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l'expédition, il entrait dans sa ville au milieu d'une multitude immense. Les habitants sortaient en masse au-devant de lui, et, l'ayant rencontré dans la plaine, l'entouraient de tous les côtés. On voyait, en tête du cortège, plusieurs balistes portées à dos (d'éléphant), et, avec ces engins, on lançait au milieu des spectateurs une quantité de bourses remplies de monnaies d'or et d'argent, et cela durait jusqu'à ce que le sultan fût entré dans son palais. Les courtisans mérinides causaient entre eux de ces étranges récits et se disaient à voix basse que le voyageur racontait des mensonges. Un de ces jours-là, je rencontrai Farès Ibn Ouedrar, le célèbre vizir1, et l'ayant entretenu de ces histoires, je lui donnai à entendre que je partageais l'opinion publique au sujet de leur auteur. A cette obsertion, le vizir répondit : « Garde-toi bien de considérer comme fausses les anecdotes extraordinaires que l'on raconte au sujet d'autres nations; tu ne dois jamais démentir un fait pour la seule raison que P. 329. tu n'en as pas été témoin. Si tu persistes dans cette voie, tu seras comme le fils du vizir qui avait vécu dans une prison depuis naissance. Je vais te raconter cette histoire : « Un vizir fut mis en

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prison par l'ordre de son sultan, et y resta plusieurs années avec « son enfant. Celui-ci, étant parvenu à l'âge de raison, demanda à son

"

père quelles étaient les viandes qu'on leur donnait à manger. Le

père lui répondit que c'était de la chair de mouton, et il fit la des

cription de cet animal. Mon cher père, lui dit le fils, cela doit être

semblable à un rat, n'est-ce pas ? Ah! lui répondit son père, il

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« y a une grande différence entre un mouton et un rat. - Le même dis

« cours se répétait quand on leur servait de la chair de bœuf ou de cha

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« meau. L'enfant, n'ayant jamais vu d'autres animaux dans la prison que des rats, croyait que tous étaient de cette espèce. »

Cela arrive très-souvent aux hommes qui entendent parler de choses nouvelles; ils se laissent influencer aussi facilement par leurs préventions à l'égard des faits extraordinaires que par la manie de les

Fares Ibn Meimoun Ibn Ouedrar était vizir du sultan mérinide Abou Einan. Avant le mot, insérez J.

exagérer, afin de les rendre plus surprenants, ainsi que nous l'avons dit au commencement de ce livre; aussi doit-on toujours rechercher les principes des choses et se tenir en garde contre ses premières impressions; on pourra alors distinguer, par le simple bon sens et par la justesse de l'esprit, ce qui entre dans le domaine du possible et ce qui n'y entre pas; on reconnaîtra ensuite pour vrai tout récit qui ne dépassera pas les bornes du possible. Par ce mot, nous n'entendons pas la possibilité absolue, notion purement intellectuelle, dont le domaine est immense et n'assigne aucune limite à la contingence des événements; le possible dont nous parlons est celui qui dépend de la nature des choses. Lorsqu'on aura reconnu le principe d'une chose, son espèce, sa différence (avec d'autres), sa grandeur et sa force, on pourra partir de1 là et porter un jugement sur tout ce qui s'y rattache. Si elle dépasse les limites du possible, on ne doit pas l'accueillir. Dis Seigneur! augmente2 mon savoir. (Coran, sour. xx, vers. 113.)

P. 330. Le souverain qui s'engage dans une lutte avec sa tribu ou avec les membres de sa famille se fait appuyer par ses affranchis et ses clients.

Le souverain doit son autorité aux efforts des hommes de sa tribu, ainsi que nous l'avons déjà exposé. C'est avec leur aide qu'il réussit à maintenir son pouvoir et à réprimer les révoltes. Il choisit parmi eux ses vizirs, ses percepteurs et les gouverneurs de ses provinces, pour les récompenser de l'avoir soutenu dans sa carrière de conquêtes, de s'être intéressés à tous ses projets, et parce que, dans toutes les affaires importantes, ils ont les mêmes intérêts que lui. Tel est l'état des choses pendant que l'empire est dans la première phase de son existence. Dans la seconde phase, le souverain manifeste des intentions despotiques; il enlève aux membres de sa tribu l'autorité qu'ils exerçaient et les repousse vigoureusement 3 quand ils essayent 'de la ressaisir. Comme il se fait de ses compatriotes de véritables ennemis par cette manière d'agir, il se trouve obligé à chercher des amis ailleurs. Pour, lisez ¿j. 'Littéral. « avec la paume de la

