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nullement l'exercice d'un enseignement mercenaire, car il s'agissait du livre sacré que Dieu avait envoyé à leur Prophète, et dont les prescriptions devaient être la règle de leur conduite. L'islamisme, pour lequel ils avaient combattu jusqu'à la mort', était leur religion, et ils se faisaient gloire de le posséder seuls entre tous les peuples; donc ils s'empressèrent d'enseigner ses doctrines et de les faire comprendre à leur nation. Dans l'accomplissement de cette tâche, ils ne se laissèrent pas arrêter par les reproches de l'orgueil ou par les remontrances de l'amour-propre; la preuve en est que le Prophète, en congédiant les députations des tribus arabes, les faisait accompagner par les principaux d'entre ses compagnons, chargés d'enseigner à ces peuples les préceptes de la loi religieuse qu'il avait apportés aux hommes. Ces missions furent confiées par lui à ses dix principaux compagnons, puis à d'autres d'un rang inférieur. Lorsque l'islamisme fut solidement établi et que les racines de la religion se furent affermies, les peuples les plus éloignés le reçurent des mains de ses adhérents; mais, après un laps de temps, cette doctrine subit des modifications: on avait tiré des textes sacrés des maximes pour les appliquer à la solution des nombreux cas qui se présentaient sans cesse devant les tribunaux, de sorte qu'on sentit la nécessité d'un code qui mettrait la justice à l'abri des erreurs. La connaissance de la loi, devenue alors une acquisition importante, exigea un enseignement régulier, lequel prit bientôt place au nombre des arts et des professions, ainsi que nous l'expliquerons dans le chapitre consacré à la science et à l'enseignement. Les chefs des grandes tribus, devant s'occuper à maintenir la puissance de l'empire et l'autorité du souverain, abandonnèrent la science (de la loi) à ceux qui voulaient bien s'y adonner; aussi l'enseignement devint une de ces professions dont l'exercice fait vivre. Les gens riches et les grands personnages de l'État dédaignérent de s'y livrer; il passa entre les mains de quelques hommes sans considération, tomba au rang de simple métier et P. 48. resta exposé au dédain des nobles et des courtisans. El-Haddjadj était

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fils de Youçof, l'un des principaux membres de la tribu de Thakîf. Tout le monde sait que ces chefs portèrent au plus haut degré l'esprit de corps et de famille, sentiment naturel aux Arabes, et que, sous le rapport de la noblesse, ils rivalisaient avec les Coreïch. L'enseignement du Coran n'était point alors ce qu'il est aujourd'hui, un métier qui fait vivre; il n'avait éprouvé aucun changement depuis l'origine de l'islamisme.

Dans cette classe d'erreurs il faut ranger les idées que se font certaines gens, lorsque, feuilletant les livres d'histoire, ils apprennent qu'autrefois les cadis se mettaient à la tête des armées et exerçaient le commandement dans les expéditions militaires. Aveuglés par l'ambition, ils aspirent à un rang pareil, parce qu'ils s'imaginent que l'office de cadi est encore aujourd'hui ce qu'il était dans ces temps-là. Ils pensent toujours au chambellan Ibn Abi Amer1, qui exerça l'autorité suprême au nom du khalife Hicham, et ils n'oublient Ibn Abbad2, de Séville, l'un des chefs qui se partagèrent les propas vinces de l'Espagne (musulmane)3. Ayant entendu raconter que ces deux personnages avaient pour pères des cadis, ils s'imaginent que les cadis de cette époque étaient comme ceux de nos jours, et ne se doutent pas que, dans l'emploi de cadi, il est survenu des usages très-opposés à ceux des temps anciens; fait dont nous donnerons l'explication dans le chapitre qui traite de cette charge. Ibn Abi Amer et Ibn Abbad appartenaient à ces tribus arabes qui avaient soutenu la puissance des Omeïades en Espagne, et qui en étaient les partisans les plus dévoués. On sait que chacun de ces personnages tenait un rang élevé dans sa tribu; et ce n'est point par suite de la charge de cadi, telle qu'elle est aujourd'hui, qu'ils sont parvenus à un haut commandement et à la souveraineté. Autrefois l'office de cadi était confié à des hommes influents et appartenant, soit aux

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tribus qui étaient au service de l'empire, soit au corps des clients. attachés à la maison du souverain. Les cadis remplissaient alors les mêmes fonctions que, de nos jours, on confie aux vizirs dans le Maghreb ils sortaient à la tête des armées pour faire les campagnes d'été, et ils avaient la direction des affaires les plus importantes, affaires qui ne se confient qu'à des hommes auxquels la puissance de leur famille donne les moyens d'exécution. Ceux qui entendent parler de ces faits tombent souvent dans l'erreur, parce qu'ils assimilent un ordre de choses à un autre qui en diffère.

