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Amériques ». Dans les Pyrénées comme en Algérie, les pâturages, autant que les forêts, ont besoin d'être restaurés et protégés: « Le berger pyrénéen (1) ne songe pas à les défendre contre l'usure, à laisser la terre se reposer et le gazon se refaire. Le cultivateur de la plaine sait qu'il faut, après chaque récolte, restituer au sol les éléments qu'il a fournis. Le pasteur ignore ce principe élémentaire. Encore moins songe-t-il à améliorer son bien. Quelques mauvais chemins, quelques abreuvoirs, rarement un abri, voilà tous les aménagements du pâturage. Quant à des travaux de fumure, ou simplement d'irrigation, à quoi bon? Il est bien plus simple de chercher de nouvelles terres, des pacages toujours plus étendus. « Traversant un jour, écrivait un agent des Forêts, d'anciennes prairies fauchables, récemment converties en pâturage communal, réduites pour le moment à l'état de paillasson par une longue sécheresse, je rencontrai un nombreux troupeau de vaches beuglant la faim, tandis qu'une eau abondante se perdait dans le chemin. D'anciennes rigoles d'irrigation le sillonnaient encore. Il aurait suffi de quelques coups de bèche et d'une interdiction momentanée. pour ressusciter l'herbe desséchée. Personne n'y songea ; mais la commune ne tarda pas à demander une extension du parcours dans la forêt voisine! » Ce petit tableau ne dépeint-il pas le pasteur d'Algérie aussi bien que celui des Pyrénées, et ne trouvet-on pas ici une application de cette observation de Ratzel, rappelée plus haut (2), que le nomadisme tend toujours à élargir son domaine et à stériliser les régions avoisinantes? L'Italie, la Grèce, la péninsule des Balkhans, l'Asie Mineure, nous fourniraient des traits analogues.

IV

Même antinomie entre le pasteur et l'agriculteur qu'entre le pasteur et la forêt. « La brebis du nomade, dit Michelet, rase ce blé sacré, cette chère espérance où l'agriculteur a son âme. »> Dans certains cas, ce sont les nomades eux-mêmes qui tendent à

(1) H. CAVAILLES, Revue de Paris, art. cité, p. 310. (2) P. 5.

accroître leurs cultures à la lisière du Tell, comme on le verra. Ailleurs, ce sont les sédentaires qui augmentent leurs surfaces emblavées et leur cheptel. Enfin dans les Maâlif et surtout à la bordure méridionale de l'Ouarsenis, dans le Nahr-Ouassel et le Sersou, c'est à la colonisation elle-même que se heurte le nomadisme. Il y a là comme un engrenage : les indigènes, dépossédés des meilleures terres par les progrès de la colonisation, se mettent à cultiver des terres de qualité inférieure qu'ils laissaient autrefois aux nomades. En défrichant pour ensemencer, et en augmentant incessamment leurs cultures depuis l'occupation française, ils ont fait disparaître en bien des points la végétation vivace et modifié peu à peu, mais d'une manière sensible, les pâturages du pays. La constitution de la propriété individuelle dans le sud du Tell a diminué les anciens parcours d'été des nomades ("). Au surplus, l'extension des cultures rend de plus en plus pénible la surveillance des troupeaux, obligés de pacager souvent dans des contrées entrecoupées de labours faits irrégulièrement. De là, entre propriétaires et bergers, des conflits incessants qui ne sont pas faits pour faciliter l'élevage. Il faut y joindre la prise de possession progressive par la colonisation de tous les points d'eau (2). « Les arbres, les routes tracées, les propriétés délimitées par des haies sont naturellement un objet d'horreur pour le nomade (3). Atteint déjà par tant de révolutions économiques et politiques, il se demande si bientôt le Tell ne se fermera pas devant lui. Et de fait, le pacage des troupeaux des nomades devient de plus en plus difficile au milieu des plaines cultivées ; les abords des fontaines ont été transformés en jardins clos; le nomade s'irrite de ces changements, qui marquent la fin de sa prédominance agricole et politique, et, chose plus grave, menacent jusqu'à son existence. » Les difficultés vont croissant entre nomades et telliens, les uns cherchant des pâturages tous les jours plus rares, les autres tâchant de protéger contre la dent des moutons et des chameaux les chaumes de leurs récoltes, dont ils ont eux-mêmes besoin pour leurs troupeaux. Les indigènes cultivateurs et surtout les colons se refusent à laisser les

(1) COUPUT, Espère ovine, p. 51.

