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Croyez-vous, en effet, que l'officier qui a perdu ses quarante-cinq chevaux n'aurait pas fait une perte immense, alors même qu'il aurait conservé sa vie? Croyezvous que le vétérinaire qui a perdu seize chevaux sur vingt et le fermier qui les lui avait confiés n'ont pas été terrifiés par un tel désastre? Jugez, par là quel intérêt il y a à détruire le tétanos, ne fût-ce qu'au point de vue économique! Il s'agit de faire pour le cheval ce qu'a fait Pasteur avec sa vaccination pour les bœufs et les moutons ce qui empêchera par-dessus le marché d'empoisonner l'espèce humaine.

Il faut donc qu'à l'avenir MM. les vétérinaires, auxquels je rends si largement justice et que je remercie très sincèrement du concours qu'ils ont bien voulu me prêter, prennent plus de précautions que jamais dans leurs opérations et qu'ils guérissent tous leurs chevaux; ils sauveront du même coup un certain nombre des bipèdes à la classe desquels nous appartenons, et qui leur en seront infiniment reconnaissants (1).

M. Maurice ALBERT

UNE NOUVELLE COLLECTION DU MUSÉE DU LOUVRE : LES STATUETTES DE MYRINA

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Avant tout, qu'il me soit permis d'exprimer un regret. J'aurais aimé à sentir à mes côtés les anciens membres survivants de l'École française d'Athènes, à qui nous devons la belle collection dont je me propose de vous parler aujourd'hui. Leur place serait ici, sur cette estrade; je ne suis moi-même que leur porte-parole, un introducteur modeste, qui se borne à faire la préface de la visite que vous avez faite ou que vous ferez sans doute au Louvre.

C'est là, en effet, dans une des salles de la galerie Campana, que sont réunies les terres cuites de Myrina, sorties des fouilles entreprises sous l'inspiration de M. Foucard, et aux frais du budget si modeste et toujours plus restreint de l'École d'Athènes, par MM. Edmond Pottier, professeur à l'École du Louvre, Salomon Reinach, conservateur du Musée de Saint-Germain, et Alphonse Veyries, qui est mort pendant l'exploration, mort pour la science à Smyrne, comme vers la même époque Thuillier mourait pour la science à Alexandrie. Si je puis tra

(4) Les confrères qui me liront voudront bien comprendre que, parlant tétanos devant un public où les médecins étaient en petite minorité, j'ai dù adapter mon langage à la composition de mon auditoire, c'est-à-dire restreindre le plus possible l'emploi des termes techniques et éviter les développements prolixes et arides à la fois, mais pourtant nécessaires à une démonstration scientifique rigoureuse.

On ne trouvera donc ici que le plan général, largement esquissé, d'un travail que j'ai déjà traité partiellement ailleurs et que j'achèverai certainement dans une forme plus technique.

duire ici l'admiration éprouvée sans aucun doute par ceux de mes auditeurs qui ont déjà vu ces statuettes, si je puis inspirer aux autres le désir de les connaître, si enfin je puis vous faire partager les sentiments de reconnaissance que je garde aux heureux violateurs des sépultures myrinéennes, je me pardonnerai à moi-même d'avoir osé, pour la seconde fois, joindre mon nom à ceux des savants connus, à qui nos deux grandes Associations scientifiques, aujourd'hui réunies, réservent l'honneur de parler dans cette enceinte.

Si coquette que soit cette salle, sortie comme par enchantement d'une cour triste, ce n'est pas ici que je voudrais être en ce moment avec vous, mais bien au Louvre, au milieu de ce peuple de statuettes qui dorment là-bas derrière des vitrines. Comme leur présence donnerait à mes paroles plus d'intérêt et plus de vie! Comme elles me soutiendraient et m'encourageraient, ces gentilles figurines, heureuses sans doute d'entendre parler de la patrie perdue, et consolées aussi peut-être, en songeant que, si elles ont été arrachées à leur long sommeil sous la terre et transportées sous notre vilain ciel gris, elles ont du moins retrouvé ici le culte et le respect qui leur sont dus! Heureusement, si nous ne pouvons aller les visiter aujourd'hui, il nous est permis de les recevoir ici : je les ai invitées, et elles ont accepté mon invitation. Un auxiliaire précieux, la lanterne magique, se chargera de vous les présenter. Mais, hélas ! elle ne nous montrera ni les jolies couleurs qui les égayaient autrefois, ni même les traces légères de ces couleurs qui, çà et là, sont restées attachées à une mèche de cheveux, à une joue, à un pan de tunique. Non, ce n'est pas avec tous leurs avantages que mes petites amies vont paraître dans le monde : elles seront bien grises, bien noires, bien gauches aussi et bien intimidées. Mais vous ne leur en voudrez pas, j'en suis convaincu. On n'a pas impunément, à peine réveillé d'un sommeil de deux mille ans, passé si vite du tombeau au grand jour, du grand jour dans une caisse, d'une caisse dans une vitrine d'une vitrine dans une lanterne magique, et d'une lanterne magique sur la toile.

