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Dans beaucoup d'autres provinces, le caractère de l'œuvre accomplie par Rome fut tout différent. Au lieu de créer, il fallut transformer. Le champ d'action n'était plus une terre absolument rase sur laquelle des monuments pouvaient être construits en toute liberté. Le peuples de l'Orient hellénique, les habitants de l'ancien territoire de Carthage n'étaient point des Barbares. Dans ces pays, où de bonne heure la civilisation s'était répandue, des cités avaient été puissantes, riches ou glorieuses à l'époque où Rome n'était encore qu'une petite ville latine, alors que les légions n'avaient pas franchi vers le nord la frontière du Tibre, ne s'étaient pas avancées vers le sud plus loin que les Monts Albains. Lorsque, pendant les deux derniers siècles de la République, les Romains conquirent ces régions, ils y trouvèrent, sinon partout des Etats constitués, du moins une organisation sociale et politique profondément enracinée; ils y trouvèrent aussi des religions et des coutumes fort anciennes qui ne ressemblaient ni à la religion ni aux mœurs romaines. Ce n'était donc pas seulement d'un territoire, c'est-à-dire d'une certaine étendue matérielle qu'ils étaient devenus les maîtres; c'était aussi et surtout de populations, c'est-à-dire d'êtres moraux, dont chacun avait, et depuis longtemps, sa physionomie et son caractère, en un mot sa personnalité. Comment Rome. a-t-elle traité ces éléments qui lui étaient étrangers? Quelle a été sa politique à l'égard de ce qui, dans chaque province ou dans chaque groupe homogène de provinces voisines, représentait le passé? Comment, derrière ce que l'on a appelé «la façade majestueuse et uniforme de l'empire (1), » s'est accompli le travail d'assimilation, sinon de fusion complète, entre les traditions et les coutumes locales d'une part, et d'autre part les idées et les mœurs apportées par les vainqueurs? Qu'est-il resté des unes? Quel a été le rôle, quelle a été l'influence des autres? Comment, dans quel sens et dans quelle mesure au conflit militaire, qui avait précédé la conquête, a succédé le contact pacifique de la cité victorieuse et des populations soumises?

Tel est le sujet que je me propose de traiter dans ce livre. J'ai choisi comme terrain de recherches une partie de l'Afrique romaine; j'ai tenté de montrer quelle avait été l'histoire générale de ce pays aux trois premiers siècles de l'empire. J'expli

(1) De la Blanchère, dans la Revue Archéologique, ann. 1889, 2° sem., p. 259.

querai plus loin (chap. I) pourquoi, de propos délibéré, je me suis enfermé dans cette région d'étendue assez restreinte et dans cette période relativement courte. Je veux dire seulement ici quelle méthode j'ai suivie et de quel esprit je me suis inspiré.

L'œuvre colonisatrice des Romains est, pour l'occident de l'Europe et le nord de l'Afrique, un des phénomènes historiques les plus importants, une des évolutions les plus grosses de conséquences dont l'antiquité nous présente le spectacle. Il ne faut pas l'amoindrir en ne l'étudiant que sous l'une ou l'autre de ses formes, en ne l'observant qu'à tel ou tel point de vue particulier. Dans les régions où cette œuvre s'est accomplie la vie tout entière des individus comme des peuples a été profondément modifiée. Les conditions matérielles de l'existence humaine ont été améliorées; les villages sont devenus des villes prospères; des monuments de toute espèce sont, pour ainsi dire, sortis du sol en maints endroits divers; des routes ont été construites; certains ports ont été creusés, d'autres ont vu renaître leur antique prospérité un moment compromise. Sans renier leurs ancêtres, sans renoncer complètement à leurs coutumes locales ou nationales, les anciens habitants n'ont fait nulle part aux mœurs romaines une opposition énergique; ils ont peu à peu laissé cette civilisation nouvelle pénétrer autour d'eux et en eux-mêmes; leurs dieux d'autrefois ont été représentés sous des traits, invoqués sous des noms qui leur étaient auparavant inconnus; des divinités étrangères ont été honorées par les cités et par les individus. L'horizon de chacun s'est élargi; on s'est habitué à regarder au delà des murs de sa ville, au delà des limites de sa province; tous les yeux se sont tournés vers Rome, centre de l'empire, siège et foyer de la puissance impériale. Sous l'influence du droit romain, les relations sociales et politiques ont acquis à la fois plus de précision et plus de solidité; chaque agglomération urbaine est vraiment devenue une cité, c'est-à-dire un être collectif vivant d'une vie propre, ayant des organes à lui; entre toutes les villes des liens se sont créés, assez étroits pour rendre possible, en certaines circonstances, une action commune; assez lâches pour laisser à chaque cité, dans sa vie quotidienne et locale, toute son indépendance et son entière originalité.

