Images de page
PDF
ePub

› Ces canons ne sont plus aujourd'hui à la Kalâa, mais à Boni, dans la cour d'un bordj, où ils ont été transportés, il y a quelques années, par une mesure administrative locale absurde, car il a fallu y atteler toute une population pour les trainer. Certes, les indigènes ne se sont jamais servis de canons contre nous (Abd-elKader excepté), et qu'auraient-ils fait de pièces sans affûts, égeulées, à moitié rongées par le temps, et pouvant, tout au plus, être utilisées à y amarrer des câbles sur un quai? Quelques-uns de ces canons, dit la tradition, auraient été fondus à la Kalâa du temps d'Abd-el-Aziz. Ces canons mêmes nous démontrent l'absurdité de cet anachronisme. L'un d'eux est orné de fleurs de lys sur toute la volée, et porte, près de la culasse, un L dans une couronne royale. Il provient évidemment de l'expédition du duc de Beaufort à Gigelli, en 1664. Elles auraient été amenées de la plage de Bougie, en remontant la vallée de l'Oued-Sahel, hissées à la Kalâa à grands renforts de bras et, au moyen d'une infinité de cordes, attachées aux arbres qui s'étageaient jadis sur la déclivité du rocher.

➤ Il existe, sur le mur d'enceinte de Bordj-bou-Areridj, quelques petits canons qui doivent remonter à l'époque des premières expéditions des Turcs. Deux de ces pièces, que nous nommerons fauconnaux, sont du modèle des engins de guerre du commencement du quinzième siècle; elles sont très-longues et d'un petit calibre. La culasse se termine par une tige ou sorte de manche qui n'a pas moins de soixante centimètres de long. Ces pièces, posées sur trépied, se chargeaient par la culasse, où existe une sorte de chambre comme celle du chassepot se fermant par un couvercle mobile. Leur forme est très-curieuse,

et comme leur volume en rend le transport facile, je suis surpris qu'on ne les ait pas placées déjà dans un musée d'artillerie, où elles souffriraient moins que sur un mur de l'action du temps. >

MOKRANI

Si-Ahmed, désigné par le titre de Mokran (Amokran, en kabile : grand, chef), qui va servir désormais de nom patronymique à ses descendants, succéda à son frère Abd-el-Aziz. Mokran est, en effet, le grand chef dont parlent les légendes. D'un caractère plein d'humanité et de justice, il s'occupa, avec prudence et habileté, de l'administration de son petit royaume. Dans un moment devenu critique par suite du désastre éprouvé par son frère, il sut se concilier les esprits et raffermir son autorité.

En 1559, nous dit Gramaye, le chef des Beni-Abbas organisait une armée régulière et appelait chez lui des renégats d'Alger et des chrétiens, qu'il autorisait à vivre suivant leurs mœurs et leur religion.

Les populations montagnardes ne lui offrant pas assez de ressources, il voulut se ménager un appui et, au besoin, une retraite dans le Sud, pour mettre ses ennemis dans l'impossibilité de l'atteindre en cas de revers. Il se lança dans cette voie avec autant de succès que d'audace.

A la tête d'une armée forte de huit mille hommes d'infanterie et de trois mille chevaux, il parcourut les oasis du Zab, soumit à son autorité Tolga et Biskra, et poussa même jusqu'à Tougourt, où il laissa, avec le titre de cheïkh, un de ses fidèles cavaliers des Hachem, nommé El-Hadj-Khichan-el-Merbâï. Un parent de ce dernier,

nommé El-Hadj-Amar, avait déjà été investi comme cheïkh des oasis de Tolga et de Biskra; enfin, un autre individu, Abd-el-Kader-ben-Dia, khalifa de Mokrani dans le Sahara, déploya un grand zèle pour les intérêts de son maître. Mokrani établit de nombreux postes dans lesquels il plaça de fortes garnisons, qui étaient fréquemment changées, pour empêcher les relations trop suivies entre ses soldats kabiles et les habitants du pays qu'il venait de soumettre.

Il créa aussi, sur les points culminants de la contrée, une série de postes-signaux, qui, à l'aide de fumée pendant le jour et de feux pendant la nuit, transmettaient rapidement à la Kalâa les nouvelles du Sud. Quelques-unes de ces stations télégraphiques, dont on voit, dit-on, encore les ruines, étaient situées :

1o A Agueba-es-Senadek, au sommet de la montagne de la Kalâa;

2o A Tafertast, sur le Drâ-Metennan; 30 A Ras-Djebel-Guettaf;

4o A Ras-Djebel-Salat, etc.