1

Pour, lisez

3

main. » D

C'est à des étrangers qu'il confie alors le soin de sa défense et l'administration de ses États. Bientôt ces gens parviennent à jouir de la faveur spéciale du souverain; ils se voient comblés de bienfaits, de richesses et d'honneurs, parce qu'ils s'exposent volontiers à la mort pour le protéger contre les tentatives de sa tribu, toujours prête à ressaisir le pouvoir et à regagner la haute position qu'elle avait occupée. S'étant ainsi assurés de toute la confiance du prince, ils obtiennent de nouvelles faveurs, de nouveaux honneurs. Les emplois, réservés jusqu'alors aux membres de la tribu, les grands commandements, les charges de vizir, de général en chef, de receveur d'impôts, tout est distribué à ces étrangers. Le souverain leur accorde même la permission de prendre les titres honorifiques que, jusqu'alors, il s'était spécialement réservés. Ces gens sont devenus en effet les favoris les plus intimes du prince, ses amis les plus sincères et les plus dévoués. Cet état de choses annonce l'abaissement P. 331. de l'empire et l'approche de la maladie lente qui doit priver la tribu de son esprit de corps, de ce sentiment qui l'avait conduite à conquérir un royaume. L'hostilité que le sultan montre envers les grands personnages de la nation, et les avanies dont il les accable, finissent par les indisposer contre lui; ils n'attendent qu'une occasion favorable pour se venger, et leur mécontentement devient fatal à l'empire; c'est là un mal qui n'admet pas de guérison. En effet, le changement qui vient de s'opérer laisse une profonde impression, qui se propage dans les générations suivantes, jusqu'à ce que l'empire ait cessé d'exister. Regardez la dynastie des Oméiades (d'Orient): ces princes se faisaient soutenir dans leurs guerres et dans l'administration de leurs provinces par les grands chefs arabes, tels qu’Amr, fils de Saad Ibn Abi Oueccas; Obéid-Allah, fils de Zîad Ibn Abi Sofyan; El-Haddjadj, fils de Youçof; El-Mohelleb, fils d'Abou Sofra; Khaled, fils d'Abd Allah el-Casri1; Ibn 2 Hobéira, Mouça Ibn Nocéir;

1 Pour, lisez ll. (Voy. le Biograph. Diction. d'Ibn Khallikan, vol. I, p. 488.) L'histoire des généraux nommés

ici par

Ibn Khaldoun se rattache à celle de la dynastie oméiade et est bien connue.

2

وابن isez وأبي Pour :

P. 332.

Bellal, fils d'Abou Borda, fils d'Abou Mouça El-Achari, et Nasr Ibn Séiyar. Ensuite les khalifes s'emparèrent de toute l'autorité et réprimèrent l'ambition des Arabes, qui recherchaient toujours les hauts commandements. Alors le vizirat passa entre les mains d'étrangers et de créatures du souverain, tels que les Barmekides, les Beni Sehel Ibn Noubakht et les Beni Taher; puis il se transmit aux Bouïdes et à des affranchis turcs, à Bogha, à Ouésîf, à Atamech, à Bakyak, à Ibn Touloun et à leurs enfants. Des gens qui n'avaient rien fait pour l'établissement et pour la gloire de la nation obtinrent ainsi tout le pouvoir. Cela est conforme à la règle que Dieu observe dans sa conduite envers les hommes. (Coran.)

De la condition des affranchis et des clients sous l'empire.

Dans les empires, une grande différence existe entre les nouveaux clients et ceux d'ancienne date, en ce qui regarde les liens qui les attachent au souverain. Le sentiment qui porte à se défendre et à vaincre fait partie de l'esprit de corps, et ne peut atteindre toute sa force que par l'influence des liens du sang et de la parenté. On est alors disposé à secourir ses parents et ses proches et à refuser son appui aux étrangers. Mais la familiarité et l'intimité qui naissent du rapport de maître et d'esclave, ou du serment (qui lie le client au son patron), peuvent aussi tenir lieu d'esprit de corps. En effet, bien que les rapports de parenté soient établis par la nature, ils n'ont qu'une importance de convention, tandis que le véritable attachement résulte1 d'un sentiment réel, fondé sur l'habitude de se voir, de se tenir compagnie, de travailler de concert; il se forme entre ceux qu'on a élevés ensemble, ceux qu'on a nourris au même sein, ceux qui ont été compagnons inséparables dans toutes les circonstances de la vie et de la mort.

Cette confraternité dispose les hommes à se soutenir mutuellement et à s'entr'aider, ainsi que cela se remarque partout. Voyez, par exemple 2, ce que produisent les bienfaits: celui qui les accorde et

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celui qui les reçoit s'attachent l'un à l'autre par des liens d'un genre particulier, liens qui remplacent ceux du sang, et qui consolident l'union des deux parties. Ainsi les liens du sang1 peuvent manquer; mais leurs avantages se retrouvent ailleurs. Si l'attachement qui existe entre une tribu et ses clients a pris naissance avant que cette tribu fût devenue maîtresse d'un empire, il pousse des racines trèsprofondes; considéré sous deux points de vue que nous allons indiquer, il est plus sincère et mérite plus de confiance (que l'attachement formé après l'établissement de l'empire).

1o Avant cet événement, les membres de la tribu et leurs clients participent également à la même fortune; très-peu de personnes font

alors une distinction entre les liens de la clientèle et ceux du sang; on considère les clients comme des parents et des frères; mais, après l'établissement de l'empire, les dignités et les honneurs deviennent le partage du seigneur et de ses parents, à l'exclusion des nouveaux P. 333. clients, des affranchis et des créatures du souverain. Pour commander et gouverner, il faut nécessairement établir une distinction

de

rangs dans la nation. Dès lors les clients (nouvellement adoptés) se trouvent placés au niveau des étrangers, les liens qui les attachent au seigneur sont très-faibles et leur dévouement est peu certain; aussi jouissent-ils d'une moindre considération que les clients d'ancienne date.

2° Si la tribu s'est attachée des clients avant la fondation de l'empire, le souverain et ses ministres ignorent ordinairement la nature de cette liaison, tant il s'est écoulé de temps depuis cette époque. On croit ordinairement qu'ils y tiennent par les liens de la parenté, et cela sert à fortifier chez eux l'esprit de corps. Si l'admission des clients a eu lieu après la fondation de l'empire, le fait est généralement connu, vu le peu de temps qui s'est écoulé depuis lors;

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