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supposition invraisemblable et de l'étayer par des histoires apocryphes. Loin du livre de Dieu la profanation d'être expliqué au moyen contes où il n'y a pas l'ombre de la vérité!

Au nombre des anecdotes suspectes adoptées par les historiens1, on peut mettre ce qu'ils racontent tous des motifs qui portèrent (le khalife Haroun) Er-Rechîd à renverser la puissance des Barmékides; je veux dire l'aventure d'Abbasa, sœur d'Er-Rechîd, avec Djâfer, fils de Yahya, fils de Khaled, affranchi de ce khalife. Ils prétendent P. 19. qu'Er-Rechîd, ayant pour Djâfer et Abbasa une grande affection, parce qu'ils partageaient ses débauches de vin, leur permit de contracter mariage l'un avec l'autre, afin de pouvoir ainsi les réunir dans sa société; mais il leur défendit tout tête-à-tête. Abbasa étant devenue amoureuse de Djâfer, parvint à le voir en secret, sans lui faire connaître qui elle était. Djâfer, dans un moment d'ivresse, eut commerce avec la princesse, et elle devint enceinte. On rapporta le fait à Er-Rechîd, qui entra dans une colère excessive. Il nous répugne d'attribuer une pareille action à une princesse aussi distinguée par sa religion, par la noblesse de sa naissance et par sa haute position que l'était Abbasa, née du sang d'Abd-Allah, fils d'Abbas. En effet elle n'était séparée d'Abd-Allah que par une suite de quatre personnages, qui avaient été, après lui, les plus nobles soutiens de la foi, les chefs de la religion. Elle était fille de Mohammed, surnommé El-Mehdi (le Dirigé), fils d'Abd-Allah Abou Djâfer, surnommé ElMansour (le Victorieux), fils de Mohammed, surnommé Es-Seddjad, fils d'Ali, surnommé le Père des khalifes (abbacides), fils d'AbdAllah, dit l'Interprète du Coran, fils d'El-Abbas, oncle paternel du Prophète. Elle était donc fille de khalife et sœur de khalife; de tous côtés l'environnaient la pompe d'un trône auguste, l'éclat répandu par le vicariat du Prophète, par la gloire des compagnons et des oncles de l'Apôtre de Dieu, par l'imâmat de la religion, par la lumière de la révélation et par les visites des anges (à Mohammed).

tribu de Kinana; Elias, branche de la
tribu de Moder, etc.

1Ici commence le second extrait donné par M. de Sacy.

Rapprochée par sa naissance d'un siècle où régnaient toutes les vertus qui caractérisèrent la vie pastorale des Arabes1 et toute la simplicité primitive de la religion, elle était bien éloignée des habitudes du luxe, des tentations de la débauche. Où chercher la pudeur et la chasteté, si elles ne se trouvaient pas chez Abbasa? Où chercher la pureté et la vertu, si elles étaient bannies de sa maison? Comment aurait-elle consenti à allier son sang à celui de Djâfer, fils de Yahya, et à souiller sa noblesse, vraiment arabe, en s'unissant à un client de race étrangère, dont le grand-père, un Perse, avait passé, à titre d'esclave ou de client2, au pouvoir de l'aïeul de cette princesse, d'un homme qui était un des oncles du Prophète, un des plus nobles personnages d'entre les Coreïchides? En définitive, ce fut la fortune des Abbacides qui prit par la main cet homme et son père, qui les choisit pour ses favoris et les fit monter jusqu'au faîte des honneurs. Comment, d'ailleurs, supposer qu'Er-Rechîd, avec l'élévation P. 20. de son caractère et la fierté de son âme3, aurait consenti à donner sa sœur en mariage à un client persan? Quiconque voudra considérer avec impartialité ces observations, et juger d'Abbasa d'après la conduite que tiendrait la fille du plus puissant monarque de son temps, repoussera l'idée qu'elle aurait pu s'abandonner ainsi à un client de sa maison, à un serviteur de sa famille; il rejettera ce récit et n'hésitera point à le traiter de mensonge. Et que sont les autres princes en comparaison d'Abbasa et d'Er-Rechîd?

La véritable cause de la chute des Barmékides, c'est la conduite qu'ils ont tenue en s'emparant de toute l'autorité, et se réservant la disposition de tous les revenus publics, au point qu'Er-Rechîd se trouvait quelquefois réduit à demander une somme peu considérable sans pouvoir l'obtenir. Ils lui avaient enlevé l'exercice de ses droits, partageaient le pouvoir avec lui, en sorte qu'il n'était plus maître de

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l'administration de son empire. Leur influence était devenue énorme, et leur renommée s'était répandue au loin. Les dignités de l'empire, tous les emplois administratifs, les charges de vizir, de ministre, de commandant militaire, de chambellan, les grandes places d'épée et de plume, étaient remplies par de hauts fonctionnaires choisis parmi les enfants des Barmékides ou leurs créatures; toute autre personne en était écartée. On rapporte qu'à la cour d'Er-Rechîd se trouvaient vingt-cinq grands dignitaires militaires ou civils, qui tous étaient fils de Yahya Ibn Khaled, et qui avaient écarté des emplois les autres courtisans, ainsi que, dans une foule, on se fait place et on repousse les autres avec les épaules et avec les mains. Tout cela était un effet du crédit dont leur père Yahya jouissait auprès d'Er-Rechîd, parce qu'il avait conduit toutes ses affaires, d'abord lorsque ce souverain n'était encore que prince héréditaire, et ensuite quand il fut devenu khalife. C'était sous sa garde qu'Er-Rechîd avait grandi, et sous son aile qu'il avait passé sa jeunesse; aussi Yahya avait pris sur lui un entier ascendant, et le khalife, en lui parlant, l'appelait mon père. Il traitait avec une faveur spéciale les membres de cette famille; ceux-ci, de leur côté, affectaient une insolence excessive et exerçaient une influence sans bornes. Tous les visages étaient tournés vers eux; toutes les têtes s'inclinaient en leur présence; sur eux seuls repoP. 21. saient toutes les espérances; des contrées les plus éloignées, les rois et les émirs1 leur envoyaient des présents magnifiques; de toute part on faisait couler les revenus de l'empire dans leurs trésors, pour capter leur faveur et acheter leur bienveillance. Ils répandaient leurs dons sur les partisans de la dynastie abbacide2, et ils enchaînaient par leurs bienfaits les principaux membres de cette famille; ils enrichissaient les pauvres appartenant à de bonnes maisons; ils rendaient la liberté aux prisonniers; aussi recevaient-ils des louanges supérieures