Eh bien! serait-il d'une bonne méthode historique de suivre et d'étudier à part chacune de ces métamorphoses? Tout ne se tient-il pas dans la vie des nations? Lorsque l'on veut peindre

cette vie, lorsque l'on veut provoquer pour sa modeste part, dans les limites géographiques et chronologiques que l'on s'est fixées, cette résurrection » dont a parlé Michelet, il ne faut pas morceler l'histoire; il ne faut pas séparer ce qui a été uni; il ne faut pas diviser la réalité d'autrefois en une série d'abstractions. Décrire avec autant de précision et de pittoresque qu'il sera possible des cités et des monuments sans peindre en même temps les êtres humains qui ont habité ces cités et vécu à l'ombre de ces monuments, c'est vouloir évoquer des villes mortes; peindre ces êtres humains, raconter leur vie, leurs habitudes, leurs mœurs, parler de leur religion sans indiquer leurs relations sociales et politiques, c'est vouloir nous intéresser, non pas à un peuple, mais à plusieurs individus. juxtaposés sur le même sol; enfin, disserter sur des institutions. municipales ou provinciales considérées en elles-mêmes et pour elles-mêmes sans s'occuper des magistrats qui ont administré les cités et les provinces, sans mettre en scène la foule des citoyens qui ont éprouvé les bienfaits ou subi les inconvénients. de cette administration, c'est vouloir faire passer sous nos yeux pièce à pièce et en quelque sorte démonté un mécanisme fort complexe et fort délicat. Si la vraie matière de l'histoire est bien la vie des peuples, la tâche de l'historien doit être d'observer cette vie dans toutes ses manifestations et sous toutes ses formes. Tel est, dans les limites de mon sujet, le programme que je me suis tracé, que j'ai eu l'ambition, peut-être la prétention, de vouloir exécuter. Dans ce livre, les détails, les faits. particuliers sont étudiés non pas pour eux-mêmes, mais parce que chacun d'eux est une partie du tout et ajoute un trait au tableau d'ensemble.

On n'y trouvera point d'identifications topographiques. Les noms que portaient jadis les villes les plus considérables nous ont été révélés par des inscriptions; la plupart des cités dont les ruines sont encore anonymes ne paraissent avoir été que de grosses bourgades, et leur nomenclature, si on pouvait l'établir scientifiquement, serait dépourvue à mes yeux de toute valeur historique. C'est en d'autres termes qu'a été posé ici le problème si important des rapports de la géographie et de l'histoire, des liens étroits qui existent entre les hommes et le sol sur lequel ils vivent, de l'influence profonde exercée par les conditions naturelles sur la vie des peuples comme sur la vie des individus. En présence de ces ruines si nombreuses, devant ces vestiges d'un passé qui a été si prospère, je ne me suis pas

demandé quels avaient été les noms de toutes ces villes; j'ai cherché surtout à comprendre pourquoi dans telle région elles avaient été si denses, si rapprochées les unes des autres, tandis que plus au sud ou plus au nord elles avaient été si éloignées, si clairsemées. J'ai tenté de retrouver les raisons pour lesquelles elles avaient été fondées ici plutôt que là, sur les pentes des collines et non au milieu des plaines; quels événements ou quelles circonstances avaient présidé à leurs destinées; comment et dans quelle mesure la nature et l'industrie humaine avaient collaboré pour en assurer la prospérité et la richesse.

