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moutons seuls puissent entrer dans les bois, qu'on leur interdise les taillis nouvellement recépés, en leur laissant la jouissance des points où ils ne peuvent nuire, et ils seront plutôt une cause d'amélioration que de destruction. Au lieu de trouver dans l'indigène un ennemi acharné des forêts qui ne lui servent pas, qui l'empêchent même, pense-t-il, de profiter des pâturages qui poussent à leur abri, on en fera un allié dans la lutte entreprise pour le reboisement de l'Algérie. Le mouton lui-même, en broutant le diss et autres plantes qui tapissent le sol de certaines de nos forêts, supprimera ces amas d'herbes qui sèchent l'été et deviennent des causes d'incendies terribles. » D'autres vont plus loin et prennent même la défense de la chèvre. Il faudrait, dit-on (1), essayer un moyen terme et une conciliation entre les devoirs de l'humanité et les considérations théoriques des sylviculteurs.

En réalité, on ne saurait à aucun degré tolérer l'introduction en forêt du chameau ni de la chèvre. On dit que la chèvre est la vache du pauvre on peut répondre qu'elle est la vache du fainéant. Elle s'attaque surtout à la végétation ligneuse, dévore les bourgeons terminaux des plantes, qui dépérissent et finissent par mourir. L'article 71 de la loi du 21 février 1903 prohibe il est vrai formellement l'introduction des chèvres en forêt. Mais le pâturage illicite de ces animaux ne s'exerce pas moins dans des proportions considérables. Aussi a-t-on proposé que, s'inspirant des excellents résultats obtenus dans ces dernières années en Bosnie et en Herzégovine par l'application de mesures analogues, on décourage son élevage par une élévation de l'impôt, compensé par une diminution pour les bœufs et les moutons (2).

Le pâturage du mouton est en effet beaucoup moins destructeur que celui de la chèvre, et celui des aumailles, qui ne mangent que l'herbe, l'est assez peu. Cependant il serait vraiment exagéré de prétendre que le mouton fait du bien à la forêt ; il empêche les massifs de se reformer, détruit les racines, durcit la terre par le piétinement et empêche la germination (3). Le parcours du

(1) Prof. Enrico VOGLINO, d'après Bull. Off. Algérie, 1" décembre 1904. (2) Commiss. d'ét. forest., p. 32 et 134, et Bull. Comice Agric. Batna, 1901, n° 32, p. 41.

(3) H. LEFEBVRE, p. 112.

mouton produit une sorte de feutrage; la pluie ne pénètre plus dans le sol, l'herbe cesse de pousser. Les bonnes essences disparaissent, les espèces secondaires plus résistantes prennent leur place, et la forêt passe à l'état de maquis. Les effets du pâturage varient suivant l'état des peuplements; malheureusement, les indigènes recherchent de préférence les jeunes coupes et les parcelles incendiées où le parcours est nuisible, parce que l'herbe y est plus abondante et plus nutritive. Le mouton, qui n'est pas plus dangereux que la vache sur un pâturage en bon état, l'est beaucoup plus sur un pâturage dégradé, car il le ruine avant de dépérir, au contraire de la vache, qui dépérit sans l'avoir ruiné(1). Il n'est pas niable que c'est au parcours ininterrompu et effréné après les incendies et les coupes qu'est due surtout la disparition des forêts.

Pour étudier la question du pâturage dans le domaine forestier de l'Algérie, il importe de considérer séparément deux zones absolument distinctes. La première est la région du liège, qui comprend le littoral du département de Constantine et la Kabylie; là, le sol et le climat sont très favorables à la végétation forestière, les dégâts causés par le pâturage sont assez vite réparés. Cependant le développement du commerce des bestiaux a eu pour conséquence l'augmentation des achabas et la remise pour le partage du produit à moitié de nombreux animaux achetés par les capitalistes du pays aux collectivités qui les font pâturer dans les forêts grevées de droits d'usage. Le trop grand nombre des animaux entrave la végétation. Il est nécessaire d'interdire ces achabas, qui diminuent par voie indirecte le pâturage des collectivités indigènes. Lorsque la France s'est engagée à respecter les droits acquis de certaines tribus, c'est pour ces tribus seules qu'elle a pris cet engagement et non pour les collectivités voisines, qui n'en peuvent bénéficier (2). Mais le principal ennemi de la forêt dans cette région est l'incendie, qui n'est d'ailleurs la plupart du temps qu'un moyen barbare de renouveler les pâturages : « Nous avons le choix, nous disait un propriétaire forestier, entre voir la forêt disparaître dès à présent par l'incendie ou dans cinquante ans par l'abus du pâturage ». De deux maux, on choisit le moindre et le plus éloigné.

