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premier à reconnaître l'utilité, même la nécessité de cet usage pour ses administrés. » Aussi « le mouvement d'opposition contre ces nomades paraît provenir du mécontentement de certains spéculateurs sur les grains, prêteurs d'argent, entrepreneurs de transport; il serait donc en partie superficiel et factice, si l'on en croit le rapport que nous citons.

La question de savoir si les indigènes sont suffisamment pourvus de terrains de parcours est très difficile à résoudre. La réponse varie suivant les cas seule une enquête approfondie, qui est présentement entreprise et qui aboutira à dresser une carte des pâturages, permettrait de répondre. Il faudra rechercher la nature et l'étendue des terrains exclusivement affectés au parcours, la partie disponible des terres arables et des prairies, la quantité de bétail qui peut y être entretenue dans les diverses saisons (1).

Rien de plus variable que les conditions dans lesquelles s'exerce le parcours des nomades. Tantôt on leur affecte les communaux, tantôt tout ce qui ne porte pas de culture au moment de leur venue, chaumes, friches, jachères. Il y a cependant des indigènes qui se réservent l'usage exclusif pour le pâturage de tout ou partie de leurs terres; cet usage tend à se répandre, bien qu'il soit jusqu'ici assez mal vu. Il est encore convenu en principe que tout membre de la tribu peut pâturer où il veut à partir de la fin du printemps, sauf, bien entendu, dans les récoltes. Les étrangers qui ont coutume de venir pâturer dans la tribu sont également admis. Mais ce n'est là qu'un usage, non un droit, et cet usage tend à tomber en désuétude. Telle tribu admet les nomades sans restriction, telle autre les accepte seulement sur les communaux, telle autre ne les reçoit qu'individuellement après location. Même lorsque les nomades sont admis sans restriction, ils doivent toujours des cadeaux aux chefs et caïds (ordinairement un mouton par 100 têtes) (2). Chez les Abd-en-Nour, la pâture vive existe sur tous les terrains communaux, et la vaine pâture à peu près sur tous les héritages à partir du moment où les fruits ont été enlevés. Quant aux

(1) H. LEFEBVRE, p. 126. La mème question se pose en Asie pour les Kirghizes (KRAHMER, Russland in Asien, t. ш, p. 52).

(2) JOLY, notes ms.

règles qui sont observées dans l'exercice des usages de la vaine pâture, c'est la djemaà qui intervient chaque fois que cela est nécessaire. En général, chaque habitant d'un douar a le droit de faire pâturer tous les animaux qui lui appartiennent, quand il le fait aux époques réglées par la djemaâ, mais il ne pourrait prendre des animaux appartenant à d'autres et les faire pâturer sous son nom (1). Quant aux Sahariens, ils viennent en juin camper dans les Sbakh, à Sokhna, à Aïn-el-Garsa, à Biar-et-Taïa, et restent dans les pâturages voisins jusqu'à ce qu'ils aient trouvé à conclure des conventions amiables avec les habitants du Tell. En Tunisie, on ne paie pas d'achaba dans les steppes, sauf sur les terres domaniales de Gamouda; on est des diaf, des hôtes. En cas de difficulté, on invoquait autrefois le droit du plus fort; aujourd'hui on s'arrange à l'amiable (2).

Les nomades n'ont souvent ni droits de propriété ni droits d'usage sur les terrains où ils exercent le pâturage en vertu d'une tolérance réciproque et d'une entente amiable; c'est le cas par exemple des Sahariens qui viennent à Khenchela (3). Les nomades font pacager sur les communaux, les terrains de parcours et les terrains incultes (bour). Lorsque ces terrains ne suffisent pas aux besoins des troupeaux, les nomades s'entendent avec des amis qui les autorisent à faire pacager sur leurs terrains, en échange du même service lorsque ceux-ci iront hiverner dans le Sud. D'autres louent à prix d'argent des terrains melk, mais le cas est assez rare. En somme, les gens du Tell considèrent presque comme un droit d'usage la faculté accordée aux Sahariens de venir chez eux. Il n'y a pas lieu de changer un ordre de choses qui n'a jamais eu le caractère inquiétant qu'on se plaît quelquefois à lui prêter.