Pour faciliter la connaissance et rendre plus affectueux l'accueil que nous leur réservons, permettez-moi de vous donner sur leur compte quelques renseignements préliminaires... Oh! je n'entrerai pas dans des détails trop intimes, je veux dire trop savants, trop archéologiques. Je me bornerai à vous indiquer où elles sont nées, et par quel heureux concours de ciconstances elles sont venues prendre chez nous leur domicile définitif, quels sont et leur état civil et les fonctions qu'elles remplissaient dans leur ancienne patrie, quelle est leur constitution physique, et pourquoi elles ont droit à tout notre intérêt, à toute notre sympathie.

C'est la date et le lieu de leur naissance, que, selon l'usage constant des biographes consciencieux, je dois indiquer d'abord. Je dis la date je devrais plutôt dire les dates, ou mieux encore les siècles. Car, loin d'être toutes contemporaines les unes des autres, ces figurines appartiennent à plusieurs générations, qui vont du troisième siècle avant notre ère au premier siècle de l'Empire. Ce qu'elles ont de commun, par exemple, c'est la patrie. Toutes sont nées à Myrina. - Myrina? Qu'est-ce que cela? Combien parmi nous connaissaient Myrina il y a trois ans ? Et combien de géographes signalent ce nom sur leurs cartes? Il y en a peut-être, mais je n'en ai pas encore rencontré. Il est donc permis d'ignorer que cette petite ville se trouvait sur les côtes d'Asie-Mineure, entre Smyrne et Pergame, à l'endroit où s'étendent aujourd'hui la plaine de Kalabassary et le domaine d'Ali-Aga.

C'est là que MM. Pottier, Reinach et Veyries, envoyés par M. Foucard, arrivèrent au mois de juillet 1880. Ils furent reçus par le propriétaire d'Ali-Aga, M. Aristide Bey Baltazzi, avec une cordialité dont ils ne sont pas les seuls à garder une reconnaissance profonde. Aucun de nous n'oubliera jamais ce qu'a fait pour nos compatriotes cet ami si chaud, si éclairé de la France. Non seulement M. Baltazzi abandonna son domaine aux fouilles de nos jeunes archéologues, mais encore il leur ouvrit toutes grandes les portes de son domaine d'Ali-Aga, et pratiqua l'hospitalité à la façon antique. Bien mieux encore: avec un désintéressement rare, il céda à la France le tiers qui lui revenait des trouvailles faites chez lui, les deux autres tiers devant être partagés entre les explorateurs et le gouvernement turc.

C'est aux fouilles poursuivies, avec quelques interruptions, de juillet 1880 à février 1884, que nous devons la belle collection de terres cuites de Myrina. Et ces fouilles continueraient peut-être encore, et très certainement notre collection serait plus riche, si, en 1884, le gouvernement ottoman n'avait publié un nouveau règlement qui interdit l'exportation des antiquités et enlève aux explorateurs tout droit de propriété sur les objets découverts. Il n'y avait plus de raison pour que l'École d'Athènes persévérât à dépenser son argent, son temps, sa peine, voire même la vie de ses enfants, pour le Grand Turc. Le champ de bataille fut donc abandonné et l'on dut se contenter du butin déjà conquis et mis en lieu sûr, c'est-à-dire transporté partie au musée de l'École, partie à celui du Louvre. Inutile d'ajouter que ce ne sont pas les moins curieux et les moins précieux de ces petits monuments qui ont été envoyés à Paris; seulement, il est bon de savoir qu'ils ne composent qu'une partie des objets trouvés dans les quatre à cinq mille tombeaux ouverts à Myrina.

Ces tombeaux, Messieurs, sont de plusieurs sortes. Une première catégorie comprend des tombeaux en terre cuite, des sarcophages en pierre, et les tombeaux formés de plaques de tuf ou de pierre calcaire, fichées debout dans le sol et juxtaposées sans ciment. Ces différents tombeaux sont de beaucoup les moins nombreux. D'ordinaire les Myrinéens ensevelissaient leurs morts dans le tuf. La vallée de Kalabassary et la grande colline dont les pentes remontent vers le nord leur offraient un merveilleux emplacement, un terrain tout préparé pour une nécropole. La base de ce terrain est, en effet, une couche épaisse de tuf crayeux, recouverte d'humus. Ce tuf, aisément friable, était creusé en forme de tombes circulaires, quelquefois aussi en forme de chambres funéraires, le plus souvent en forme de tombes quadrangulaires. On recouvrait ces tombes de plaques de tuf plates ou bombées en dos d'âne, après y avoir déposé les morts et des objets de toute sorte.