Le concours d'Abd-el-Kader-ben-Dia ne fit jamais défaut à Mokrani. Tant qu'il vécut, le Sud fut maintenu dans l'obéissance, et fournit de précieux auxiliaires au seigneur de la Kalàa, chaque fois qu'il eut à lutter contre ses voisins. Aussi, les Oulad-Mokran n'ont jamais exigé d'impôts de ses descendants, en reconnaissance des services qu'il rendit à leur ancêtre. Un chant de cette époque, que les Sahariens fredonnent encore de nos jours, dit, à son sujet :

Abd-el-Kader-ben-Dia

Nous a attaqués et nous a fait la guerre,

Comme on la fait aux autruches;

Il serait toujours notre maître,

Quand bien même nous nous attacherions

Des ailes aux pieds pour lui échapper plus vite.

Après avoir soumis le Zab, Mokrani pénétra dans le pays des Oulad-Naïl, et força cette grande tribu à reconnaître son autorité. Les Oulad-Naïl, insaisissables par leur mobilité, s'éloignaient dès que l'armée d'invasion était signalée. Une nuit, les éclaireurs de Mokrani atteignirent un douar immense, dont ils suivaient la piste depuis plusieurs jours. Afin de ne pas donner l'éveil aux fugitifs avant l'arrivée de la masse de la colonne, ces éclaireurs se tinrent éloignés et cachés dans les dunes de sable. L'un d'eux seulement s'approcha, en rampant, pour observer de plus près le nombre et les dispositions des Oulad-Naïl. Dans une tente isolée, une femme broyait du grain, et, en tournant la meule, elle chantait :

Sidi-Ahmed-el-Mokrani, le conquérant,

Laisse dans la vallée la trace de son passage;

Il est monté sur sa jument Guettara,

Ses goums de cavaliers, nombreux comme le sable,

Le suivent pas à pas.

Il finira par enlever les douars des Oulad

Salem (fraction des Oulad-Naïl).

Cependant Mokrani, après une rapide marche de nuit, arrivait, à l'aube, auprès des douars récalcitrants, les entourait et les raziait. La tente de la femme qui avait chanté les louanges de Mokrani, pendant la nuit, fut seule respectée, et on nomma Sebá-Mokran, le doigt de Mokran, l'endroit où eut lieu cette rencontre (1). Le lendemain,

(1) Une autre légende explique ainsi l'origine du nom de Sebâ-Mokran : Mokrani avait établi le campement de ses goums au pied du pic, où il creusa même un puits. Une vedette veillait continuellement au sommet de la montagne, et, dès qu'elle voyait dans la plaine des troupeaux ou

les autres fractions des Oulad-Naïl conjuraient l'orage qui les menaçait par une prompte soumission.

L'année suivante, une affreuse disette désolait le pays; les habitants de Kalâa-beni-Hammad, qui avaient en réserve de grandes quantités de grains, refusèrent de secourir les nécessiteux. Mokrani leur infligea un châtiment sévère, pour punir leur égoïsme : les silos furent vidés et la ville. saccagée par une quantité innombrable d'Arabes, lancés contre elle comme une nuée de sauterelles. Cette mesure rigoureuse porta le dernier coup à la Kalâa hammadite, qui avait déjà beaucoup souffert pendant les luttes des Almohades, des Merinides et des Hafsites. De cette cité, jadis si puissante et si prospère, il ne resta plus que le minaret d'une mosquée, dont les débris témoignent encore de l'ancienne splendeur de la capitale hammadite.

A cette époque, mourut le khalifa du Sud, Abd-elKader-ben-Dia. Son successeur, nommé Aïssa, était un marabout ambitieux qui, espérant substituer son autorité à celle des Mokrani, leva l'étendard de la révolte, et réunit autour de lui une foule de nomades; mais Aïssa essuya une défaite, et tomba au pouvoir de Mokrani. Condamné à être brûlé vif, on l'enferma dans un tellis contenant un quintal de poudre. La poudre fit explosion, sans causer aucun mal au coupable, dit la tradition. Mokrani lui pardonna alors en prononçant ces mots, qui sont passés en proverbe :

Les marabouts sont les chardons

et nous les chameaux; ils nous
piquent, quand nous les touchons.

des cavaliers, elle levait aussitôt son doigt dans la direction où elle avait signalé l'ennemi.

« PrécédentContinuer »