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lequel je lui exprimai mon désir de quitter le pays 1. Cette démarche me réussit ; j'obtins l'autorisation d'aller où je voudrais, excepté à Tlemcen. Je me décidai pour l'Espagne, et, au commencement de l'an 764 (fin d'octobre 1362), j'envoyai ma femme et mes enfants à Constantine, , pour y rester auprès de leurs oncles maternels, les fils du caïd Mohammed Ibn el-Hakîm 2. Ensuite je me mis en route pour Ceuta. (Voici le motif qui me fit préférer l'Espagne.) Abou Abd-Allah (Mohammed V, roi de Grenade), ayant été détrôné (par un de ses parents, le Raïs Mohammed), se rendit à Fez, auprès du sultan Abou Salem 3. La position que j'occupais alors dans l'administration me permit de lui rendre plusieurs services, en secondant les démarches de son vizir Ibn el-Khatîb. Le roi (de Castille, Pierre le Cruel), s'étant ensuite brouillé avec le Raïs, fit inviter (Mohammed V) à rentrer en Espagne pour reconquérir le trône. Mohammed partit pour ce pays, laissant à Fez ses enfants et les gens de sa suite. Il ne put cependant réussir dans cette tentative; mécontent du roi (de Castille), qui refusa de lui rendre certaines forteresses qu'il venait d'enlever aux musulmans, il quitta la cour (chrétienne), passa dans le territoire musulman et s'établit à Ecija. Alors il envoya une lettre à Omar Ibn Abd-Allah, le priant de lui céder une des villes que les Mérinides possédaient dans l'Andalousie et qui leur servaient de points d'appui toutes les fois qu'ils entreprenaient la guerre sainte. Il m'écrivit aussi à ce sujet, et, grâce à mon entremise, il obtint possession de la ville et des dépendances de Ronda. Cette forteresse lui servit de marchepied pour remonter sur le trône de l'Andalousie centrale. Il rentra dans sa capitale (Grenade) vers le milieu de l'an 763 (avril 1362 de J. C.). Ce fut à la suite de ces événements que la mésintelligence se mit entre Omar et moi. Aussi je me décidai à visiter le

L'auteur reproduit ici le poëme dont il parle. Je ne le traduis pas, pour la raison que j'ai déjà donnée, page vi de celte introduction.

2 Général en chef de l'armée hafside.

(Voyez Histoire des Berbers, t. II, p. 479 et suiv. t. III, p. 13 et suiv.)

3

On trouvera, dans l'Histoire des Berbers, t. IV, p. 332 et suiv. de la traduction, le récit de cet événement.

souverain espagnol dans l'espoir qu'il n'oublierait pas les services je lui avais rendus.

De mon voyage en Espagne.

que

Arrivé à Ceuta vers le commencement de l'an 764 (octobre, 1362 de J. C.), je reçus l'accueil le plus empressé du chérif Abou 'l-Abbas Ahmed el-Hoceïni, principal personnage de la ville, et allié par mariage à la famille des Azéfi. Il me logea dans sa maison, vis-à-vis de la grande mosquée, et me traita mieux qu'un souverain n'aurait pu faire. Le soir de mon départ il me donna un nouveau témoignage de son respect, en aidant, de ses propres mains, à lancer à l'eau la barque qui devait me transporter à l'autre bord1.

Débarqué à Djebel el-Feth (Gibraltar), qui appartenait alors au souverain des Mérinides, j'écrivis à Ibn el-Ahmer 2, sultan de Grenade, et à son vizir Ibn el-Khatîb, pour les informer de ce qui m'était arrivé, et je partis ensuite pour Grenade. Arrivé à la distance d'une poste de cette capitale, je m'y arrêtai pour passer la nuit, et là je reçus la réponse d'Ibn el-Khatîb, dans laquelle il se félicitait du plaisir de me voir, et m'exprimait sa satisfaction de la manière la plus cordiale. Le lendemain, huitième jour du premier rebiâ 764 (27 décembre 1362 de J. C.), je m'approchai de la ville, et le sultan, qui s'était empressé de faire tapisser et meubler un de ses pavillons pour ma réception, envoya au-devant de moi une cavalcade d'honneur, composée des principaux officiers de la cour. Quand j'arrivai en sa présence, il m'accueillit d'une manière qui montrait combien il reconnaissait mes services, et me revêtit d'une robe d'honneur. Je me retirai ensuite avec le vizir Ibn el-Khatîb, qui me conduisit au logement que l'on m'avait assigné. Dès ce moment le sultan me

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plaça au premier rang parmi les personnes de sa société, et me fit son confident, le compagnon de ses promenades et de ses plaisirs.

L'année suivante il m'envoya en mission auprès de Pierre, fils d'Alphonse et roi de Castille. J'étais chargé de faire ratifier le traité de paix que ce prince avait conclu avec les princes de l'Espagne musulmane, et, à cet effet, je devais lui offrir un cadeau composé d'étoffes de soie magnifiques et de chevaux de race, dont les selles et les brides étaient richement brodées en or. Arrivé à Séville, où je remarquai plusieurs monuments de la puissance de mes aïeux, je fus présenté au roi chrétien, qui me reçut avec les plus grands honneurs. Il avait déjà su par son médecin, le juif Ibrahîm Ibn Zerzer, le rang que tenaient mes ancêtres à Séville, et il lui avait entendu faire mon éloge. Ibn Zerzer, médecin et astronome de premier ordre, m'avait rencontré à la cour d'Abou Eïnan, qui, ayant eu besoin de ses services, l'avait envoyé chercher au palais d'Ibn el-Ahmer. Après la mort de Ridouan, premier ministre de la cour de Grenade 2, il se retira auprès du roi chrétien, qui l'inscrivit sur la liste de ses médecins ordinaires. Le roi Pierre voulut alors me garder auprès de lui; il offrit même de me faire rendre l'héritage de mes ancêtres à Séville, lequel se trouvait alors dans la possession de quelques grands de son empire; mais je m'excusai d'accepter sa proposition, tout en lui faisant les remercîments que méritait une pareille offre, et je continuai à conserver ses bonnes grâces. Lors de mon départ, il me donna une monture et des vivres, et l'on me confia une excellente mule, équipée d'une selle et d'une bride garnies d'or, que je devais présenter au sultan de Grenade.

