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Hoggar, leurs villages mal connus où vivent sous des tentes de cuir leurs femmes et leurs serfs pasteurs.

Pendant des siècles, ces Touareg ont été les transitaires et les convoyeurs des caravanes allant du Soudan au Sahara et alimentant d'esclaves noirs les marchés des États barbaresques. Ce ne sont pas à proprement parler des sauvages, ils ont une civilisation à eux, civilisation qui, bien que retardant de pas mal de siècles sur la nôtre, a cependant ses traditions et même certains côtés séduisants qui ont frappé des hommes comme Barth et Duveyrier. Ces deux savants voyageurs, qui ont réussi à pénétrer dans la vie intime des Touareg, ont pu apprécier les qualités de l'homme privé. D'autres aussi ont été séduits par la courtoisie de quelques individualités, comme cet Ikhnoukhen qui fut jadis notre hôte; enfin, à Ghadamès et au Souf, des négociants arabes ont eu souvent à se louer de la sûreté de leurs relations commerciales avec les Touareg Azgar.

Malheureusement, les choses ont bien changé, depuis une vingtaine d'années. Dans le centre de l'Afrique, la propagande des Snoussia et, en Algérie, les améliorations apportées à l'état social des masses musulmanes, grâce à la destruction continue de la féodalité indigène, ont fait comprendre aux classes dirigeantes des Touareg que la France était un danger pour eux au quadruple point de vue de leur indépendance, de leurs privilèges nobiliaires, de leurs intérêts commerciaux, de leurs tendances panislamiques.

Il nous importe donc peu aujourd'hui que le targui soit bon père et bon époux, que ses relations sociales rappellent parfois «la chevalerie du moyen âge (1) » que la femme targuia, sous les yeux de son mari et en tout bien

(1) Duveyrier, les Touareg du Nord, p. 429. On peut ajouter ce détail recueilli par M. Féraud (Deuxième mission Flatters, p. 179). Les femmes n'ont pas voulu que le massacre (de la mission Flatters) s'accomplit près de leur campement, cela portant malheur aux femmes et aux enfants, et Ahitagel a dù leur donner satisfaction.

tout honneur, brode sur le voile ou écrive sur le bouclier de son chevalier servant des vers à sa louange. Cette société nous est fermée, nous sommes pour elle « l'ennemi, » et nous n'avons à nous préoccuper que de son organisation sociale et de ses mœurs politiques. - Ces mœurs, on ne les connaît pas assez et on nous saura grẻ de reproduire ici ce que nous disions en 1881 (1).

« Au premier plan une noblesse jalouse de ses privilèges, vivant de son épée, ne croyant qu'à sa force, n'ayant d'autre souci que la liberté; puis, une sorte de tiersétat relativement nombreux représenté par les Amghad inféodés et absolument dévoués à leurs seigneurs; enfin, les esclaves qui, protégés par les maîtres qui les nourissent, ne peuvent songer à sortir de leur situation qui, d'ailleurs, est relativement assez douce. Quelques marabouts nobles ou roturiers existent aussi chez les Touareg, mais leur caractère religieux n'a de valeur que s'il s'appuie sur une puissance réelle. Les Touareg sont, en effet, mauvais musulmans et ne subissent jamais ni l'ascendant, ni les idées de leurs marabouts.

Ainsi, de ces divers éléments qui constituent la société targuia, un seul dirige et domine les autres d'une façon absolue, c'est celui des nobles dits Djouad ou Ihaggaren. Cette classe méprise tout travail et a pour principale ressource les droits de péage qu'elle perçoit sur les caravanes traversant ses terres de parcours. Moyennant cette redevance, les caravanes s'assurent la protection des chefs de clan sur les territoires desquels elles passent. Ces derniers ne se font, d'ailleurs, aucun scrupule de les attaquer et de les dévaliser dès qu'elles sont sur les terres du voisin; et encore n'accordent-ils leur protection qu'aux caravanes de gens connus d'eux

(1) Rapport inséré dans le volume publié en 1882 par le gouvernement général de l'Algérie, sur la deuxième mission Flatters.

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et conduits par des chefs indigènes qu'ils considèrent comme leurs pairs ou avec lesquels ils ont des traditions d'honneur et de loyauté qu'ils n'étendent jamais aux étrangers, qu'ils soient chrétiens, nègres ou arabes. De plus, les diverses fractions touareg n'ont guère de liaison entre elles, elles ne forment pas une nation mais une sorte de confédération peu homogène où tout en reconnaissant un chef unique, chaque élément n'obéit que suivant ses convenances personnelles.