Car ce ne sont pas seulement des statuettes qui ont été trouvées à Myrina. Il y a aussi tous les objets d'usage journalier des vases, des miroirs, des strigiles, des fioles à parfums, etc. Il y a encore les objets destinés à recevoir la boisson et la nourriture: plats de terre cuite ou de bronze, bouteilles, etc., etc. : les morts de Myrina devaient avoir très soif dans le tombeau, si l'on en juge par le nombre de bouteilles trouvées en cet endroit. Il y a aussi des monnaies pour payer le passage du Styx; d'ordinaire, il n'y en a qu'une, en bronze et de peu de valeur: c'est l'obole à Charon. Il y a enfin des statuettes.

Et, en même temps que ces statuettes, tant de problèmes nouveaux et toujours obscurs sont sortis de ces tombeaux, qu'il me serait impossible, non seulement de les discuter, mais simplement de les passer en revue. Je me borne donc à répondre aux questions qui me semblent devoir plus particulièrement intéresser

ceux qui n'ont pas approfondi les mystères de l'archéologie. Pour ne pas me tromper dans mon choix, je me suis mis plusieurs jours de suite à l'affût devant les vitrines de Myrina et j'ai indiscrètement surpris les questions que se posaient les groupes de visiteurs. Un jour, j'ai entendu une petite fille appeler ces statuettes des poupées. Des poupées! c'est bien là, en effet, le nom que leur donnèrent les paysans qui, les premiers, les exhumèrent en poussant la charrue dans la plaine de Kalabassary. Et tout à l'heure je parlais moi-même de nécropole et de tombeaux. Des poupées dans des tombeaux! Quelle superbe antithèse! Quelle admirable matière à mettre en vers français! L'enfance et la mort, la joie et le deuil, le gracieux et le hideux, les aimables divertissements de la vie à ses débuts et le redoutable problème de l'au-delà: voilà de quoi tenter et contenter un poète. Nous sommes un peu plus difficiles; et j'entendais mes compagnons se demander pourquoi l'on déposait ces figurines dans les tombeaux. Pourquoi? Hélas! je suis bien embarrassé pour répondre, beaucoup plus que ma petite visiteuse qui avait une réponse toute prête. Puisque c'étaient des poupées, et qu'on les mettait dans des cercueils, ces cercueils devaient contenir des corps de petits enfants, que leurs papas et leurs mamans n'avaient pas voulu abandonner trop seuls et trop tristes dans le tombeau, et à qui ils avaient laissé leurs joujoux. Plusieurs fois, en effet, il est arrivé à MM. Pottier, Reinach et Veyries de trouver des statuettes dans des tombeaux d'enfants. Sur la pente de l'acropole, un petit cercueil, sans doute de jeune fille, contenait vingt-six terres cuites, une boîte en plomb, deux pots à fard, des perles de collier et des petites ailes, des têtes, des pieds, des bras à profusion. Mais c'est surtout dans les tombeaux de grande dimension que ces statuettes ont été trouvées. Etait-ce donc qu'on ne voulait pas non plus laisser les grandes personnes trop solitaires, trop ennuyées dans leur dernière demeure? Ce serait bien possible. Les anciens, vous le savez, croyaient à une vie latente de l'être humain dans la tombe. Pendant cette nouvelle existence, les morts conservaient les habitudes, les passions qui les avaient agités dans la première. Aussi les vivants leur apportaient-ils tout ce dont ils leur supposaient encore le désir et le besoin des aliments, les objets dont ils se servaient sur terre et qu'ils aimaient. Or, ils se plaisaient jadis à décorer leurs maisons de statuettes en terre cuite; on les leur laissait donc dans le tombeau, ces bibelots modestes, parce qu'ils devaient tout simplement servir à les distraire. En conséquence, il ne faut leur donner aucune signification religieuse ou funéraire.

Bien des savants ont protesté contre cette interprétation très simple (1). Quelle erreur! disent-ils. Ces figurines ont un caractère essentiellement symbolique. Elles rappellent les mystères de Dionysos, en représentent les divinités, les ministres, les ustensiles sacrés; et les tombeaux dans lesquels on les retrouve ne sauraient être que les tombeaux des initiés à ces mystères.