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à celles qu'on offrait au khalife, leur maître. Ils prodiguaient des dons et des bienfaits à ceux qui invoquaient leur générosité, et dans toutes les provinces de l'empire, comme dans le voisinage des grandes villes, ils s'étaient approprié des villages et des fermes.

Tout cela réuni mécontenta les courtisans, irrita les personnes qui approchaient du prince et offensa les grands dignitaires de l'État; l'envie et la jalousie levèrent le masque, et les scorpions de la calomnie vinrent blesser les Barmékides jusque dans le lit de repos qu'ils avaient dressé sous l'abri du trône impérial. Parmi les délateurs les plus acharnés contre eux, on comptait les enfants de Cahtaba, oncles maternels de Djâfer1; la haine qui remplissait leurs cœurs était si violente, que les liens du sang ne pouvaient pas les fléchir, et les nœuds2 de la parenté n'avaient pas assez de force pour les retenir.. A tout cela se joignaient encore, dans l'esprit de leur souverain, les suggestions de la jalousie, le mécontentement qu'il éprouvait à se voir ainsi en tutelle et son amour-propre blessé ; à quoi il faut ajouter la haine cachée qu'ils lui avaient inspirée d'abord par des traits de présomption assez légers, mais qui, par la persévérance de ces hommes à tenir la même conduite, devinrent à la fin des actes de la plus grave désobéissance. On en a un exemple dans ce qui se passa relativement à Yahya, frère de Mohammed el-Mehdi, surnommé En-Nefs ez-Zekiya (l'Âme pure), prince alide qui avait pris les armes contre El-Mansour. Il était fils d'Abd-Allah, fils d'El-Hacen, fils d'El-Hacen3, fils d'Ali, fils d'Abou-Taleb. Suivant le rapport de Taberi, Yahya se laissa décider par El-Fadl, fils de Yahya (le Barmékide), à abdiquer son pouvoir usurpé et à quitter le Deïlem, moyennant une lettre de sauvegarde, écrite de la main même d'Er-Rechîd, P. 22. et un million de pièces d'argent. Er-Rechîd remit le prisonnier à Djâfer, pour le tenir aux arrêts dans son palais et sous sa surveillance.

Le nom de Cahtaba, fils de Chebîb, est célèbre dans l'histoire des guerres qui mirent la maison d'Abbas en possession du khalifat.

2

Pour lg, lisez ll.

Le texte imprimé porte; mais

est la bonne leçon. (Voy. la Chrestomathie arabe de M. de Sacy, t. I, p. 35.)

Djâfer le garda ainsi pendant quelque temps; mais ensuite, par un effet de sa présomption, il rendit la liberté au captif, de son autorité privée, et le laissa s'en aller. Il prétendait par cet acte montrer combien il respectait1 le sang de la famille du Prophète, mais dans la vérité il voulait faire voir qu'il pourrait tout oser auprès du sultan. Er-Rechîd, à qui l'on avait dénoncé cet acte, questionna Djâfer, et celui-ci, voyant que le khalife savait tout, avoua qu'il avait relâché le prisonnier. Er-Rechîd fit semblant d'approuver sa conduite, mais il en garda néanmoins un profond ressentiment. Par de semblables actions, Djâfer prépara la voie à sa ruine et à celle de toute sa famille, de sorte qu'à la fin l'édifice de leur puissance fut renversé, le ciel de leur gloire s'écroula sur eux, la terre s'affaissa en les entraînant, eux et leur maison, et leur chute devint pour la postérité un exemple instructif. Quiconque examinera la marche de l'empire abbacide et la conduite des Barmékides, trouvera nos observations bien fondées et reconnaîtra qu'il y avait assez de causes réelles pour amener cet événement. Voyez ce que rapporte Ibn Abd-Rabbou 2 touchant la conversation que Dawoud, fils d'Ali, oncle paternel de son grand-père, eut avec Er-Rechîd, au sujet de la chute des Barmékides; voyez ce que le même auteur dit dans le livre intitulé El-Icd, au chapitre des poëtes, de l'entretien qu'El-Asmâï3 eut avec Er-Rechîd et Fadl, fils de Yahya, dans une de leurs conversations familières. Vous comprendrez alors que leur perte a été l'effet de la jalousie et de l'envie qu'ils s'étaient attirées, tant de la part du khalife que de celle des gens la cour, en s'emparant de tout le pouvoir administratif. Une chose

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le plus vanté porte le titre d'Icd (Collier), et se compose de trente chapitres, dont chacun traite un sujet différent. Cet auteur mourut en l'an 328 (939-940 de J. C.).

3 Abou Said Abd el-Melek ibn Coraib el-Asmai, célèbre philologue arabe et narrateur d'anecdotes historiques, mourut vers l'an 216 (831-832 de J. C.).

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