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Le fakih (légiste) Mohammed, fils de Mansour Ibn Mozni et frère de Youçof Ibn Mozni, seigneur de la province du Zab, vint alors nous chercher. Il s'était trouvé dans Tunis quand l'émir Abou Zeïd alla y mettre le siége, et avait quitté la ville pour se ranger du côté de ce prince. La nouvelle leur parvint alors qu'Abou Eïnan, sultan du Maghreb, venait de prendre Tlemcen et de tuer Abou Thabet et son frère Othman Ibn Abd er-Rahman, sultan de cette capitale; que de là il s'était porté à Médéa (El-Mediya); puis, qu'étant arrivé sous les murs de Bougie il avait décidé le gouverneur Abou Abd-Allah Mohammed, petit-fils du sultan Abou Yahya Abou Bekr, à lui livrer la ville et à marcher sous ses ordres1. Ils apprirent aussi qu'Abou Eïnan avait donné le commandement de Bougie à Omar Ibn Ali, un des chefs de la tribu des Ouattas et membre de la famille El-Ouézîr.

En apprenant ces événements, l'émir Abou Zeïd se hâta de lever le siége de Tunis, et, dans sa retraite, il traversa la ville de Gafsa avec Mohammed Ibn Mozni. Celui-ci vint alors nous trouver, et, comme il avait l'intention de passer dans le Zab, je me décidai à l'accompagner. Arrivé à Biskera, je descendis chez son frère Youçof et j'y restai jusqu'à la fin de l'hiver. Quant à Mohammed, il obtint une pension de son frère et alla s'établir dans un des villages de cette province.

Quand le sultan Abou Eïnan eut confié à Omar Ibn Ali le gouvernement de Bougie, Fareh, un client de l'émir (hafside) Abou Abd Allah, , y passa afin de conduire ailleurs la femme et les enfants de son patron. A l'instigation de cet affranchi, un Sanhadjien, tête écervelée, assassina Omar pendant que celui ci donnait audience. Fareh prit aussitôt le commandement de la ville et fit inviter Abou Zeïd (cousin d'Abou Abd-Allah et) gouverneur de Constantine à venir le soutenir. Pendant qu'il attendait l'arrivée de cet émir, les notables de Bougie se concertèrent entre eux, et, pour se garantir contre la vengeance du sultan, ils prirent les armes et ôtèrent la vie à Fareh. Ayant alors rétabli l'autorité d'Abou Eïnan, ils firent chercher le gou

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verneur de Tedellis (Dellys), afin de se mettre sous ses ordres. Cet officier était chef de la tribu mérinide des Oungacen, et se nommait Tahyaten Ibn Omar Ibn Abd el-Moumen1. Le sultan, ayant reçu des habitants l'assurance de leur soumission, envoya à Bougie son chambellan, Mohammed Ibn Abi Amr2, avec un fort détachement de troupes et plusieurs grands de l'empire.

Je partis alors de Biskera avec l'intention de me rendre auprès du sultan Abou Eïnan, qui se trouvait à Tlemcen, et, arrivé à El-Bať’ha3, je rencontrai Ibn Abi Amr. Cet officier me donna tant de marques d'honneur que j'en fus surpris, et me ramena avec lui à Bougie, dont je le vis prendre possession. De nombreuses députations, parties de l'Ifrîkiya, étant arrivées à Bougie, il voulut les accompagner jusque chez le sultan; m'étant joint à elles, je fus singulièrement frappé des égards et des témoignages de faveur qu'il me prodigua, à moi, jeune homme imberbe. Revenu ensuite à Bougie avec Ibn Abi Amr et les députations, je restai auprès de lui jusqu'à la fin de l'hiver de l'an 754 (mars-avril 1353 de J. C.).