(2) Le Pays du Mouton, gr. in-4°, Alger, 1893, p. 46.

(3) VILLOT, Maurs, coutumes et institutions des indigènes de l'Algérie, 3 édit., Alger, 1888, p. 385.

troupeaux pâturer sur leurs chaumes. Dans la région de Sétif et Saint-Arnaud, les fellahs, suivant l'exemple des Européens, font des approvisionnements de paille et aliènent leurs terres à des spéculateurs ; il est donc à craindre que la tolérance dont jouissaient jusqu'ici les nomades ne vienne à être supprimée(1).

Il y a malheureusement des colons et des indigènes qui vivent des délits ou prétendus délits commis par les nomades. De Chellala à Boufarik, il n'est pas rare que le conducteur d'un troupeau soit obligé de débourser 100 à 150 francs en bonnes-mains, amendes, etc. (2) Dans la commune mixte d'Aïn-Touta, les nomades du cercle de Touggourt, lorsqu'ils traversent le passage d'El-Kantara, sont l'objet, à l'aller et au retour, de la part de la gendarmerie et de l'autorité civile de Mac-Mahon, de nombreux procèsverbaux pour contraventions aux arrêtés préfectoraux sur la tenue des chiens et autres règlements de police. Leurs relations avec les habitants sont loin d'être amicales, en raison du peu de respect de la propriété qu'ils manifestent lors de leurs migrations périodiques. Les indigènes de la commune se plaignent fréquemment des nomades, qui ne reconnaissent aucune autorité, voyagent en armes et causent de nombreux dégâts sur les territoires qu'ils traversent (3). Dans la commune mixte de l'Aurès, les Ouled-Zian encourent également de nombreuses contraventions pour délits forestiers et autres (").

En Tunisie, les pasteurs sont pareillement gênés par les cultures au nord de la Medjerda et dans la région de Tunis ; les indigènes chez qui ils viennent estiver leur extorquent des sommes de plus en plus fortes, et les nomades se plaignent de ce que les gens du Tell « n'ont pas le cœur chaud (5) ».

Mais c'est surtout dans le Sersou que la situation est quelque peu inquiétante, par suite de la diminution des jachères au profit des cultures de céréales (6). Il est impossible en effet de laisser pacager les Larbà dans les terres en culture; on récolte dans la région fin juillet et août, et les Larbâ arrivent en juin. Quant

(1) Rapp. comm. m. Châteaudun.

(2) JOLY, notes ms.

(3) Rapp. comm. m. Aïn-Touta.

(4) Rapp. comm. m. de l'Aurès.

. (5) MONCHICOURT, notes ms.

(6) L. BOYER, notes ms.

aux jachères, et quant aux chaumes après la récolte, ils ont de plus en plus de prix pour les sédentaires qui se voient progressivement resserrés et sont eux-mêmes éleveurs de moutons, tout comme les Larbâ. La question se complique de l'intervention des colons: aucun d'eux n'admet les Larbâ à pacager sur ses terres : de là des conflits continuels. A côté de la question des terres, la question de l'eau : une minoterie s'est établie aux Sebaïn-Aïoun et a la prétention d'empêcher les troupeaux des indigènes de venir boire. Les sédentaires cherchent à suivre l'exemple des colons et voudraient faire payer aux Larbâ l'exercice de leurs droits d'usage, d'ailleurs assez mal définis comme on l'a vu (1). Si la situation actuelle se maintient, c'est parce que les chefs des Larba ont contracté des alliances avec les caïds de la région, et qu'un agha tel que Moulay-Hadhba sait imposer leur présence; c'est aussi grâce à l'habileté du bach-agha Lakhdar et de l'agha Djelloul. « J'en ai l'entière conviction, écrivait(2) un publiciste qui connaît admirablement les hommes et les choses du Sud, la prochaine insurrection sera causée non par le fanatisme des indigènes, mais par la nécessité absolue où ils seront de chercher à modifier les conditions économiques qui leur sont imposées. >>

