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et après la moisson, les moutons, conduits dans les chaumes, y trouvent à pâturer et se maintiennent encore en assez bon état. Mais peu à peu la nourriture s'épuise; le bétail souffre et dépérit. Un peu avant l'automne, les premières pluies annoncent que bientôt la végétation herbacée du Sahara sera assez abondante pour remplacer avantageusement les pâturages appauvris du Tell. La concentration s'opère; les chameaux attardés sur le littoral regagnent à la hâte le gros de la tribu, et tout le monde, gens et bestiaux, s'en retourne gaiement vers le Sud. Les dattes sont mûres, c'est la saison bienheureuse pour le nomade.

La migration pastorale, la Rahla(1), a été souvent décrite, mais c'est Fromentin (2) qui en a donné le tableau le plus exact et le plus coloré :

Le bruit ne tarda pas à se rapprocher, et l'on put bientôt reconnaître l'aigre fanfare des cornemuses jouant un de ces airs bizarres qui servent aussi bien pour la danse que pour la marche; la mesure était marquée par des coups réguliers frappés sur des tambourins; on entendait aussi par moments des aboiements de chiens. Puis la poussière sembla prendre une forme, et l'on vit se dessiner une longue file de cavaliers et de chameaux chargés. Enfin il nous fut possible de distinguer l'ordre de marche et la composition de la caravane.

Elle était nombreuse et se développait sur une ligne étroite et longue au moins d'un quart de lieue. Les cavaliers venaient en tête, en peloton serré, escortant un étendard aux trois couleurs rouge, vert et jaune, avec trois boules de cuivre et le croissant à l'extrémité de la hampe. Au delà, et sur le dos de dromadaires blancs ou d'un fauve très clair, on voyait se balancer quatre ou cinq atatiches de couleur éclatante; puis arrivait un bataillon tout brun de chameaux de charge, stimulés par la caravane à pied; enfin, tout à fait derrière, accourait, pour suivre le pas allongé des dromadaires, un énorme troupeau de moutons et de chèvres noires divisé par petites bandes, dont chacune était conduite par des femmes ou par des nègres, surveillée par un homme à cheval et flanquée de chiens.....

Les cavaliers étaient armés en guerre et costumés, parés, équipés comme pour un carrousel; tous avaient leurs longs fusils à capucines d'argent, ou pendus par la bretelle en travers des épaules, ou posés horizontalement sur la selle, ou tenus de la main droite, la crosse appuyée sur le genou. Quelques-uns portaient le chapeau de paille conique empanaché de plumes noires ; d'autres avaient leur burnous rabattu jusqu'aux yeux, le haïk relevé jusqu'au nez; et ceux dont on

(1) Du verbe J,, décamper.

(2) FROMENTIN : Un été dans le Sahara, p. 229 et suiv. La rahla décrite est celle des Larbà.

ne voyait pas la barbe ressemblaient ainsi à des femmes maigres et basanées; d'autres, plus étrangement coiffés de hauts kolbaks sans bord en toison d'autruche mâle, nus jusqu'à la ceinture, avec le haïk roulé en écharpe, le ceinturon garni de pistolets et de couteaux, et le vaste pantalon de forme turque en drap rouge, orange, vert ou bleu, soutaché d'or et d'argent, paradaient superbement sur de grands chevaux habillés de soie comme on les voyait au moyen-âge, et dont les longs chelils ou carapaçons rayés et tout garnis de grelots de cuivre, bruissaient au mouvement de leur croupe et de leur queue flottante.

..... Immédiatement après venaient les chameaux de charge, portant les tentes, le mobilier, la batterie de cuisine de chaque famille, accompagnés par les femmes, les enfants, quelques serviteurs à pied, et les plus pauvres de la tribu. Des coffres, des tellis au ventre arrondi, rayés de jaune et de brun, des plats de kouskoussou, des bassins de cuivre, des armes en faisceaux, des ustensiles de toute nature cliquetant au mouvement de la marche ; de chaque côté, des outres noires pendues pêle-mêle avec des douzaines de poulets liés ensemble par les pattes, et qui battaient des ailes en poussant des cris de détresse; par dessus tout cela la tente roulée autour de ses montants comme une voile autour de sa vergue; puis un bâton qui se trouvait mis en l'air et retenu par des amarres à peu près comme un mât avec ses agrès; tel était l'aspect uniforme offert par le dos montrueux des chameaux. On voyait en outre de jeunes garçons, assis tout à fait à l'arrière des bêtes, juste au-dessus de la queue, qui poussaient de grands cris, quand les animaux trop pressés s'embarrassaient l'un dans l'autre ; ou bien de petits enfants tout nus, suspendus à l'extrémité de la charge, quelquefois couchés dans un grand plat de cuisine et s'y laissant balancer comme dans un berceau. A l'exception du harem, qui voyageait en litière fermée, toutes les femmes venaient à pied sur les deux flancs de la caravane, sans voiles, leur quenouille à la ceinture et filant. Les petites filles suivaient, entraînant ou portant, attachés dans leur voile, les plus jeunes et les moins alertes de la bande. De vieilles femmes, exténuées par l'âge, cheminaient appuyées sur de longs bâtons, tandis que de grands vieillards se faisaient porter par de tout petits ânes, leurs jambes traînant à terre... Des cavaliers galopaient au milieu de la foule, et de loin donnaient des ordres à ceux qui, tout à fait à l'arrière, amenaient le troupeau des chameaux libres et les moutons.

