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NOTES

SUR LES INDIENS DE PAYA

Par M. le Dr C. VIGUIER.

(Mémoire lu dans la séance du 8 juillet 1877.)

Toutes les notes que voici se rapportent aux Indiens de Paya, de Payta, de Tipirri et sans doute de Tapalissa (1). Vouloir les généraliser davantage serait, à coup sûr, commettre une erreur: les Chucunaques, les Indiens de la côte de San Blas et de la baie de Calédonie, au nord, bien que parlant une langue excessivement voisine de celle des Cunas, avec qui ils se comprennent très-bien, different par leurs usages, que je n'ai pu étudier, autant que par les traits de leur physionomie. Quant aux Chocos, leurs voisins du Sud, sur le territoire desquels se trouvent les mines d'or de Cana, autrefois si célèbres, on ne saurait leur trouver un point de rapprochement.

Il est très-difficile d'obtenir des Cunas, même en vivant au milieu d'eux, des renseignements sur les faits dont on ne peut être témoin. Ils répondent quelquefois sur le même sujet, de quatre ou cinq manières différentes, cachant probablement sous une indifférence apparente quelque défiance instinctive.

Aussi, malgré l'espèce d'enquête à laquelle je me suis livré, grâce à ma connaissance de la langue espagnole, que parlent quelques-uns d'entre eux, je ne saurais affirmer comme positivement sûr que ce que j'ai vu par moi-même.

Malgré ma persévérance, je n'ai pu décider ces Indiens, pourtant fort débonnaires, à se soumettre à des mensurations; et quant aux plaques photographiques que j'avais emportées, le temps fort long d'insolation qu'elles exigeaient est cause que je n'ai pu obtenir qu'un nombre fort restreint de clichés. Je me contenterai donc de rapporter brièvement ce qu'il m'a

(1) Paya et Payta sont situés sur le rio Paya, et Tapalissa sur le rio Pocro. Ces deux rivières sont des affluents du cours supérieur de la Tuyra, principal tributaire du golfe San Miguel ou Darien du Sud, sur le Pacifique.

été possible d'apprendre pendant un séjour de près de deux mois sur ces peuplades qui paraissent destinées à disparaître bientôt, si le caoutchouc continue à attirer dans leurs forêts les mulâtres, qui les ont déjà insensiblement chassés des villages occupés jadis par elles sur le bas des fleuves et qui ont conservé leurs anciens noms, bien qu'on n'y trouve plus un seul Indien.

Les Indiens de Paya sont des Cunas et appartiennent à la grande famille des Caraïbes. Ils se donnent à eux-mêmes le nom de Tulé. Ils sont de petite taille; aucun ne dépasse 1",58, bien peu l'atteignent. La nuance de la peau correspond, en général, aux numéros 29, 30, 51; celle des yeux aux numéros 1 et 2-7 et celle des cheveux aux numéros 48 et 49. La nuance de ceux-ci est quelquefois altérée par l'agua. Je n'ai vu qu'un seul cas d'albinisme, encore était-il incomplet. Le sujet était une femme d'un certain àge, dont les yeux étaient rouges, la peau à peine plus claire et les cheveux rougeâtres mêlés de blancs.

Les hommes sont absolument imberbes; la figure, large et un peu plate, a cependant parfois une expression fort intelligente, surtout pendant la jeunesse. Les yeux sont très-légèrement bridés. Les extrémités sont assez fines. Les femmes assez bien faites, du moins jusqu'à ce qu'elles soient mères, sont remarquables par le volume de leurs seins, que fait paraître encore plus étrange leur taille relativement plus petite que celle des hommes. Elles ne sont guère réglées que vers onze ou douze ans, se marient presque aussitôt et passent trèsvite. La ménopause survient autour de trente-cinq ans. Les familles nombreuses sont rares: deux ou trois enfants; rarement quatre. Les enfants en bas âge sont portés à cheval sur la hanche, le dos soutenu par le bras de la mère.

