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le secours des individus appartenant à la même branche qu'eux. Il est vrai qu'ils reçoivent de ceux-ci un appui plus efficace que des premiers, parce qu'ils en sont plus rapprochés par les liens du sang. Le droit de commander (à toute la tribu) ne réside pas dans chacune des branches; il n'appartient qu'à une seule famille. Pour exercer le commandement, il faut être puissant; donc cette famille doit surpasser toutes les autres en force et en esprit de corps. Sans cela, elle ne saurait dominer sur elles ni faire respecter ses ordres. On voit de là que le commandement doit rester toujours dans la même famille; car, s'il passait dans une autre famille plus faible, il perdrait sa force. Le commandement peut se transporter d'une branche de la famille dominante à une autre, mais toujours à celle qui est la plus forte. Cela arrive par l'influence naturelle du pouvoir, ainsi que nous venons de le faire observer. En effet, la réunion des hommes en société et l'esprit de corps peuvent être regardés comme les éléments dont se compose le tempérament du corps politique. Dans un être quelconque, le tempérament sera mauvais si les éléments dont il se compose sont en équilibre; il faut qu'un des éléments prédomine afin que la constitution de l'être soit parfaite. Voilà pourquoi la puissance est une des conditions essentielles pour le maintien de l'esprit de corps. Donc le commandement ne sort jamais de la famille qui l'exerce, ainsi que nous l'avons énoncé.

Chez les peuples animés d'un même esprit de corps, le commandement ne saurait appartenir à un étranger.

Pour arriver au commandement, il faut être puissant; pour obtenir la puissance il faut l'appui d'un parti fort et bien uni; donc, pour maintenir son autorité, on a absolument besoin d'un corps dévoué au moyen duquel on puisse vaincre successivement tous les partis qui tenteraient de résister. Quand le chef est assez fort pour les dominer, ils font leur soumission et s'empressent de lui obéir. En principe général, l'étranger qui s'affilie à une tribu et qui en a pris le patronymique, n'obtiendra jamais la même sympathie, le même appui, que les mem

bres de cette tribu s'accordent les uns aux autres. Il reste toujours ce qu'il était, un simple parasite, un nezîf1; tout au plus pourra-t-il P. 240. compter sur la même protection qui se donne à des affidés et à des clients. Cela ne lui procure, en aucune façon, la puissance de se faire obéir. Supposons qu'un tel homme se soit parfaitement incorporé dans la tribu, qu'il ait réussi à faire oublier son origine, qu'il se soit assimilé en toute chose à ses protecteurs et qu'il ait adopté leur commun patronymique, cela lui permettra-t-il d'arriver au commandement? Avant de s'être attaché à la tribu (il ne le possédait pas), ni lui ni ses aïeux. Le commandement d'un peuple reste toujours dans la famille qui s'en était assuré la possession, grâce à l'appui de ses partisans. Qu'un étranger s'introduise dans la tribu, il ne saurait faire oublier son origine; on se rappellera toujours qu'il avait été reçu en qualité d'affilié, et cela même suffirait pour l'exclure du commandement. Comment donc pourrait-t-il le transmettre à ses descendants, lui qui n'avait jamais cessé d'être un simple dépendant de la tribu? Comment aurait-il pu acquérir ce commandement, héritage qui se transmet à ceux qui y ont droit, aux descendants de celui qui, le premier, s'en est emparé avec l'aide de ses amis?