Pendant une heure encore on entendit le son des cornemuses et nous continuâmes de voir la poussière qui s'éloignait dans la direction des montagnes de l'Est.

«Les nomades, écrit Villot (1), marchent en troupes avec un ordre admirable. Les cavaliers sont toujours prêts à protéger les caravanes, à se porter de la tête à la queue du convoi. Chaque fraction obéit à un chef. A l'arrivée au campement, les

(1) VILLOT, p. 381.

femmes vont chercher l'eau nécessaire à l'alimentation, puis les troupeaux viennent boire successivement, sans désordre. Quelquefois, à minuit, les bestiaux n'ont pas encore tous bu, et malgré cela, l'ordre ne cesse de régner jusqu'au départ. »

Dans les steppes asiatiques, les migrations des Kirghizes présentent beaucoup de ressemblances avec celles des nomades de l'Afrique du Nord, avec quelques différences qui tiennent à celles mêmes du climat et du milieu :(1)

Les Kirghizes pasteurs choisissent pour hiverner les contrées les plus basses et les plus chaudes de la steppe, où le climat étant continental et les dépôts météoriques peu considérables, le bétail, en écartant du pied la légère couche de neige qui couvre le sol, trouve une herbe maigre, mais suffisante pour le nourrir tout l'hiver jusqu'aux premiers jours du printemps. Au printemps, lorsque la couche de neige couvrant la steppe est fondue, les Kirghizes conduisent leurs troupeaux sur les «ourtouks», c'est-à-dire sur des terrains dont, en automne, ils ont brûlé les herbes sèches. L'herbe pousse plus tôt sur l'« ourtek »; elle est plus épaisse, et, après les privations de l'hiver, le bétail s'est vite remis à ces pâturages. Avant les pluies du printemps, les Kirghizes s'éloignent peu de leur lieu d'hivernage et demeurent sur les hauteurs qui sont de meilleure heure débarrassées des neiges et qu'ils trouvent déjà couvertes d'une luxuriante végétation. D'ailleurs, il ne leur est pas encore possible, à cette époque de l'année, de conduire leurs troupeaux au loin, parce que les ruisseaux de printemps et les ravins remplis d'eau leur opposent des obstacles infranchissables. Seuls les Kirghizes du Midi se déplacent dans les limites du Turkestan avant que le printemps ne soit complètement établi, parce qu'il faut que ces nomades traversent le désert avant les chaleurs, qui ont vite desséché la végétation relativement luxuriante de ces solitudes. En revanche, les Kirghizes du Midi reviennent bien plus tôt à leurs hivernages, parce que la riche végétation de leur « djailiaou » (pâturage d'été), est bien plus tôt consumée par le soleil que celle des pâturages du Nord. A partir de juin, les Kirghizes passent la plus grande partie de leur temps. dans leurs pâturages d'été (djailiaou), qui sont parfois très éloignés de leurs lieux d'hivernage, car ces pâturages sont situés dans les parties les plus méridionales de la province, parfois même hors des limites du Turkestan. Les jours qu'ils passent aux pâturages d'été sont pour les Kirghizes les plus beaux de leur vie. Là, ils réunissent leurs aouls sur le bord des rivières et des lacs; ils sont en rapports constants les uns avec les autres ; ils changent souvent de séjour et, au moment de ces changements, les aouls prennent un air de fête.

(1) SEMENOV, La Russie extra-européenne et polaire, p. 105.