Il ne faudrait ni exagérer le danger, ni fermer les yeux devant une situation qu'on signale sur d'autres points que le Sersou:

Si la colonisation se développait (3) par exemple dans la plaine qui s'étend entre Aïn-Beïda et Khenchela, il y aurait lieu de redouter de multiples inconvénients. Les troupeaux, habitués aux vastes espaces, se trouveraient trop à l'étroit s'ils étaient enserrés dans les propriétés européennes. Les délits de dépaissance deviendraient très fréquents, le nombre des conflits augmenterait en proportion de l'augmentation des causes bris de clôtures, détérioration de chemins et canaux, maraudage par les bergers, discussions à propos des femmes à la fontaine, etc.; toutes causes qui n'existent que peu ou point entre gens de même religion, de mêmes mœurs et coutumes, et appelés à se rendre mutuellement des services, puisqu'il y a réciprocité dans la tolérance des achabas. Plus les Sa hariens remontent vers le Nord,

(1) Rapport du général BAILLOUD, commandant la division d'Alger, au Gouverneur général, au sujet de l'estivage des Larbâ (14 mars 1905). Cf. cidessus, p. 38.

(2) EL-BAHI MOKTAR, Pour les Sahariens (L'Écho du Sahara, 5 juillet 1903). (3) Rapp. Khenchela mixte.

plus les conflits et les délits de dépaissance augmentent, parce que les terres sont plus cultivées et que les indigènes de ces régions ont moins d'affinités avec les Sahariens.

A vrai dire, l'estivage des nomades n'est pas uniquement une servitude fâcheuse pour les régions où ils viennent. Sans parler du bénéfice de l'engrais laissé par les troupeaux, les migrations amènent une vie commerciale intense; les nomades achètent les grains à des prix élevés, fournissent de la main-d'œuvre à bon marché pour les moissons, et effectuent avec leurs chameaux des transports à bon marché également. Surtout il ne faut pas oublier que la transhumance, dans beaucoup de cas, est réciproque les Sahariens amènent leurs troupeaux dans le Tell pendant l'été, mais en revanche les gens du Tell envoient les leurs dans le Sud pendant l'hiver. Les droits d'usage sont donc fondés sur l'utilité de tous et sur des concessions mutuelles. Aussi beaucoup de communes mixtes ne se plaignent-elles nullement de l'estivage des Sahariens et verraient-elles des inconvé– nients à ce qu'il cessât ou diminuât. A Khenchela), les indigènes supportent assez volontiers les Sahariens, chez lesquels ils vont eux-mêmes hiverner, et n'ont jamais formulé de réclamations contre leurs migrations qu'ils ne considèrent pas comme une charge. Le principe de l'achaba est admis et ne soulève pas de plaintes sérieuses. Il n'y a aucune nécessité de réduire ou de supprimer ces migrations qui ont un côté pratique indéniable. Les indigènes des Eulma (2) ne se plaignent pas de la venue annuelle des nomades et ne la regardent pas comme une charge. La suppression des migrations serait une mesure fâcheuse. Mêmes réponses à Fedj-M'zala, Châteaudun, etc. Même dans la région au sud de l'Ouarsenis, « les habitants (3) en grande majorité sont nettement partisans de la venue des Larbâ, à cause des avantages qu'ils retirent de leur présence. Les adjoints spéciaux de Bourbaki et de Taza, par exemple, ont déclaré que les colons ne pourraient pas vivre si les gens du Sud ne venaient plus et cessaient leurs transactions..... Et l'administrateur de la commune mixte de Teniet-el-Had est le

(1) Rapp. comm. m. Khenchela. (2) Rapp. comm. m. des Eulma. (3) Rapp. du général BAILLOUD.

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