La polygamie n'existe pas, en principe du moins, et ils s'en défendent vivement. Quelques-uns cependant avouent avoir deux ou trois femmes; mais c'est la très-grande exception. En réalité, tout homme, en se mariant, semble acquérir certains droits sur toutes les femmes de la famille où il entre, et les Indiens paraissent peu jaloux tant que cela se passe entre gens de même race. Ils sont fort jaloux, au contraire, des mulâtres de toute nuance qui viennent chercher le caoutchouc dans leurs environs; et il semble même qu'il y ait une certaine antipathie

de la part des femmes, car je n'ai vu pendant mon séjour qu'un seul métis de Nègre et d'Indien, et ils sont, m'a-t-on assuré, excessivement rares.

Le costume des hommes de Paya est emprunté aux mulâtres des villages du bas fleuve : c'est un pantalon de toile et une chemise courte qui descend à peine plus bas que la ceinture, et qu'on porte par-dessus le pantalon. Ce costume se réduit à sa plus simple expression lorsqu'ils vont dans les bois. Toutefois il est très-rare qu'ils soient absolument nus. Ils arrangent d'ordinaire un morceau d'étoffe en guise de pagne.

Leurs cheveux droits et longs, quelquefois rendus encore plus noirs avec l'agua, sont souvent coupés droits sur le front, et toujours soigneusement peignés. Ils sont enroulés et maintenus autour de la tête par un peigne assez bien fait, en bois de palme noire. Le tout est fixé par la liga, bande d'étoffe de 4 doigts de large et terminée en arrière par des franges. Cette liga, la seule chose que tissent les hommes, est faite avec de la laine à broder retordue et du fil de diverses couleurs, qu'ils mettent en œuvre sur un métier des plus primitifs. Le dessin est ordinairement une grecque plus ou moins régulière. La liga est remplacée parfois pour les fêtes par un chapeau en jonc tressé, orné d'un tour de plumes d'urupéndò (Cassicus Guatimozin) et surmonté de quatre plumes d'ara. Les colliers des hommes sont formés de rangs de perles, d'une seule couleur pour le rang, entremêlées de dents d'alligator, de singe, de pécari, de chien même, et de dents de tigre pour les colliers les plus estimés. Je n'ai vu qu'un enfant porter un collier orné de morceaux de bois dur, découpés en étoiles, en croix, etc. Les hommes n'ont jamais de bracelets, tandis que les femmes en ont les bras couverts, en portent toujours un très-serré au-dessous du genou et souvent un autre à la cheville. Ces bracelets sont formés de perles enfilées sur un seul rang, on les fait en se servant d'un moule ayant exactement la grosseur de la partie sur laquelle on doit l'appliquer; de sorte que, lorsque le bracelet est posé en enroulant simplement le fil en spirale, il reproduit un dessin régulier qui est presque toujours une grecque. Le complément de la parure des femmes se compose d'abord de l'anneau d'or, quelquefois rond, plus souvent quadrangulaire, qu'elles portent dans le nez, et de colliers qui supportent une grande quantité de pièces d'argent, de toute provenance, suspendues à une

barre de même métal qui s'appuie transversalement sur les seins. Quant à leur costume, il consiste en une pièce de cotonnade blanche étroitement serrée autour des reins et fort étroite, et d'une robe de cotonnade bleu sombre, identiquement de même nuance pour toutes les femmes du village; la bordure seule, de deux à trois doigts de large, peut varier de couleur et quelquefois est faite d'étoffes imprimées ou même brochées. Cette robe, qui couvre complétement la poitrine, en laissant le cou très-dégagé, est sans manches et tombe jusqu'au genou. Les cheveux ne sont pas relevés comme ceux des hommes et tombent droit sur les épaules.

Ces Indiens ne se tatouent pas, mais portent presque toujours sur le nez et les joues une peinture ordinairement rouge, extraite d'une espèce de rocouyer. Quelquefois cette peinture est d'un noir bleu et faite avec l'agua, dont je n'ai pu savoir la provenance; mais le plus souvent l'agua ne sert qu'à teindre uniformément le cou, la poitrine et les mains, que, dit-on, elle préserve de l'ardeur du soleil.