Quand le sultan Abou Eïnan fut rentré à Fez et que les savants eurent commencé à se réunir chez lui, on parla de moi dans une de ces assemblées, et, comme le prince voulut choisir quelques étudiants pour discuter en sa présence des questions (de droit et de belleslettres), les docteurs que j'avais rencontrés à Tunis me désignèrent à lui comme un sujet convenable. Il écrivit aussitôt au hadjeb (Ibn Abi Amr) l'ordre de m'envoyer à la cour, et j'y arrivai en l'an 755 (1354 de J. C.). Il m'inscrivit alors au nombre de ceux qui faisaient partie de ses réunions scientifiques, et m'imposa le devoir honorable d'assister avec lui à la prière. Dans la suite il m'employa comme secré

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Le lecteur trouvera dans le quatrième volume de la traduction de l'Histoire des Berbers le récit des diverses campagnes entreprises par Abou Einan.

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Chez les Mérinides, le hadjeb ou grund chambellan était le personnage le plus élevé de l'État après le sultan.

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taire et me chargea d'écrire ses décisions sur les documents qu'on soumettait à son examen1.

J'acceptai cette place avec répugnance, puisque aucun de mes aïeux, autant que j'ai pu m'en souvenir, n'avait occupé un pareil poste. Je continuai toutefois à me livrer aux études, et je pris des leçons de plusieurs cheïkhs maghrebins, ainsi que des cheïkhs espagnols qui venaient à Fez pour remplir des missions politiques. De cette manière, je parvins à un degré d'instruction qui répondait à mes désirs.

Parmi les savants qui, à cette époque, formaient la société intime d'Abou Eïnan, je dois nommer d'abord, 1° Ibn es-Saffar Abou AbdAllah Mohammed, natif de la ville de Maroc, et premier docteur de l'époque dans la science des leçons coraniques; jusqu'à sa mort, il continua à lire le Coran au sultan, selon les sept leçons 2;

2o El-Maccari Abou Abd-Allah Mohammed, natif de Tlemcen, jurisconsulte et professeur habile; il remplissait les fonctions de cadi 'l-djemâa (cadi de la communauté, grand cadi) à Fez;

3o Es-Cherif el-Haceni Abou Abd-Allah Mohammed, surnommé El-Alouï3, homme très-savant dans les sciences philosophiques et traditionnelles, profondément versé dans la théologie dogmatique et dans la jurisprudence;

4° El-Bordji Abou 'l-Cacem Mohammed Ibn Yahya, natif de Borja, en Espagne; il servait le sultan Abou Eïnan en qualité de secrétaire d'état et rédacteur en chef de la chancellerie; plus tard il perdit ces places et fut nommé cadi militaire";

5° Ibn Abd er-Rezzac Abou Abd-Allah Mohammed, cheikh d'un grand savoir.

1 On désignait cet emploi par le terme

toukid. M. de Sacy a donné, dans sa Chrestomathie arabe, t. I, p. 71, une trèsbonne note sur les fonctions de cet office. 2 L'auteur donne ici la notice biographique de chacun des cinq docteurs que le sultan Abou Eïnan avait admis au nombre de ses intimes. Je ne reproduis pas ces

renseigements, parce qu'ils ne tiennent pas essentiellement au sujet.

3 C'est-à-dire, natif d'El-Alouëîn, village qui était situé à une petite journée est de Tlemcen.

La juridiction du cadi militaire (cadi 'l-açaker) s'étendait sur toutes les parties de l'empire, à l'exception de la capitale.

J'encours la disgrâce du sultan Abou Einan.