A cette occasion, Ibn el-Ahmer me concéda par lettres patentes, en témoignage de sa haute satisfaction, le village d'El-Bîra (Elvira) 3,

بطره بن الهنشة Le texte arabe porte 1

Petro ben el-Honche. Il s'agit de Pierre le
Cruel.

2 Le vizir Ridouan fut assassiné par les conjurés qui détrônèrent son souverain,

Mohammed V. (Voyez Histoire des Berbers, t. IV, p. 332.)

3

Voyez l'ouvrage de M. Dozy intitulé Recherches sur l'histoire de l'Espagne, 2" éd. t. I, p. 328 et suiv.

situé dans les terrains d'irrigation qui se trouvent dans le Merdj (ou prairie marécageuse) de Grenade. Le cinquième jour après mon retour, on célébra l'anniversaire de la naissance du Prophète; le soir il y eut des réjouissances publiques par ordre du souverain, et un grand festin, où les poëtes récitèrent des vers en sa présence, ainsi que cela se pratiquait à la cour des rois du Maghreb. Je lui récitai dans cette réunion un poëme de ma composition. En l'an 765, il célébra la circoncision de son fils par un festin auquel il invita beaucoup de monde de toutes les parties de l'Espagne, et je lus, dans cette assemblée, une pièce de vers analogue à la circonstance.

Établi tranquillement dans ce pays, après avoir abandonné l'Afrique, et jouissant de toute la confiance du sultan, je reportai mes pensées vers la contrée lointaine où les événements avaient jeté ma femme et mes enfants, et, sur ma prière, il chargea un de ses gens d'aller les chercher à Constantine. Ma famille se rendit à Tlemcen, d'où elle alla s'embarquer sur un navire que le sultan avait expédié d'Almeria et qui était commandé par le chef de sa flotte. Lors de son arrivée à ce port, j'allai à sa rencontre, avec l'autorisation du prince, et je la conduisis à la capitale, où j'avais une maison disposée pour la recevoir. A cette habitation étaient attachés un jardin, des terres cultivées et tout ce qui était nécessaire à notre subsistance 1.

Mes ennemis secrets et de vils calomniateurs parvinrent, dans la suite, à éveiller les soupçons du vizir en dirigeant son attention sur mon intimité avec le sultan, et sur l'extrême bienveillance que ce prince me témoignait. Bien qu'il jouît d'une haute influence et qu'il exerçât la plus grande autorité dans l'administration de l'État, le vizir ne sut pas écarter de son cœur un sentiment de jalousie dont j'ai pu m'apercevoir à un léger degré de gêne qu'il laissait paraître quand il me voyait. Ce fut dans ces circonstances que je reçus des lettres du sultan Abou Abd-Allah (Mohammed), seigneur de Bougie 2, par lesquelles il m'apprit qu'il avait obtenu possession de cette ville dans

Je supprime ici une lettre de compliments adressée par Ibn Khaldoun au vizir Ibn el-Khatîb. 2 Voyez ci-devant, p. xxxv.

le mois de ramadan 765 (juin 1364 de J. C.), et qu'il désirait m'avoir auprès de lui. Je demandai aussitôt au sultan Ibn el-Ahmer la permission d'aller joindre ce prince; mais en considération de l'amitié que je portais à Ibn el-Khatib, je lui cachai la conduite de ce vizir. Il consentit avec un vif regret à mon départ, et, quand je lui fis mes adieux, il me pourvut de tout ce qui était nécessaire pour mon voyage. Il me donna aussi une lettre de congé (ou passe-port up), qu'il avait fait dresser par le vizir Ibn el-Khatîb 1.

التشييع

L'émir Abou Abd-Allah Mohammed, seigneur de Bougie, s'était rendu au sultan Abou Eïnan, en l'an 1352. Son cousin, l'émir Abou 'l-Abbas, seigneur de Constantine, tomba au pouvoir du même sultan, en 1357. Le premier fut conduit à Fez, où il resta sous la surveillance du gouvernement mérinide, et le second fut enfermé dans la citadelle de Ceuta, où on le retint prisonnier jusqu'à l'époque où le sultan Abou Salem débarqua en Afrique, avec l'intention de s'emparer du trône du Maghreb. Ce prince lui rendit alors la liberté et l'emmena avec lui à Fez, d'où il ne tarda pas à l'envoyer en Ifrîkiya avec l'émir Abou Abd-Allah. Ibn Khaldoun rapporte ici toutes ces circonstances avec de longs détails que je supprime; le lecteur pourra les retrouver dans l'Histoire des Berbers, tomes III et IV de la traduction.

Ce document est trop long pour être reproduit ici; il est rédigé en prose rimée et écrit dans un style très-recherché. Le sultan y fait un grand éloge d'Ibn Khaldoun, et ordonne à tous les chefs, cheïkhs de tribus et autres serviteurs de l'État, de lui prêter aide et assistance, et de

lui fournir le logement et tout ce dont il aura besoin dans son voyage. Cette pièce porte la date du 19 djomada premier 766 (13 février 1365 de J. C.). Après la date, le sultan avait tracé de sa propre main cet c'est-à-dire, « ceci est au

صح

هذا : alama

thentique. »

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