La peinture régulière qui, sauf de très-légères variations, est la même pour tous, se compose de deux traits parallèles qui suivent le dos du nez sur presque toute son étendue; sur cette ligne viennent tomber perpendiculairement deux traits qui se prolongent jusque sur les pommettes, et d'où se détachent d'autres perpendiculaires, de façon à former une sorte de grillage. La peinture dont les femmes se parent pour les jours de fête seulement ne diffère de celle des hommes que par l'incurvation en bas de la ligne horizontale supérieure.

Les armes sont l'arc et la sarbacane, dont les flèches sont très-rarement, peut-être jamais, empoisonnées, à Paya du moins. Du reste, presque tous les Indiens possèdent maintenant de mauvais fusils que leur vendent fort cher les entrepreneurs de caoutchouc. Pour pêcher, ils ne se servent que d'une lance en roseau léger terminée par une pointe de fer. Bien que fort adroits, ils manquent souvent le poisson qu'ils convoitent, mais réussissent pourtant à en attraper ainsi de fort petite taille.

La chasse et la pêche sont en réalité leurs seules occupations, avec le peu d'ouvrage qu'ils font à leurs cultures; mais le plus fort du travail de celles-ci incombe aux femmes, que l'on voit, dès leur enfance, aller dans les plantations, armées

d'un machete et portant sur le dos une énorme corbeille de jonc que soutient une tresse de même nature qui passe sur le front. Elles ont en outre à s'occuper de la cuisine, et il leur faut broyer le maïs entre deux pierres, opération longue et fatigante, et y écraser les cannes à l'aide d'un long levier sur lequel elles s'assoient en cadence. Aussi leur reste-t-il peu de temps, et il n'y a pas lieu de s'étonner de les voir acheter toutes les étoffes d'habillement. Les seules choses qu'elles tissent avec le coton qui pousse naturellement dans le pays sont des hamacs grossiers en paille et coton. Les tabourets, escaliers, bassins de bois, etc., toujours d'une seule pièce, sont taillés par les hommes à coups de machete, large sabre droit, dont l'usage leur fut apporté par les Caucheros (chercheurs de caoutchouc), et qui leur est devenu indispensable. Ils possèdent aussi quelques grands vases en terre, à fond étroit, d'une vingtaine de litres au moins, qui paraissent faits sans tour et sont ornés d'une sorte de grecque sur le bord. Je n'ai rien pu savoir de positif sur leur fabrication.

Les traits principaux du caractère des Indiens sont la paresse et l'insouciance. L'appât du gain peut seul quelquefois triompher de leur apathie. Ils restent souvent des journées entières dans leurs hamacs; il est vrai que la nuit se passe parfois sans dormir. Quand un homme d'une autre tribu arrive, il raconte dans les plus petits détails à son hôte tout ce qui s'est passé dans son pays, et la conversation dure souvent la nuit entière. Il est probable que le sens de la phrase, soit que le verbe soit rejeté à la fin, soit pour tout autre motif, ne peut être clairement saisi que quand elle est achevée; aussi l'auditeur, pour marquer qu'il a compris, pousse-t-il après chaque phrase un grognement prolongé. Le narrateur reprend alors, en chantant ordinairement sur les deux ou trois premières syllabes de sa phrase, et récitant le tout d'une haleine.

Il y a une grande analogie entre cette conversation et leur chant qu'on n'entend aussi que pendant la nuit. Il se compose d'une note poussée à pleine voix et soutenue aussi longtemps que possible, suivie d'un récitatif très-rapide. Ce chiant est accompagné sur des instruments de musique, dont le plus commun est une sorte de flûte de Pan, formée de deux jeux de trois roseaux. Il y a toujours deux instrumentistes jouant à la fois, et l'une des flûtes donne des sons intermédiaires à ceux

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