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Plus d'un chef de tribu et de parti a tenté de s'attribuer une autre origine que la sienne, voulant rattacher sa généalogie à celle d'une famille qui s'était distinguée par sa bravoure, sa générosité ou par quelque autre qualité digne de renom. On se laisse entraîner à prendre un patronymique qui a de si grands attraits, puis on s'efforce de justifier ses prétentions et de démontrer qu'on appartient réellement à la famille dont on a pris le nom. C'est là un faux pas dont on n'apprécie pas toute la gravité; c'est porter atteinte à sa propre considération et à la noblesse de sa race. Encore de nos jours on voit de nombreux exemples de ces folles prétentions. Citons d'abord les Zenata, qui se donnent tous une origine arabe; puis les AouladRebab, surnommés les Hidjaziens, et qui forment une subdivision des

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Beni-Amer, branche de la grande tribu de Zoghba1; ils prétendent appartenir à la tribu des Chérîd, branche de celle des Soleïm. S'il faut les en croire, leur aïeul s'était introduit au milieu des BeniAmer en qualité de menuisier, et fabriquait (pour leur usage) des P. 241. bâts de chameau. Étant parvenu à s'incorporer dans la tribu, il finit par en devenir le chef, et ce fut alors qu'on lui donna le surnom d'El-Hidjazi 2. Les descendants d'Abd el-Caouï, fils d'El-Abbas, formant une famille (très-distinguée) de la tribu des Toudjîn, prétendent remonter à El-Abbas, fils d'Abd el-Mottalib. Ayant confondu le nom de leur aïeul, El-Abbas, fils d'Atiya et père d'Abd el-Caouï, avec celui d'El-Abbas (l'oncle du Prophète), ils s'attribuent volontiers une origine des plus illustres. On n'a cependant jamais entendu dire qu'aucun membre de la famille abbacide soit entré en Mauritanie, pays qui, depuis l'avènement de cette dynastie, était resté sous la domination des descendants d'Ali, c'est-à-dire, des Idricides et des Fatemides, ennemis jurés de la famille d'El-Abbas. Par quel hasard un abbacide aurait-il pu arriver chez un partisan des Alides? Voyez encore les Beni-Zîan, princes de la tribu des Abd el-Ouad (et souverains de Tlemcen). Sachant qu'un de leurs ancêtres se nommait El-Cacem, ils se donnent pour les descendants d'El-Cacem, l'Idricide. Dans leur langage zénatien (berber) ils se désignaient par les mots Aït el-Cacem, ce qui équivalait à la dénomination arabe de fils d'ElCacem. Ensuite ils prétendaient que ce Cacem était fils d'Idrîs, ou bien, fils de Mohammed et petit-fils d'Idrîs. Tout ce qu'il peut y avoir de vrai là-dedans se réduit à peu de chose : un prince nommé Cacem se serait enfui de ses états pour se réfugier chez les Abd-elOuadites; mais comment serait-il parvenu au commandement d'une tribu indépendante qui se tenait encore dans ses déserts? Le nom d'El-Cacem, qui a donné lieu à cette erreur, se présente très-souvent

1

Lisez dans le texte arabe. On trouvera dans l'Histoire des Berbers une notice de chaque tribu dont les noms sont mentionnés dans ce chapitre.

2

Le mot hidjazi a, parmi ses diverses significations, celle de fabricant d'entraves de chameaux.

dans la liste des descendants d'Idris. Les Beni-Zian ont cru y reconnaître leur aïeul, mais une telle origine n'était pas nécessaire à leur gloire ils devaient leur illustration et leur empire à la puissance de l'esprit de corps qui régnait dans leur tribu; se donner pour descendants d'Ali ou d'El-Abbas ou de tout autre grand personnage ne leur aurait servi de rien. Ce furent les courtisans et les flatteurs de la dynastie Zîanide qui mirent en avant l'idée de cette filiation, et lui donnèrent une telle publicité qu'on aurait beaucoup de peine à en démontrer la fausseté. On m'a raconté que Yaghmoracen, fils de Zian et fondateur de leur empire, repoussa cette prétention lorsqu'on la lui suggéra. « Non! disait-il en langue zena- P. 242. tienne, la seule qu'il parlât, non! je n'y crois pas. C'est à nos épées et non pas à une pareille origine que nous devons notre fortune et notre empire. Si nous descendons d'Idrîs, cela peut nous être avantageux dans l'autre vie; mais c'est Dieu que cela regarde. » Il tourna ensuite le dos au flatteur qui lui avait suggéré cette idée. Citons encore l'exemple des Beni-Saâd, famille qui donne des chefs aux Beni-Yezîd, branche de la tribu des Zoghba: ils prétendent descendre d'AbouBekr le véridique (beau-père de Mohammed et premier khalife). Ajoutons à cette liste les Beni-Selama, chefs des Idlelten', tribu toudjinide; ils veulent rattacher leur généalogie (berbère) à celle des (Arabes) Soleïm. Les Douaouida, chefs de la tribu des Rîah, prétendent descendre des Barmekides. On m'a dit qu'en Orient les Beni Mohenna, émirs de la tribu de Taï2, s'attribuent une origine semblable. Nous pourrions citer encore plusieurs exemples de ces inepties. Or, puisque ces familles exercent le suprême commandement dans leurs tribus, ce fait seul suffit pour renverser de pareilles prétentions, ainsi que nous l'avons énoncé; bien plus, il démontre que le sang de ces