Aux Eulma(4), après l'enlèvement des récoltes, les nomades peuvent faire pacager leurs troupeaux sur les terrains communaux et arch. Ils ne sont pas considérés comme propriétaires. Ils ne font qu'user d'un droit de réciprocité. En effet, les indigènes des Eulma envoient leurs troupeaux dans le Sud, sur les territoires des nomades qui viennent chez eux en été. Il y a là un échange de bons procédés qui a tous les caractères d'un droit d'usage: néanmoins, ces droits ne sont pas reconnus par le Sénatus-Consulte.

A Fedj-M'zala (5), les nomades s'installent à leur arrivée sur les

(1) FÉRAUD, Les Abd-en-Nour (Rec. de Constantine, 1864, p. 275).

(2) MONCHICOURT, notes ms.

(3) Rapp. comm. m. Khenchela.

(4) Rapp. comm. m. des Eulma.

(5) Rapp. comm. m. Fedj-M'zala.

communaux de parcours, et, après l'enlèvement des récoltes, ils vont camper indifféremment dans toutes les parties du douar, mais leur droit d'usage n'est pas bien défini et n'a pas été réservé par le Sénatus-Consulte.

Le fait fondamental qui tend à réduire la superficie des parcours et à rendre difficile la situation des nomades est l'accroissement de la population indigène sédentaire, phénomène démontré par les statistiques et assez rapide pour avoir frappé les indigènes eux-mêmes. Il y a eu aussi accroissement des cultures et du cheptel, du fait des Européens et du fait des indigènes (1). Ces accroissements sont assez faciles à déterminer. Ce qui l'est beaucoup moins, c'est la valeur agricole et pastorale de tel ou tel canton, d'autant plus que la difficulté est de faire vivre les troupeaux non dans les bonnes années, mais dans les mauvaises. Lorsque MM. Bugéja et Rousseau, par exemple (2), nous disent que le Sersou compte seulement 19,314 habitants pour 497,800 hectares, ce calcul ne prouve absolument rien. Ce n'est pas le nombre d'habitants qu'il faut calculer, mais le nombre de moutons qui sont obligés de s'y réfugier dans certaines périodes.

Les parcours communaux, outre qu'ils servent à nourrir les troupeaux des sédentaires, sont fréquemment détournés de leur véritable destination; ils sont affermés par les communes mixtes à des Européens, qui les sous-louent à des indigènes, lesquels en trafiquent (3). La Commission d'études forestières, en émettant le vœu que cette pratique cessât, a reconnu par ailleurs qu'on était souvent obligé de livrer les communaux à la culture lorsque les indigènes n'ont pas d'autre terrain qu'ils puissent cultiver, comme c'est le cas de la tribu de Tiffilès, dans l'arrondissement de Sidi-bel-Abbès (4).

Il faut prendre garde qu'un développement exagéré de la culture ait pour conséquence une diminution trop grande des terrains de parcours. Divers rapports attirent l'attention sur ce point.

(1) Ce phénomène, bien qu'assez général, ne s'est pas produit partout, comme en témoigne le tableau qui concerne la tribu des Achèche, de la commune mixte d'Aïn-el-Ksar. V. appendice I.

(2) Bull. de la Soc. de Géogr. d'Alger, 1904, p. 83.

(3) JOLY, notes ms.

(4) Commiss. d'ét. forest., p. 30 et 132.

Il est à craindre (1) qu'en encourageant les labours on ne prépare pour l'avenir de graves difficultés à l'élevage du mouton, qui semble bien devoir rester la vraie ressource du pays; les contestations entre laboureurs et bergers se multiplieront et rendront difficiles les périgrinations des troupeaux... Il serait désirable que l'industrie pastorale, la vraie source de profits des nomades, ne soit pas négligée pour le développement des cultures.. Nos indigènes se maintiendront ainsi dans une existence demi-nomade, plus avantageuse pour eux qu'un passage complet à la vie sédentaire.