Vers la fin de l'année 756 (déc. janv. 1355-56 de J. C.), le sultan Abou Eïnan m'attacha à son service en me nommant à un emploi dans son secrétariat. Il m'accorda aussi un haut témoignage de sa faveur en me permettant de prendre part aux discussions dont on s'occupait dans les réunions littéraires qui se tenaient chez lui, et en me choisissant pour écrire (taoukiá), sur chaque pièce et document soumis à son examen, la réponse qu'il jugeait convenable. Ceci souleva bien des jalousies, et les délations se multiplièrent à un tel point que le prince conçut pour moi une aversion dont on ne saurait exprimer l'intensité 1. Vers la fin de l'année 757 il tomba malade, et bientôt après il me fit arrêter. Depuis quelque temps une liaison s'était formée entre moi et le prince hafside Abou Abd-Allah Mohammed, exémir de Bougie, qui, se rappelant le dévouement de mes aïeux à sa famille, m'avait admis dans sa société intime 2. Comme je négligeai les précautions que l'on doit prendre en pareil cas3, je m'attirai la colère du sultan. Plusieurs individus, jaloux de ma haute fortune, lui avaient adressé des rapports dans lesquels ils prétendaient que le prince hafside voulait s'enfuir à Bougie et que je m'étais engagé à faciliter son évasion dans l'espoir et avec l'assurance de devenir son premier ministre (hadjeb). Il me fit donc arrêter, maltraiter et emprisonner. L'ex-émir, qu'il priva aussi de la liberté, fut relâché bientôt après; mais ma détention se prolongea jusqu'à la mort du sultan, événement qui eut lien environ deux années plus tard.

Peu de temps avant son décès, je lui avais adressé une supplique. formant un poëme d'environ deux cents vers. Il la reçut à Tlemcen

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et en fut tellement ému qu'il promit de me faire sortir de prison aussitôt qu'il rentrerait à Fez. Cinq jours après son arrivée dans cette dernière ville, il tomba gravement malade, et quinze jours plus tard il mourut 1. Cela eut lieu le 24 du mois de dou 'l-hiddja 759 (28 novembre 1358). El-Hacen Ibn Omar, vizir et régent de l'empire, s'empressa alors de me mettre en liberté avec plusieurs autres prisonniers, et, m'ayant revêtu d'une robe d'honneur, il me fit monter à cheval et me réintégra dans mes emplois. Je voulus retourner à ma ville natale, mais je ne pus obtenir son consentement; aussi je me résignai à jouir des marques de faveur qu'il se plaisait à m'ac

corder.

Le sultan Abou Salem me nomme secrétaire d'état et directeur de la chancellerie.

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Abou Salem 2, ayant passé d'Espagne en Afrique avec l'intention de prendre possession du trône, s'établit dans le Safiha, montagne du pays des Ghomara 3. Pendant ce temps le khatib Ibn Merzouc agissait secrètement à Fez afin de lui procurer des partisans, et, connaissant les liaisons d'amitié qui m'attachaient aux principaux chefs mérinides, il eut recours à mes services dans l'espoir de gagner ces officiers; et, en effet, je décidai la plupart d'entre eux à promettre leur appui au prince. J'étais alors secrétaire de Mansour Ibn Soleïman, qui venait d'être placé par les chefs mérinides à la tête de l'empire 5, et qui s'occupait avec eux à faire le siége de la Ville-Neuve (de Fez), dans laquelle le vizir El-Hacen Ibn Omar s'était enfermé avec

' Il mourut assassiné. (Voy. l'Histoire des Berbers, t. IV, p. 318.)

2 Abou Salm, fils du sultan Abou 'l-Hacen, fut déporté en Espagne par ordre de son frère, Abou Eïnan. Après la mort de celui-ci, il rentra en Afrique avec l'intention d'enlever le trône à son neveu Saîd, que le vizir El-Hacen Ibn Omar avait fait proclamer souverain.

3 Les Ghomara, tribu berbère, occupaient le pays qui s'étend depuis Tétouan

jusqu'à Nokour, dans le Rîf marocain. La montagne qui portait le nom de Safîha est probablement celle qui s'élève au sud de Tétouan.

"Ibn Merzouc s'était distingué à Tlemcen par son talent comme prédicateur (khatib). Sa biographie se trouve dans l'Histoire des Berbers, t. IV, p. 347 et suiv. 5 Mansour Ibn Soleiman, arrière-petitfils d'Abd el-Ouahed, fils de Yacoub Ibn Abd el-Hack, cinquième souverain de la

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