Ce

genre de méprise est très-commun de nos jours, surtout parmi1 les (musulmans) espagnols peu éclairés. Cela tient à l'extinction de tout esprit de corps chez eux, changement amené, il y a y a plusieurs siècles, par la ruine de la puissance arabe dans ce pays et par la chute de la dynastie qu'elle y avait fondée. Délivrés de la domination des Berbers2, peuples chez lesquels a toujours existé un vif sentiment de nationalité, ces Arabes ont perdu l'esprit de corps et d'assistance mutuelle qui mène à la puissance, et ne conservent que leurs généalogies. Tombés au rang des peuples soumis qui ne se prêtent aucun secours les uns aux autres, subjugués par la force, abreuvés d'humiliations, ils s'imaginent qu'avec de la naissance et un emploi dans le gouvernement, on parvient facilement à conquérir un royaume et à gouverner les hommes. Vous trouverez, chez eux, jusqu'aux hommes de métier et aux simples artisans qui rêvent le pouvoir et qui cherchent à le saisir. Celui qui a vu de près l'état des tribus dans le Maghreb, l'esprit de corps qui les anime, les empires qu'elles ont fondés et la manière dont ces peuples et ces tribus établissent leur domination, ne se laisse guère tomber dans de pareilles erreurs et se trompe rarement dans l'appréciation de ces matières.

Avant le mot Jo, il faut insérer la

من preposition

2 C'est-à-dire, les Almoravides et leurs successeurs, les Almohades. Ceux-ci appartenaient aux tribus masmoudiennes qui

habitaient la chaîne de l'Atlas marocain;
les premiers faisaient partie des Lemtouna
et d'autres tribus berbères qui habitaient
le grand désert, entre le Sénégal et Ten-
boktou.

P. 49.

P. 50.

Il en est de même de la marche suivie par les historiens, lorsqu'ils traitent d'une dynastie et de la suite de ses rois. Ils ont soin d'indiquer le nom du prince, sa généalogie, le nom de sa mère, celui de son père, ceux de ses femmes 1, son titre, l'inscription gravée sur son sceau, le nom de son cadi, celui de son chambellan (hadjeb) et celui de son vizir. Dans tout cela, ils se piquent de suivre l'exemple donné par les historiens de la dynastie omeïade et de celle des Abbacides; mais ils n'ont pas compris le but que ces écrivains avaient en vue. Dans ces temps, déjà anciens, les chroniqueurs destinaient leurs. livres à l'usage de la famille régnante. Les jeunes princes désiraient connaître l'histoire de leurs aïeux et les événements de leur règne, afin de marcher sur leurs traces et de se régler sur leurs exemples; ils sentaient surtout la nécessité de gagner les personnages qui occuperaient de grandes places quand le trône viendrait à vaquer2, et de conférer des charges et des emplois aux créatures3 de la maison royale et à ses anciens serviteurs. Or les cadis comptaient alors au nombre des soutiens de l'empire et prenaient rang parmi les vizirs, que nous nous l'avons dit. Les historiens se trouvèrent donc obligés de fournir ce genre de renseignements. Mais, lorsque les empires sont séparés par des distances considérables ou par de grands intervalles de temps, les lecteurs ne cherchent que l'histoire des souverains eux-mêmes, les moyens d'établir une comparaison entre les dynasties sous le rapport de leur puissance et de leurs conquêtes, et l'indication des peuples qui leur avaient résisté ou qui avaient succombé dans la lutte. Quel avantage y a-t-il donc, pour l'historien, de rapporter les noms des enfants d'un ancien souverain, les noms de ses femmes, l'inscription gravée sur son anneau, son titre honorifique, les noms de son cadi, de son vizir et de son chambellan,

ainsi

1

.ونساءه Lisez :

'Littéralement, « ceux qui restent après leur règne..

3 Le mot &, que nous avons rendu par créatures, est employé par notre au

teur pour désigner les protégés de la dynastie régnante, des gens qu'elle a tirés du néant pour se les attacher.

عصبية lise, عصبة Pour

surtout lorsqu'on ne connaît ni l'origine, ni la généalogie, ni les actions par lesquelles ces personnages se sont distingués?

En suivant cette marche, les historiens ont cédé à l'esprit d'imitation, sans remarquer les motifs qui portèrent les anciens écrivains à l'adopter; ils ne se sont pas même donné la peine d'apprendre le véritable but de l'histoire. Je conviens que l'on doit faire mention de certains vizirs qui ont laissé de grands souvenirs et dont la renommée1 a éclipsé celle de leurs souverains; tels sont, par exemple, ElHaddjadj, les fils d'El-Mohelleb, les Barmekides, les fils de Sehel Ibn Noubakht 2, Kafour, ministre des Ikhchîdites, Ibn Abi Amer 3, et autres. On ne blâmera pas l'auteur qui veut nous donner une esquisse de leur histoire, accompagnée de quelques indications relatives aux diverses circonstances de leur vie, car ils s'étaient placés au niveau de souverains.

Nous terminerons ce chapitre par une observation qui peut avoir son utilité. L'histoire est proprement le récit des faits qui ont rapport à une époque ou à un peuple; mais l'historien doit d'abord nous donner des notions générales sur chaque pays, sur chaque peuple et sur chaque siècle, s'il veut appuyer sur une base solide les ma- P. 51. tières dont il traite, et rendre intelligibles les renseignements qu'il va fournir. On avait déjà adopté ce système dans la composition de certains ouvrages, le Moroudj ed-Deheb, par exemple, dans lequel l'auteur, Masoudi, a dépeint l'état où se trouvaient les peuples et les pays de l'Orient et de l'Occident à l'époque où il écrivait, c'est-à-dire en l'an 330 (941-945 de J. C.). Ce traité nous fait connaître leurs leurs mœurs, croyances, la nature des contrées qu'ils habitaient, leurs montagnes, leurs mers, leurs royaumes, leurs dynasties, les ramifications de la race arabe et celles des nations étrangères; aussi est-il un modèle sur lequel les autres historiens se règlent, un ouvrage

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