(1) H. CAVAILLĖS, Rev. gén. des Sciences, 15 septembre 1905, p. 779. (2) H. LEFEBVRE, in Commiss. d'ét. forest., p. 31.

En dehors de la région du liège, les forêts ne présentent guère la consistance et la continuité nécessaires à la propagation des incendies; mais, par suite de l'insuffisance des pluies, elles sont beaucoup moins en état de supporter l'action d'un pâturage même modéré, qui devient l'élément principal de destruction (1). Ce pâturage s'exerce de deux manières ou bien il s'agit de forêts grevées de droits d'usage, dans lesquelles les indigènes ont la faculté d'introduire leurs animaux dans les limites de leurs besoins et à titre gratuit, ou il s'agit de forêts dégrevées de ces droits, dans lesquelles les indigènes sont autorisés, par mesure de bienveillance, à faire pacager leurs troupeaux, à charge d'une redevance, soit en argent, soit en nature de travail, proportionnelle à l'importance de ces troupeaux. Dans les deux cas, le service forestier établit chaque année les procès-verbaux des cantons dits défensables, c'est-à-dire fixe les parties des forêts où le parcours peut s'exercer sans compromettre l'existence du boisement, ainsi que le nombre des animaux à y admettre. On peut dire qu'à ce point de vue l'administration forestière fait preuve d'une largeur d'esprit suffisante, puisque, sur 1,700,000 hectares soumis à sa gestion, environ 1,000,000 sont ouverts au gros bétail (bœufs, mulets, chevaux, etc.), et plus de 500,000 aux moutons. Les 700,000 hectares mis en interdit ne comprennent guère que des parties récemment incendiées, des jeunes coupes et des boisements en voie de disparition, qu'il est indispensable de soustraire au bétail si l'on ne veut empêcher toute régénération et toute restauration. On pourait plutôt prétendre, étant donné l'état de délabrement de la plupart des forêts, que cette tolérance est trop grande. Le pâturage illicite s'exerce d'ailleurs malheureusement sur une grande échelle, soit dans les cantons interdits, soit dans les cantons défensables mais en surnombre de la possibilité reconnue de la forêt. Tout le monde sait en Algérie que les indigènes considèrent les amendes forestières comme une sorte de loyer imposé par l'administration. Ce qui est plus singulier, c'est que des colons en viennent au même sentiment: « Il est plus économique, disait l'un d'eux, de payer un procès-verbal de temps en temps que du bois ou de la nourriture pour les bêtes (2) ».

(1) Commiss. d'ét. forest., p. 131 et suiv. (rapp. de M. THÉVENET).
(2) LOUIS BOYER-BANSE, avocat à la Cour d'appel d'Alger, notes ms.

La réglementation du pâturage est certainement la partie du problème forestier algérien la plus difficile à résoudre. « Notre occupation) a eu pour double résultat d'augmenter fortement la population indigène et ses troupeaux et de diminuer, dans une proportion moindre mais très sensible, les terres qu'elle avait à sa disposition. En même temps que, par les routes et la sécurité, elle rapprochait les indigènes de la forêt, la colonisation européenne et leurs habitudes les y poussaient irrésistiblement. Dans les régions forestières, l'indigène n'a bien souvent pas assez de terres pour vivre de ses cultures; il a, par contre, beaucoup de bétail, et, pour le nourrir, il est obligé de le mener en forêt; dans les conditions présentes de son existence, l'entrée de son bétail en forêt est, à certains endroits et à certaines époques, une question parfois de vie ou de mort. Mais c'est parfois aussi pour la forêt une question de vie ou de mort que le bétail n'y entre plus. »

