Images de page
PDF
ePub

placés, soit comme précepteurs chargés d'enseigner le Coran aux enfants de bonne maison, le hakem les considérait comme des hommes de bien, et, pour s'en faire des amis, il disait, dans les rapports adressés au cadi, qu'ils étaient des personnes d'une probité éprouvée. Le mal était invétéré; des traits scandaleux de la fraude et de la malversation des adels s'étaient répandus dans le public, et, comme plusieurs de ces méfaits vinrent à ma connaissance, j'en châtiai les auteurs avec la plus grande sévérité.

Je reconnus aussi chez quelques-uns d'entre eux des choses qui portaient atteinte à leur considération, et pour cette raison je les empêchai de servir de témoins. Dans leur nombre se trouvaient des greffiers attachés aux bureaux des cadis et chargés de prendre note des sentences prononcées à l'audience; des hommes rompus à la rédaction des plaintes, habiles à formuler des jugements, et qui se faisaient employer par des hommes puissants pour dresser leurs actes et conventions. Cela les plaçait au-dessus de leurs confrères et imposait tellement aux cadis, que ces magistrats n'osaient leur faire le moindre reproche.

[ocr errors]

y en avait aussi qui consacraient leur plume à attaquer les actes les plus authentiques, afin de les faire annuler pour un vice, soit de forme, soit de fond. L'offre d'un cadeau ou la perspective d'un avantage mondain suffisait pour les entraîner dans cette voie. C'était particulièrement le cas quand il s'agissait de ouakfs (biens consacrés à perpétuité aux mosquées ou à des fondations pieuses), qui existaient en nombre énorme dans la ville du Caire. Comme il y en avait dont l'institution était ignorée ou peu connue, on trouvait, dans la jurisprudence de l'un ou de l'autre des quatre rites, quelque d'en annuler plusieurs. Celui qui désirait acheter ou vendre un ouakf faisait un arrangement avec ces fourbes, et obtenait d'eux un concours efficace. Cela se pratiquait au mépris de l'autorité des magistrats, qui essayaient en vain d'arrêter ces malversations et d'empêcher qu'on ne se jouât du bon droit.

moyen

M'étant aperçu qu'à la suite des attaques dirigées contre les ouakfs,

le même esprit d'égarement tournait ses armes contre les titres de propriété, les contrats et les biens immeubles, j'implorai l'aide de Dieu et je travaillai à extirper ces abus, sans m'inquiéter de la haine que mon intervention devait m'attirer.

Ensuite je m'occupai des muftis (légistes consultants) de notre rite. Ces gens avaient mis les juges aux abois par leur désobéissance et leur empressement à dicter aux plaideurs des opinions juridiques (fetoua) entièrement contraires aux jugements que ces juges venaient de prononcer. Parmi eux se trouvaient des hommes de rien, qui, après s'être arrogé le titre d'étudiants en droit et la qualité d'adel, aspiraient hardiment au rang de mufti et de professeur, bien qu'ils n'y eussent pas le moindre titre. Ils y arrivaient pourtant, sans se donner beaucoup de peine et sans avoir fait des études préparatoires; personne n'osait les réprimander ni leur faire subir un examen de capacité, , parce qu'ils formaient un corps redoutable par le nombre de ses membres; aussi, dans cette ville, le calam du mufti était au service de tous les plaideurs; ils luttaient à qui en obtiendrait l'appui, afin de faire valoir leurs propres prétentions et d'assurer la défaite de leurs adversaires. Le mufti leur indiquait tous les détours de la chicane; souvent les fetouas se contredisaient, et, pour ajouter à la confusion, on les émettait quelquefois après le prononcé des arrêts. D'ailleurs les différences offertes par les codes des quatre rites étaient si nombreuses, qu'à peine pouvait-on se faire rendre une bonne justice. Du reste le public était incapable d'apprécier le mérite d'un mufti ou la valeur d'un fetoua. Bien que les flots (de ces abus) ne cessassent de monter toujours et d'entretenir le désordre, j'entrepris d'y porter remède.

Pour montrer que j'avais la ferme intention de soutenir le bon droit, je courbai l'audace d'un tas de fripons et d'ignorants, dont une partie étaient venus du Maghreb, et qui avaient ramassé, par-ci par-là, une provision de termes scientifiques au moyen desquels ils éblouissaient les esprits; des gens incapables de prouver qu'ils eussent étudié sous aucun maître de réputation, ou de montrer un seul ouvrage de leur composition; des imposteurs qui se jouaient de la bonne

foi du public et qui, dans leurs assemblées, se plaisaient à calomnier les hommes de bien, et à insulter tout ce qui méritait le respect; aussi je m'attirai toute leur haine, et ils allèrent se joindre à des gens de leur trempe, les habitants des couvents (les derviches), peuple qui affiche la dévotion pour se faire valoir, tout en insultant à la majesté de Dieu; des gens qui, lorsqu'on les prenait pour arbitres dans une affaire, la décidaient selon la suggestion de Satan et au mépris de la justice, se mettant ainsi en pleine opposition avec la loi divine, sans se laisser détourner de leur témérité par aucun sentiment religieux.

A tous ces intrigants, j'enlevai l'appui sur lequel ils comptaient; je les fis châtier selon les ordonnances de Dieu, sans que les protecteurs sur lesquels ils comptaient pussent les dérober à ma juste sévérité. Ainsi leurs lieux de retraite demeurèrent abandonnés, et le puits de leurs débordements resta comblé. Ils poussèrent alors des mauvais sujets à m'attaquer dans mon honneur et à répandre toute espèce de calomnies et de mensonges à mon sujet. Ils faisaient même parvenir secrètement au sultan des plaintes au sujet des injustices qu'ils m'attribuaient; mais ce prince ne les écouta pas.