Quant aux chefs de fractions ils n'ont, pour la plupart, qu'un pouvoir très faible et toujours fort éphémère. Aussi, quand même il serait possible de traiter avec eux tous, on ne pourrait compter sur les conventions faites, car les chefs qui se succèdent ne se croient jamais engagés par les traités passés avec leurs devanciers. Puis, on ne doit pas oublier que la suppression de la traite des nègres nous a attiré la haine de toutes les peuplades sahariennes. Les commerçants arabes comme les Touareg voient dans toutes nos entreprises, chemins de fer ou explorations, la ruine de leurs ressources, et tant qu'ils croiront pouvoir le faire impunément, ils mettront tout en jeu pour s'opposer à notre extension dans le Sahara. Chaque explorateur, fût-il même isolé, ne sera jamais à leurs yeux qu'un espion envoyé pour reconnaitre et écrire » le pays, afin d'y revenir plus tard en force et de s'en emparer. Il est facile de conclure de tout cela qu'il sera toujours impossible, comme on s'en était flatté un instant, de nouer des relations avec les peuplades sahariennes, et de leur persuader que nous avons des moyens de trafic leur permettant de vivre en renonçant à la traite. »

Pour ces Touareg, nous sommes donc bien l'ennemi; et quelque mauvais musulmans que soient les nobles Ihaggaren, ils n'ont pas hésité à faire alliance avec les personnalités religieuses influentes des tribus voisines qui les couvrent contre nous, tribus imbues de ces

doctrines snoussiennes qui prêchent, avant tout, l'isolement et l'éloignement des Européens, propagateurs maudits des idées modernes et du progrès. L'accord, on le voit, était ici facile entre les intérêts islamiques des uns et les intérêts politiques et commerciaux des autres. Les Touareg, en effet, regardent le massacre de la mission Flatters comme un grand succès politique et commercial. Les marchands ghadamessiens, eux aussi l'envisagent à ce dernier point de vue, et ces négociants de moeurs ordinairement fort douces s'en réjouissent si fort, qu'un journal malto-italien, le Risorgimento, mettait dans leurs bouches à propos de la mort de Flatters ces cyniques paroles « mors tua vita mea » (1). Quelques jours auparavant, Ahitagel avait lui-même écrit en ces termes au caïmacan de Ghadamès pour lui annoncer l'épilogue tragique de nos malheureux compatriotes et réclamer du sultan de Stamboul, chef de l'islam, une récompense et son concours militaire out politique en cas de représailles de notre part:

« Maintenant, ô cher ami, vous nous aviez recom» mandé de surveiller les routes et de les préserver » contre les gens hostiles; c'est ce que nous avons » fait........... Maintenant, ô cher ami, il faut absolument » que la nouvelle de nos hauts faits parvienne à Cons»tantinople. Informez là-bas de ce qui est arrivé, c'est» à-dire que les Touareg ont fait contre les chrétiens une » guerre sainte exemplaire......; faites parvenir mes » paroles à Constantinople; dites-leur en haut que je » demande à ce que les musulmans sous vos ordres » viennent à notre aide pour soutenir la guerre sainte » dans la voie que Dieu nous a tracée (2). »

(1) Risorgimento de Malte, 27 avril 1881, N. 1397.

(2) Deuxième mission Flatters, document XX, p. 157, d'après le texte original.

A côté de ce fanatisme de commande et tout extérieur des Touareg, nous avons vers l'Ouest le fanatisme sinon beaucoup plus convaincu, du moins bien plus actif, des nomades arabes au sud des Areg, nomades qui sont d'autant mieux les alliés ou les séïdes des Snoussya qu'ils ont les mêmes intérêts que les Touareg à nous empêcher d'occuper les ksour du Tidikelt, du Gourara et du Touat, dont ils exploitent les habitants, maintenus par eux sous une dure et pénible oppression.

Cette inimitié contre nous des nomades d'au delà de l'Areg est peut-être plus dangereuse que celle des Touareg. Ceux-ci n'ont aucune influence dirigeante sur les nomades du nord des Areg dont ils n'approchent jamais en groupes nombreux; ils n'ont, en réalité, que l'audace de leurs coups de main sur les troupeaux des Chamba qui les détestent. Nos ennemis arabes du SudOuest sont plus nombreux, mieux groupés, et ils ont pour satisfaire leur haine, comme moyen autrement puissant et efficace, cette propagande panislamique faite chez nos sujets musulmans par tous les émissaires et agents des divers ordres religieux qui pullulent au Tidikelt et au Gourara. Tous ces ordres, ou à peu près, subissent l'influence des doctrines snoussiennes et les appliquent avec l'exagération du fanatisme et de l'ignorance. La vallée de l'oued Nsaoura est, en effet, la grande route de ces missionnaires infatigables, dignes successeurs de ceux qui, il y a plusieurs siècles, furent assez habiles pour faire disparaître du nord de l'Afrique cette puissante église des Tertullien et des SaintAugustin.

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