L'agriculture doit être encouragée (2), mais il ne faut pas que ce soit au détriment du rôle de pasteur qui convient le mieux à l'indigène des Hauts-Plateaux, et qui, tout en lui assurant sans grande peine un certain bien-être, répond mieux à l'état climatologique du pays qu'il habite. De l'avis des botanistes et des géologues qui ont parcouru le Tell et les steppes qui y font suite, la colonisation ne doit pas s'étendre indéfiniment sous peine de faire disparaître les herbes nécessaires aux races bovine et ovine. En diminuant la superficie des pâturages, on finira par gêner l'élevage du mouton, qui a besoin de se mouvoir beaucoup pour se nourrir et fuir les intempéries des saisons, et qui même, dans les étés très chauds, est obligé souvent de rechercher dans les régions élevées et boisées l'eau et les pâturages qui font défaut partout ailleurs.

Un développement exagéré de la culture (3) aurait sûrement un contre-coup marqué sur l'élevage des bestiaux. La multiplicité des labours entraînera une diminution forcée des terrains de parcours, et amènera, pour les éleveurs et leurs bergers, les vexations inévitables dans une région où la propriété est très morcelée et très cultivée.

Quel but devons-nous poursuivre ?(4) Est-ce de transformer en agriculteurs sédentaires tous nos nomades qui, jusqu'ici, avaient à peu près vécu exclusivement de leurs troupeaux? Non, d'abord les terres riches à mettre en culture sont limitées ; ensuite, les ressources produites par les troupeaux peuvent fort bien s'ajouter pour une même famille à celles que donnent les céréales et les fruits. Nous pensons qu'il est possible et désirable de développer à la fois et dans les mêmes groupes la vie pastorale et la vie agricole.

Ce serait assurément la meilleure solution, mais il faut bien convenir que sur beaucoup de points la conciliation des intérêts de l'agriculture et de l'industrie pastorale est singulièrement difficile. Établir la vaine pâture dans le Tell au profit des noma

(1) Rapp. Mecheria no 1.
(2) Rapp. Saïda no 1.
(3) Rapp. Chellala n° 1.
(4) Rapp. Tébessa no 1.

des du Sud est chose absolument impossible; les crimes, les vols, les luttes à main armée deviendraient journalières. Nous ne pouvons non plus renoncer à la constitution de la propriété dans le Tell sans renoncer par cela même à toute espèce de colonisation sérieuse. Or, « ce ne sont pas (1) les vastes espaces qu'ils peuvent parcourir pendant le printemps, mais les ressources qu'ils trouvent pendant la période estivale qui limitent l'essor des troupeaux indigènes ; aussi les voit-on diminuer à mesure qu'augmentent les entraves mises à leur libre parcours... Il y a lieu, tout d'abord, pour ne pas rendre la situation encore plus difficile, de faire une distinction bien nette entre les pays où la transhumance est obligatoire et ceux où, avec des abris et un peu de prévoyance, il est possible de conserver toute l'année des troupeaux en bon état. Si, dans cette seconde région, qui comprend la plus grande partie du Tell constantinois, nous devons introduire l'élément européen, il serait par contre imprudent de vouloir fixer dans les pays où la transhumance est indispensable des populations dont les besoins dépassent la faculté de production de la steppe... Les sources doivent être exclusivement consacrées à l'usage bien entendu de la collectivité, et il faut se garder d'aliéner les quelques portions plus riches, véritables îlots cultivables que l'on y rencontre et que pourrait utiliser la colonisation, parce que, en privant les troupeaux de ces quelques points privilégiés qui leur servent de halte pendant leur transhumance, on rendrait cette dernière absolument impraticable. >>

L'étude de la culture européenne ou indigène à la lisière des steppes montre d'ailleurs qu'elle est en général assez précaire et que ses limites sont sur quelques points atteintes, sinon dépassées. Les bénéfices qu'on en retire ne compensent pas toujours les pertes subies par l'élevage; ils pourraient bien d'ailleurs n'être que temporaires et limités à un petit nombre d'années, puisque l'agriculture barbare de l'Afrique du Nord méconnaît le principe de restitution. Le mal fait en détruisant le pâturage est durable.

En somme, il faut laisser le Tell aux agriculteurs et les steppes aux pasteurs (2). Et on exclura d'autant plus sûrement les pas

(1) COUPUT, p. 52.
(2) JOLY, notes ms.

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