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fort par l'esprit de corps. Voyez ce qui est arrivé aux tribus (arabes) descendues de Moder, lorsqu'elles eurent affaire aux Himyarites et aux Kehlanites1, peuples qui étaient parvenus, avant elles, à fonder des royaumes et à vivre dans l'abondance. Voyez comment elles domptèrent les Rebîah, établis sur les riches plateaux de l'Irac : restées dans leurs déserts, pendant que les Rebîah et d'autres peuples étaient allés jouir de l'aisance dans ces régions fortunées, elles les attaquèrent P. 252. plus tard avec une vigueur que la vie nomade seule pouvait communiquer2, et les dépouillèrent de toutes leurs possessions. La même chose arriva aux Beni-Taï, aux Beni-Amer Ibn Sâsâa et, plus tard, aux Beni-Soleïm Ibn Mansour. Lors du départ des Modérites et des tribus du Yémen, ils se tinrent dans leurs déserts et n'eurent aucune part aux avantages temporels que ces peuples avaient acquis (par leurs conquêtes). La vie du désert leur conserva l'esprit de corps les garantit contre l'influence débilitante du luxe; aussi devinrentils plus puissants que les Modérites et leur enlevèrent-ils l'autorité3. Toute tribu arabe qui jouit du bien-être et de l'aisance à l'exclusion des autres tribus subit le même sort. Que les deux partis soient égaux par le nombre et par la force, celui qui est plus habitué à la vie nomade remportera la victoire. Cela est dans les voies de Dieu envers ses créatures.

L'esprit de corps aboutit à l'acquisition de la souveraineté.

et

Nous avons déjà dit qu'au moyen de l'esprit de corps les hommes peuvent se protéger mutuellement, repousser leurs ennemis, venger leurs injures et accomplir les projets vers lesquels ils dirigent leurs efforts réunis. Chaque société d'hommes, avons-nous dit, a besoin d'un chef pour y maintenir l'ordre et pour empêcher les uns d'atta

'Il s'agit de la conquête du Yémen par les tribus modérites, l'an xi de l'hégire.

2 Littéral. « la vie nomade avait aiguisé leur tranchant pour conquérir.

3 D'abord en Arabie, où ils s'étaient

attachés au parti des Carmats; puis en Mau-
ritanie. Dans l'Histoire des Berbers, t. I de
la traduction, l'auteur a consacré plusieurs
chapitres à ces tribus.

المتبدى Je lis

pour

quer les autres. La nécessité d'un tel modérateur résulte de la nature même de l'espèce humaine. Ce chef doit avoir un fort parti qui le soutienne, autrement il n'aurait pas la force de maîtriser les esprits. La domination qu'il exerce, c'est la souveraineté, autorité bien supérieure à celle d'un chef de tribu, puisque celui-ci ne possède qu'une puissance morale: il peut entraîner les siens, mais il n'a pas le pouvoir de les contraindre à exécuter ses ordres. Le souverain domine sur ses sujets et les oblige à respecter ses volontés par la force dont P. 253. il dispose. Si le chef d'un peuple réussit à se faire obéir quand il donne des ordres, il entre dans la voie de la domination et de l'emploi de la contrainte, voie qu'il ne quitte plus, tant le pouvoir a d'attraits les âmes. Afin d'arriver à son but, il s'appuie sur le même corps de dépendants à l'aide duquel il s'était assuré l'obéissance de son peuple. La souveraineté est donc le terme auquel aboutit l'esprit de corps. Dans une tribu composée de plusieurs grandes familles, ayant chacune ses intérêts particuliers, il faut qu'une d'elles l'emporte sur toutes les autres par son esprit de corps et les réunisse en un seul faisceau. Alors la tribu elle-même ne forme qu'un seul parti. Sans cela la désunion se met dans la communauté, et de là résultent des contestations et des querelles intestines : Si Dieu ne contenait pas les hommes les uns par les autres, certes la terre serait perdue. (Coran, sour. 11, vers. 252.) Un peuple que son chef est parvenu à dompter en se servant de l'influence du parti qui le soutient, ce peuple se laisse porter, par un mouvement naturel, à dominer sur les gens qui lui sont étrangers et qui ont aussi leur esprit de corps. Si le peuple qu'il veut attaquer lui est égal en force et en moyens de résistance, ils demeurent rivaux et antagonistes l'un de l'autre, et chacun 3 reste maître de son territoire. Cela a lieu pour toutes les tribus et pour tous les peuples du monde. La tribu qui parvient à en dompter une autre ou à s'en faire obéir, l'absorbe dans son sein et augmente ainsi ses propres forces. Alors elle vise à un but plus élevé et, dans sa car- Le Coran porte, mais Nafê, un des célèbres lecteurs du Coran, lisait, comme l'a fait notre auteur. Pour lg, lisez bais.