Comment concilier les deux intérêts en présence, évidemment contradictoires? Nous ne devons fermer la forêt au pasteur indigène que dans la mesure où il lui est nuisible. Il faut se garder de toute idée préconçue et se rendre un compte exact des besoins à satisfaire, qui varient suivant les localités et les conditions économiques. Une étude approfondie de la région et de la forêt permet d'y parvenir dans une certaine mesure. Il faut déterminer le cheptel nécessaire à la fraction usagère, puis les ressources en parcours hors forêt que la collectivité considérée possède pour l'alimentation de son troupeau aux diverses époques de l'année. Dans bien des cas, comme l'a recommandé la Commission d'études forestières (2), la solution peut être trouvée dans une meilleure utilisation des parcours communaux ou particuliers, qui permettrait de tirer de ces terrains le maximum de rendement en herbe, de manière à ce que la forêt ne soit appelée qu'à fournir un appoint.

Ce n'est pas en Algérie seulement qu'il y a antagonisme entre le pâturage et la forêt. Beaucoup d'autres pays nous présenteraient un spectacle analogue, surtout dans le bassin de la Médi

(1) H. Lefebvre, dans Exposé de situation de l'Algérie 1903, p. 277. C'est un très judicieux résumé de la question, dont tous les termes sont à méditer. (2) Commiss. d'ét. forest., p. 132.

terranée. En France même, il ne manque pas de « terres qui meurent» sous les atteintes de la misère physiologique spéciale issue des abus de la jouissance collective(). Mais de tous les pays de l'Europe, celui qui a peut-être le plus souffert du déboisement est l'Espagne; on peut y trouver matière à quelques rapprochements intéressants avec l'Afrique du Nord. Des siècles de dévastation, d'incurie et d'abus y ont anéanti des richesses forestières autrefois importantes (2). La puissante corporation de la Mesta a promené dans tout le royaume ses innombrables troupeaux, plaie vivante qui ne laissait rien après elle. Partout les traces de la dévastation sont visibles; jadis le fuero municipal de Salamanque accordait le droit de cueillir des châtaignes sur tout le territoire de la commune : les châtaigniers ont depuis longtemps disparu. Les forêts épaisses de la Montagne Noire assuraient aux vegas de Saragosse des eaux courantes et de riches moissons: on les a détruites, et avec elles la richesse agricole de la région. La véritable cause de ces dégradations réside dans la transhumance et la surchage des pâturages.

Le berger pyrénéen n'a rien à envier, au point de vue de l'imprévoyance, aux nomades de l'Afrique du Nord: « Vêtu de bure (3), chaussé de gros sabots, coiffé du béret national, il surveille ses bêtes. Autour de lui, ses moutons, race antique, au front busqué que nul croisement n'a modifié, broutent l'herbe fine et courte... Libre, errant, il va sans contrainte, poussant devant lui, d'un sifflement aigu, son troupeau docile. Quand un pâturage est épuisé, il va plus loin, étend son parcours, envahit la forêt. C'est un nomade, en qui survit la passion des grands espaces et des longues courses... Comme tous les nomades, il vit au jour le jour, sans nul souci du lendemain. Vienne la pauvreté, il s'en ira à la ville. Plus loin encore, il émigrera << aux

(1) L.-A. FABRE, Le sol de la Gascogne (La Géographie, 15 juin 1905, p. 433). (2) Henri CAVAILLES, Le déboisement des Pyrénées françaises (Revue de Paris, 15 nov. 1903, p. 287-315; indications bibliographiques, p. 300); id., La question forestière en Espagne (Ann. de Géogr., 15 juillet 1905, p. 318 et suiv.); id., L'économie pastorale dans les Pyrénées (Rev. gén, des Sciences, 15 septembre 1905, p. 777 et suiv.). Cí. La Géographie, 15 octobre 1905, p. 254. V. aussi La Ganaderia en España, avance sobre la rigueza pecuaria en 1891, formado por la junta consultativa agronomica (Direccion general de agricultura, industria y commercio, Madrid, 1892, 4 vol. in-4); ANDRÈS AVELINO DE ARMENTERAS, Arboles y Montes, Madrid, in-16, 1903.

(3) H. CAVAILLÈS, Revue de Paris, art. cité, p. 298.

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