Ce sont là les deux théories principales, les deux explications les plus opposées. Il y en a bien d'autres encore, que je passe. Je n'insiste pas davantage sur la discussion de ces deux hypothèses. Observons seulement que si ces figurines étaient de simples objets décoratifs, de gracieuses pièces d'étagère sans aucune signification religieuse ou funéraire, on n'en aurait pas retrouvé de toutes semblables dans des temples, par exemple dans ceux de Junon à Olympie, de Déméter à Tégée, d'Aphrodite à Chypre, etc. Et, surtout, ce ne seraient pas des divinités et, principalement, des divinités funéraires, comme Déméter, Coré, Dío

(1) Voy, une conférence sur les monuments funéraires des Grecs donnée par M. Ravaisson à l'Association scientifique en 1880. Revue bleue, 1880, p. 968.

nysos, etc., etc., qui auraient été le plus souvent découvertes dans les tombes de Myrina.

D'autre part, pour être des symboles sacrés des mystères de Dionysos, ces statuettes ne devraient-elles pas toutes avoir un caractère mystique? Or, à moins de se lancer dans les interprétations les plus fantaisistes, dans le symbolisme à outrance, je ne vois pas quel rapport peuvent avoir avec le cortège sacré de Bacchus, ces figurines qui représentent une petite fille écrivant avec un pupitre sur ses genoux, et un petit garçon à qui son vieux précepteur donne une leçon de lecture... Enfin, si tous les tombeaux où ces statuettes ont été retrouvées renfermaient des corps d'initiés, que d'initiés, dieux tout-puissants, que d'initiés à Myrina!

Il est juste aussi de reconnaître que les auteurs et les premiers partisans de ces deux théories adverses ignoraient l'existence des monuments figurés de cette nécropole. Et c'est là, précisément, au point de vue scientifique, le grand service rendu par MM. Pottier, Reinach et Veyries, la grande supériorité qu'ils ont sur leurs devanciers. Ils peuvent appuyer leur théorie sur l'étude d'une collection comme on n'en avait pas encore eu, qui comprend un millier de figurines, toutes d'une authenticité incontestable et trouvées dans un lieu bien déterminé. Cette théorie a encore un autre avantage : elle emprunte aux autres la part de vérité qu'elles renferment, et cherche à réconcilier le symbolisme et le réalisme : c'est l'éclectisme archéologique.

Oui, l'on a raison de dire que les statuettes déposées dans les tombeaux avaient un caractère religieux et funéraire. La preuve, c'est que plus de la moitié de la collection du Louvre est composée de figurines représentant des divinités. Et il est impossible de se méprendre sur leur caractère et leur identité. Chacune d'elles le reconnaît tout de suite à son costume et à ses attributs. Voici bien Dionysos avec le canthare, la panthère (qui lui appartient de droit, parce que de toutes res bêtes c'est la plus ardente et qu'elle bondit avec la légèreté d'une Ménade); voici Éros, qui si souvent, sur les vases peints, fait partie du thiase de Bacchus. Voici encore une Nikè volant, Psyché avec ses ailes de papillon, Athéné armée de son bouclier, Aphrodite, Déméter, Junon, enfin, toute une collection de Sisènes et d'Éros, qui, si souvent, sur les monuments figurés, symbolisent la douleur et personnifient le deuil que laisse au cœur des survivants la perte d'un être cher. Aussi la plupart des Éros de Myrina ne ressemblent-ils guère à leurs frères, les joyeux petits dieux de l'Amour. Les plus beaux les rappellent, il est vrai, mais les plus nombreux sont des Éros funéraires, drapés au lieu d'être nus, voilant leurs traits, baissant la tête, inclinant une torche qui s'éteint. Les Sirènes, elles aussi, ont une attitude mystérieuse, un aspect lugubre, avec leurs ailes pendantes et leurs cheveux dénoués qu'elles semblent vouloir arracher, comme les pleureuses des cérémonies funèbres.

Toutes ces figurines ont donc très évidemment un caractère religieux et funéraire, et les partisans du symbolisme ont raison... Oui, sans doute; mais dans cette même nécropole de Myrina, dans ces mêmes tombeaux, d'autres figurines ont été trouvées qui représentent de simples sujets familiers ou comiques, des femmes drapées, des enfants qui jouent, des grotesques, des acteurs, des animaux, etc.

Ici,

Voici, par exemple, des groupes de femmes drapées, jeunes et vieilles. il est vrai, les partisans du symbolisme et ceux du réalisme peuvent encore se livrer bataille. <«< Nous reconnaissons là », diront les premiers, « Déméter et Coré ». « Ce sont tout simplement », diront les autres, « une mère et sa fille qui

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