1

مفترقة : Variante :

منهما منها 3

rière de conquêtes et de domination, elle arrive à un degré de puissance qui le met en état de lutter contre la dynastie régnante. Si cette dynastie commence à tomber en décadence et ne peut plus compter sur le dévouement des chefs du parti qui la soutient, elle succombe dans la lutte et abandonne au vainqueur la possession de l'empire. Si cette tribu, après avoir acquis toute sa force, se trouve en face d'une dynastie qui ne ressent pas encore les atteintes de la caducité et qui a besoin de s'appuyer sur des gens qui ont de l'esprit de corps, elle entre au service de cette famille et l'aide dans P. 254. toutes ses entreprises. Alors se forme, au-dessous du pouvoir souverain, un nouveau pouvoir. Voyez, par exemple, les troupes turques qui étaient au service de la dynastie abbacide; voyez les Sanhadja et les Zenata', qui luttèrent contre les Ketama (principaux soutiens de la dynastie fatemide); voyez encore les Beni-Hamdan (souverains d'Alep), qui combattirent également les rois chîïtes, c'est-à-dire les Alides (Fatemides de l'Égypte) et les Abbacides2 (de Baghdad). Tout cela démontre que l'action de l'esprit de corps aboutit à la conquête d'un empire. La tribu chez laquelle ce sentiment domine s'empare de l'autorité souveraine, soit par la voie de la conquête, soit en se mettant au service de la dynastie régnante. Cela dépend de l'état des choses à cette époque. Si une tribu, devenue forte, trouve des obstacles qui l'empêchent d'arriver à son but, ce qui peut avoir lieu, ainsi que nous allons l'indiquer, elle doit rester dans la position qu'elle occupait, et attendre jusqu'à ce que Dieu veuille accomplir ses volontés.

1

Les Zîrides ou Badicides, famille sanhadjienne à laquelle les Fatemides avaient confié le gouvernement de l'Ifrikiya, finirent par se rendre indépendants. Mouça Ibn Abi'l-Afiâ, émir des Miknêça, tribu zenatienne, fut nommé gouverneur de Fez et du Maghreb occidental par les Fatemides; mais, quelques années plus

tard, il embrassa le parti des Oméiades
espagnols. Les Beni-Khazer, famille d'une
autre tribu zenatienne, les Maghraoua,
se révoltèrent aussi contre les Fatemi-
des.

J'ai déjà expliqué (page 28, note 2)
pourquoi Ibn Khaldoun a rangé les Abba-
cides parmi les Chîïtes.

Une tribu qui se livre aux jouissances du luxe se crée des obstacles qui l'empêchent d'arriver à l'empire.