'Dans le texte imprimé le mot Idlelten porte des points voyelles, bien qu'ils ne soient pas indiqués dans les manuscrits : le domma placé sur le t de la syllabe ten doit se remplacer par un fetha, les plu

riels berbers se formant en ten ou en tan,
jamais en ton. On peut voir dans l'Histoire
des Berbers une notice sur cette tribu.
Voyez l'Histoire des Berbers, t. I, p. 12

2

et suiv.

familles est resté sans mélange et qu'elles surpassent toutes les autres1
en esprit de corps. Le lecteur qui voudra bien peser ces observations
ne se laissera pas induire en erreur. On ne doit pas ranger dans cette
liste le Mehdi des Almohades, bien qu'il se soit donné pour un des-
cendant d'Ali. Il n'appartenait pas à la famille qui commandait à sa
tribu, les Hergha, mais il devint le chef de ce peuple après s'être
illustré
par
son savoir et par son zèle pour la religion, et avoir rallié à
sa cause toutes les branches de la grande tribu des Masmouda. Il était
d'ailleurs d'une famille qui tenait un rang moyen parmi les Hergha2.
Dieu connaît ce qui se cache et ce qui se montre.

Chez les familles qui sont animées d'un fort esprit de corps, la noblesse et l'illustration ont une existence réelle et bien fondée; chez les autres, elles ne présentent que l'apparence et le semblant de la réalité.

Ce sont les belles qualités qui procurent la noblesse et l'illusP. 243. tration. Par le mot beit (maison, famille noble), nous entendons une famille qui compte au nombre de ses aïeux plusieurs hommes d'un rang élevé et d'une certaine célébrité. Avec de pareils ancêtres, on jouit d'une haute considération dans sa tribu3, avantage qu'on doit au profond respect qu'on a su inspirer et aux nobles qualités par lesquelles on s'est distingué. L'homme naît et propage son espèce; aussi l'a-t-on assimilé à une mine (qui renferme et qui produit des choses précieuses). Notre saint Prophète a dit : « Les hommes sont des mines; ceux qui étaient les meilleurs avant l'islamisme, le sont sous l'islamisme; pourvu, toutefois, qu'ils comprennent (les vérités de la religion). » Nous employons le mot illustration pour indiquer l'éclat qui entoure une extraction illustre. On a déjà vu que l'avantage réel d'une noble origine est de posséder une bande d'amis sur

1

عصبياته lisez, عصباته Pour

2 Voyez ci-devant, page 55, et l'Histoire

des Berbers, t. II, page 161.

3 Littéral. « chez les gens revêtus de la même peau que soi, c'est-à-dire, chez les gens de la même race que soi. »

En arabe. hasb. Ce terme signifie proprement considération, mais Ibn Khaldoun l'emploie dans ce chapitre et dans plusieurs autres endroits de son ouvrage comme l'équivalent de charf (noblesse).

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