcourut, le mil et la balance à la main, un grand nombre de musées;

(1) Fred. Tiedemann, Das Hirn des Nigers mit dem des Europäers und OrangOutangs vergleichen. Heidelberg, 1857, in- 4o, s. 21.

(2) Les chiffres de Tiedemann se rapportent à la livre médicinale de Nuremberg, qui était alors adoptée dans toutes les pharmacies de l'Allemagne. Cette livre pèse 5578,854. Elle se compose de 12 onces, l'once de 8 drachmes, la drachme de 60 grains. L'once pèse donc 298,821, la drachme 38,727, et le grain 62 milligrammes.

il entra en relations avec Muller, Vrolik, Sandifort, Sebastian, Mayer, Sommering, qui appliquèrent à leur tour son procédé et lui firent parvenir les résultats de leurs pesées. Il put ainsi publier un tableau contenant les pesées de mil pratiquées sur 88 cranes éthiopiques, 208 crânes caucasiques, 49 crânes mongoliques, 35 crânes américains et 109 crânes malais ou océaniens, en tout 489 crânes. Quelque imparfait que fût son procédé de mensuration, ces éléments étaient plus que suffisants pour servir de base à des conclusions sérieuses; mais, par un inexplicable oubli des notions les plus élémentaires de l'arithmétique et de la statistique, il ne songea pas même à additionner les colonnes de ses tableaux. Il se borna à indiquer pour chaque groupe de races le maximum et le minimum des mesures individuelles, et à constater que dans toutes les races la majorité des crânes mesurés jaugeait entre 32 et 42 onces de mil; puis, sans essayer de prendre les moyennes, il conclut que la capacité du crâne était partout la même; il soutint, en particulier, que le crâne des nègres n'était pas plus petit que celui des Européens (1).

Cette assertion flattait les sentiments des philanthropes et fut acceptée par eux sans le plus petit examen. Les anthropologistes eux-mêmes n'y regardèrent pas de plus près; ceux qui étaient partisans de l'opinion monogéniste n'éprouvèrent pas le besoin de soumettre à la révision un travail dont les conclusions étaient favorables à leur doctrine; quant aux polygénistes, ils se bornèrent à répondre que, la courbes et les diamètres du crâne étant plus petits chez les nègres que chez les Européens, et l'épaisseur des parois crâniennes étant moindre chez ces derniers, l'égalité des capacités était impossible; que, par conséquent, les conclusions de Tiedemann ne prouvaient que l'inexactitude de son procédé de jaugeage; mais, chose singulière, personne ne songea à examiner ses tableaux ni à contrôler son arithmétique. Il est vrai qu'il aurait fallu, pour cela, affronter les ennuis de calculs en nombres complexes, par onces, drachmes et grains, de la posologie de Nuremberg, et c'était peut-être pour s'affranchir de ce pénible travail que Tiedemann avait inventé son étrange procédé de statistique. Il m'a paru toutefois que des tableaux aussi étendus que les

(1) Loc. cit., p. 47.

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