Pendant ce temps j'offrais à Dieu, comme un titre à sa faveur, tous les dégoûts dont on m'abreuvait; je méprisais les intrigues de ces misérables, et je marchais droit mon chemin, avec la résolution ferme et décidée de maintenir le bon droit, d'éviter toutes les vanités du monde, et de me montrer inflexible aux personnes en crédit qui voulaient m'influencer.

Tels n'étaient pas, cependant, les principes des cadis mes confrères; aussi blâmèrent-ils mon austérité, en me conseillant de suivre le système qu'ils s'étaient accordés à adopter, savoir : de plaire aux grands, de montrer de la déférence pour les gens haut placés, et de juger sous leur influence toutes les fois qu'on pouvait sauver les apparences. « Ou bien, me disaient-ils, renvoyez les parties s'il y a beaucoup de causes à juger; vous pouvez vous fonder sur la maxime qu'un cadi n'est pas obligé de siéger s'il y a un autre cadi dans la lo

calité. » Ils savaient cependant (toute l'iniquité de) la convention qu'ils avaient faite. J'aurais bien voulu savoir comment ils entendaient s'excuser devant Dieu d'avoir sauvé les apparences, car ils n'ignoraient pas qu'en jugeant ainsi ils portaient atteinte à la justice. Le Prophète n'at-il pas dit : « Si j'adjuge à quelqu'un le bien d'autrui, c'est une demeure dans l'enfer qui lui est adjugée. »

Je fermai donc l'oreille à leurs recommandations, bien décidé à remplir exactement toutes les fonctions de ma place, ainsi que mon devoir envers celui qui m'avait revêtu d'une charge si importante. Aussi tous ces gens se liguèrent ensemble et soutinrent ceux qui se plaignaient de moi; ils poussèrent les hauts cris et firent croire aux personnes dont je m'étais refusé d'admettre le témoignage que j'avais agi à leur égard d'une manière illégale. «Il se guide uniquement, dirent-ils, d'après la connaissance qu'il possède des règles de l'improbation, tandis que le droit d'improuver appartient (non pas à un individu,) mais à la communauté. » Aussi les langues se déchaînèrent contre moi, et il s'éleva une clameur générale. Quelques personnes, m'ayant sollicité en vain de juger en leur faveur, écoutèrent les conseils de mes ennemis et allèrent se plaindre au sultan de mon injustice. Une assemblée nombreuse, composée de cadis et de muftis, fut chargée d'examiner l'affaire, et je m'en tirai aussi pur que l'or qui a passé par les creusets. La perversité de mes ennemis fut ainsi connue du sultan et, pour les mortifier davantage, j'exécutai contre eux les

ordonnances de Dieu.

Alors ils sortirent le matin avec un dessein bien arrêté (Coran, sourate, LXVIII, verset 25), et ils intriguèrent auprès des intimes du sultan et des grands de la cour, leur faisant croire que je m'étais conduit d'une façon odieuse en montrant si peu d'égard aux sollicitations des personnages haut placés, et que, pour agir de la sorte, j'avais dû ignorer les usages de mon office. Pour faire accepter ces faussetés, ils m'attribuèrent des actions abominables dont une seule aurait suffi pour m'attirer l'indignation de l'homme le plus doux et la haine de tous les honnêtes gens. Une clameur générale s'éleva contre moi;

mais Dieu leur en fera rendre compte, et c'est de lui qu'ils auront leur rétribution. Dès ce moment les hommes du gouvernement ne me montrèrent plus la même bienveillance qu'auparavant.

A cette même époque, un coup funeste vint me frapper : toute ma famille s'était embarquée dans un port du Maghreb pour me rejoindre; mais le vaisseau sombra dans un ouragan et tout le monde périt. Ainsi un seul coup m'enleva à jamais richesses, bonheur et enfants. Accablé de mon malheur, je cherchai des consolations dans la prière, et je pensai à me démettre de ma charge; mais, craignant de mécontenter le sultan, j'écoutai les conseils de la prudence et je la gardai. Bientôt la faveur divine vint me tirer de cet état pénible: le sultan, puisse Dieu le protéger! mit le comble à ses bontés en me permettant de déposer un fardeau que je ne pouvais plus porter et à quitter une place dont, à ce qu'on prétendait, je ne connaissais pas les usages. Aussi je remis l'office de cadi à celui qui l'avait exercé avant moi, et de cette manière je me vis débarrassé de mes chaînes. Rentré dans la vie privée, je me retrouvai entouré de la considération générale; on me plaignait, on me louait, on faisait des vœux pour mon bonheur; tous les yeux m'exprimaient la sympathie, et tous les souhaits appelaient le moment où je serais réintégré dans ma place. Le prince, toujours bienveillant, me laissa jouir des avantages qu'il m'avait déjà faits, et me continua sa haute protection; mais moi, bornant mes désirs à la félicité de la vie future, je m'occupai à enseigner, à lire le Coran, à compiler et à rédiger, espérant que Dieu me permettrait de passer le reste de mes jours dans les exercices de la dévotion, et qu'il ferait disparaître tout ce qui pourrait s'opposer à mon bonheur dans l'autre vie.

Je pars pour le pèlerinage.

Trois années venaient de s'écouler depuis ma destitution quand je me décidai à faire le pèlerinage. Ayant pris congé du sultan et des émirs, qui du reste pourvurent plus qu'abondamment à tous mes besoins, je quittai le Caire vers le milieu de ramadan 789 (octobre

Prolégomènes.

K

« PrécédentContinuer »