Une erreur assez répandue est celle qui consiste à se figurer les nomades se déplaçant à la surface du pays sans règle fixe, au gré de leur bon plaisir. On a parfois brodé sur ce thème des variations pittoresques mais inexactes. Si l'on allait à l'aventure, on mourrait de faim et de soif. « Nos nomades, dit Masqueray (1), ne se promènent pas au hasard : ils suivent des lignes de parcours nettement déterminées... C'est seulement dans Pline et dans Pomponius Mela qu'ils errent au hasard avec leurs troupeaux. Comme l'abondance des pâturages est relative aux saisons et à l'état du ciel, leurs déplacements ressemblent à ceux des bisons, des cigognes et des hirondelles. » En vain objecterait-on que c'est notre administration qui a introduit dans les migrations des nomades une régularité qu'elles n'avaient pas autrefois. Cela est exact dans une certaine mesure, mais de tout temps il y a eu beaucoup de fixité dans ces mouvements. «Il n'existe pas en Algérie, écrivaient dès 1845 MM. Carette et Warnier (2), de tribus errantes dans le sens absolu du mot. Les tribus les plus mobiles obéissent dans leurs mouvements à certaines lois qui limitent d'une manière presque invariable le champ de l'habitation, de la culture et du parcours. » Chez les Kirghizes (3), chaque tribu et chaque aoul campe toujours dans les mêmes vallées et les mêmes endroits. Le droit de jouir de certains lieux d'hivernage et de certains pâturages estivaux est rigoureusement fixé par le droit coutumier kirghiz; aussi les mêmes groupes de familles, de races ou d'aoul viennent toujours occuper les mêmes hivernages et les mêmes pâturages d'été; on se rend aux uns et aux autres par les mêmes routes et presque aux mêmes époques de l'année. Les Kirghizes dressent leur yourt (tente) à la même place, mettent leur kazan (marmite) sur les mêmes pierres, qu'ils reconnaissent aisément à la flamme qui les a calcinées. La vie du nomade algérien est, elle aussi, toujours la même ; il va du Sud au Nord et du Nord au Sud à des époques fixes, et, à moins de circonstances exceptionnelles, de la même partie du Sahara à la région tellienne correspondante, et réciproquement.

Il ne faut rien exagérer cependant si les migrations se pro

(1) E. MASQUERAY, Souvenirs et visions d'Afrique, in-18, Paris, 1894, p. 65. (2) CARETTE et WARNIER, Tableau des établissements français, 1844-45, p. 385. (3) Scott. Geogr. Mag., août 1902, p. 402; SEMENOV, ouvr. cité, p. 106.

duisent chaque année vers les mêmes districts, elles varient cependant un peu d'étendue et de durée suivant les conditions atmosphériques. Chacune des tribus nomades a une zone de parcours située dans une direction bien déterminée, mais non rigoureusement délimitée par un périmètre infranchissable. Les troupeaux, dans leurs pérégrinations, sont quelquefois obligés de sortir de cette zone pour aller chercher dans une région voisine la nourriture qui manque dans leurs terrains d'exploitation habituels. Tout dépend de la quantité de pluies tombée en hiver et surtout au printemps.

Même avant 1830, les migrations obéissaient à des règles parfaitement définies. Le Maroc et la frontière orano-marocaine nous permettent de nous faire une idée assez exacte de l'état de l'Algérie à l'époque turque. Or, « au Maroc, dit Quedenfeldt (1), les migrations pour la recherche des pâturages ne sont pas sans limites, comme on le croit généralement en Europe ». Avant l'occupation française en Algérie, il y avait des règles, bien qu'on les transgressât fréquemment; des droits, bien que la force les primât souvent. Il n'y avait plus que des migrations et point d'invasions; les derniers remous de la grande vague d'invasion du xre siècle s'étaient depuis longtemps apaisés; les populations de l'Afrique. du Nord, si elles ne sont pas toutes sédentaires, sont toutes stables, et elles l'étaient déjà avant 1830. Si l'on compare la steppe à la mer, elle a ses mouvements irréguliers, qui sont les invasions, comparables aux tempêtes, et ses mouvements réguliers, qui sont les déplacements saisonniers, comparables aux marées.

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Il est bien certain cependant que notre intervention a beaucoup régularisé les mouvements des nomades. Nous avons et c'est en cela que se résume la grande transformation que nous avons fait subir à ces contrées mis fin à l'état de guerre, qui livrait les faibles à la discrétion des forts, empêchait d'utiliser certains pâturages dans des régions trop exposées aux coups de main, permettait aux collectivités puissantes de camper dans des districts sur lesquels elles n'avaient aucun droit. Les indigènes étaient, comme on sait, divisés en soffs, qui comprenaient généralement des nomades et des sédentaires, et qu'on appelait

(1) QUEDENFELDT, trad. fr., Revue Africaine, 1903,

p.

59.

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