Une tribu qui s'est acquis une certaine puissance par son esprit de corps parvient toujours à un degré d'aisance qui correspond au progrès de son autorité. S'étant placée au niveau des peuples qui vivent dans l'aisance, elle jouit comme eux des commodités de la vie; elle entre au service de l'empire, et, plus elle devient puissante, plus elle se procure de jouissances matérielles. Si la dynastie régnante est assez forte pour ôter à ces gens l'espoir de lui arracher le pouvoir où d'y participer, ils se résignent à en subir l'autorité, se contentant des faveurs que le gouvernement leur accorde et d'une certaine portion des impôts qu'il veut bien leur concéder. Dès lors ils ne conservent plus la moindre pensée de lutter contre la dynastie ou de chercher des moyens pour la renverser. Leur seule préoccupation est de se maintenir dans l'aisance, de gagner de l'argent et de meP. 255. ner une vie agréable et tranquille à l'ombre de la dynastie. Ils affectent alors les allures de la grandeur, se bâtissant des palais et s'habillant des étoffes les plus riches, dont ils font une grande provision'. A mesure qu'ils voient augmenter leurs richesses et leur bien-être, ils recherchent le luxe avec plus d'ardeur et se livrent plus volontiers aux jouissances que la fortune amène à sa suite. De cette manière ils perdent les habitudes austères de la vie nomade; ils ne conservent plus ni l'esprit de tribu, ni la bravoure qui les distinguait autrefois; ils ne pensent qu'à jouir des biens dont Dieu les a comblés. Leurs enfants et leurs petits-enfants grandissent au sein de l'opulence. Trop fiers pour se servir eux-mêmes et pour s'occuper de leurs propres affaires, ils dédaignent tout travail qui pourrait entretenir chez eux l'esprit de tribu. Cet état de nonchalance devient pour eux une seconde nature, qui se transmet à la nouvelle génération, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'esprit de corps s'éteigne chez eux et annonce ainsi leur ruine. Plus ils s'abandonnent aux habitudes du luxe, plus

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ils se voient éloignés de la puissance souveraine et plus ils se rapprochent de leur perte. En effet, le luxe et ses jouissances amortissent complétement cet esprit de corps qui conduit à la souveraineté ; la tribu qui l'a perdu n'a plus la force d'attaquer ses voisins; elle ne sait pas même se défendre ni protéger ses amis; aussi devient-elle la proie de quelque autre peuple. Tout cela démontre que le luxe, s'étant introduit dans une tribu, l'empêchera de fonder un empire. Dieu accorde la souveraineté à qui il veut. (Coran, sour. II, vers. 248.)

Une tribu qui a vécu dans l'avilissement et dans la servitude est incapable de fonder un empire.

L'avilissement et la servitude brisent l'énergie d'une tribu et son esprit de corps. Cet état de dégradation indique même que, chez elle, cet esprit n'existe plus. Ne pouvant sortir de son avilissement, elle n'a plus le courage de se défendre; aussi, à plus forte raison, P. 256. est-elle incapable de résister à ses ennemis ou de les attaquer. Voyez la lâcheté montrée par les Israélites quand le saint prophète Moïse les appela à la conquête de la Syrie et leur annonça que le Seigneur avait écrit d'avance le succès de leurs armes; ils lui répondirent: C'est un peuple de géants qui habite ce pays, et nous n'y entrerons pas jusqu'à ce qu'il en sorte. (Goran, sour. v, vers. 25 et suivant.) Ils voulaient dire : « Jusqu'à ce que Dieu les en fasse sortir coup de sa puissance et sans que nous soyons obligés d'y contribuer; ce sera là un de tes grands miracles, ô Moïse!» Plus il les implora, plus ils s'obstinèrent dans leur désobéissance : « Va-t'en, lui dirent-ils, toi et ton Seigneur, et combattez (pour nous). » (Coran, sour. v, vers. 27.) Pour s'exprimer de la sorte, ces gens-là ont dû bien sentir leur propre faiblesse et reconnaître qu'ils étaient incapables d'attaquer un ennemi ou de lui résister. C'est ce que le passage du Coran nous donne à entendre, ainsi que les explications traditionnelles que les commentateurs ont recueillies. Cette lâcheté était le résultat de la vie de servitude que ce peuple avait menée pendant des

par un

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