Dans la description des monuments et des œuvres d'art, je n'ai pas eu la prétention de juger la valeur technique des ingénieurs, le talent des architectes, l'habileté des sculpteurs, des peintres et des mosaïstes : dans l'archéologie, j'ai voulu étudier l'histoire. Je me suis attaché à dégager le caractère général de l'art africain; j'ai voulu savoir s'il présentait quelque originalité ou s'il n'était qu'une imitation; si c'était un art autochtone ou s'il avait été apporté tout entier du dehors. Enfin, j'ai tenté de remonter jusqu'aux sources mêmes de cette activité et de déterminer quelle avait été, dans cette œuvre toute matérielle, la part de Rome et quelle avait été celle des Africains.

Je me suis proposé de peindre la vie municipale dans une région nettement définie de l'Afrique romaine; mais je n'ai pas voulu faire l'histoire d'un certain nombre de cités particulières. Chaque ville m'a sans doute fourni un ou plusieurs détails. intéressants, un ou plusieurs documents d'une réelle valeur; mais je n'ai reconnu d'intérêt et de valeur qu'aux détails et aux documents dont le caractère n'était pas purement et exclusivement local. On me reprochera peut-être d'avoir, dans mon étude, donné peu de place à Carthage. Je répondrai que Carthage avait perdu, sous l'empire, son caractère proprement africain, et qu'elle était alors une grande ville cosmopolite. La population qui en remplissait les rues ne ressemblait guère aux paisibles habitants des petites cités africaines; la vie municipale de Carthage, aux trois premiers siècles de l'ère chrétienne, ne saurait être prise pour le type de la vie municipale en Afrique.

Si parmi les villes je ne me suis pas borné à étudier les plus importantes ou les plus fameuses, de même dans l'intérieur des cités j'ai essayé d'accorder une égale attention à toutes les classes sociales. Les prêtres, les magistrats, les citoyens assez riches pour ériger des statues et pour élever des monuments

n'ont pas été les seuls habitants de ces agglomérations urbaines; à certains égards même ils n'en sont pas les plus intéressants. Les humbles et les pauvres ont moins subi que leurs concitoyens plus fortunés l'influence de la civilisation romaine; ils sont restés plus fidèles à leurs anciennes traditions; chez eux plus et mieux que chez d'autres, il est possible de suivre le travail d'assimilation, de voir dans quel sens et dans quelle mesure s'est accomplie l'œuvre de Rome. En outre, si dans la vie proprement politique ils n'ont pour ainsi dire joué aucun rôle ni laissé aucune trace, il n'en est pas de même dans la vie économique. Leur travail de chaque jour a été l'un des facteurs les plus actifs de la prospérité commune; à ce titre, ils méritaient dans ce livre plus qu'une sèche mention, mieux qu'une allusion rapide et dédaigneuse.

Quant à l'organisation administrative du pays, je ne me suis point attardé à exposer dans son ensemble le droit municipal que Rome a répandu d'un bout à l'autre de son empire. J'ai seulement essayé de marquer comment les cadres anciens de la population avaient été peu à peu remplacés par des cadres nouveaux, comment les anciennes institutions municipales avaient été transformées. J'ai recherché si les documents épigraphiques, dont la moisson a été si féconde, ne nous révélaient pas quelque organisation particulière à l'Afrique romaine. En un mot, dans cette partie de mon travail comme dans toutes les autres, ce que je me suis efforcé de mettre en lumière, c'est, d'une part, le caractère très original de la colonisation romaine, et d'autre part la persistance indéniable de coutumes antérieures déguisées sous des noms nouveaux.

Je n'ai pas recherché ni étudié pour eux-mêmes tous ces détails topographiques et archéologiques, tous ces traits de psychologie sociale, tous ces renseignements administratifs; je les ai considérés uniquement comme les matériaux de mon travail; je les ai choisis et je les ai groupés avec l'intention de reconstituer, sous toutes ses formes, la vie privée et publique, la vie intime et officielle des habitants d'une région déterminée de l'Afrique romaine sous le haut empire..

Cette conception du sujet a naturellement déterminé la physionomie de mon Essai et la méthode d'exposition que j'ai suivie. Ce livre n'est ni purement épigraphique ni purement. archéologique; il n'est exclusivement ni un chapitre de psychologie historique et sociale, ni une contribution à l'étude du droit municipal dans l'Afrique romaine. Je me suis efforcé

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