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Dans la province d'Alger, l'Atlas de Blida était, au moment de l'occupation, couvert de forêts qui n'existent plus (1). Il en est de même de nombreux massifs sur les autres chaînes montagneuses; les vieillards se rappellent encore des boisements aujourd'hui disparus. Il y a quarante ans, la forêt venait jusqu'au pied de la côte de Boghar; on chassait le lion au camp. Morand, à 300 mètres d'altitude au-dessous de la lisière actuelle des pauvres bois qui subsistent seulement sur les crêtes dominant le fort. Les petits restes de bois qui, derrière le ksar de Boghari, couvrent les hauteurs voisines du Kef-Dehira, disparaissent à vue d'œil. La forêt vraie a reculé probablement de 2 à 3 kilomètres depuis dix ans ; ce qu'il reste en deçà de cette limite est insignifiant. La forêt des Beni-Hassen est très attaquée; à chaque pas, près de l'Oued-el-Hakoum, on y voit des arbres abattus ou écorcés. Les sommets aujourd'hui rocailleux et brûlés du soleil, fendus par la gelée, du Gourine, des Kobarat, du Kef-el-Guettar, d'Aïn-Sba, du Kef-Afoul des Adaoura, portaient, il y a trente ans, de nombreux pistachiers térébinthes, des lentisques, des buissons épineux; seuls des troncs morts et quelques souches en conservent le souvenir (2). M. Madon, inspecteur des Eaux et Forêts, a évalué à 150,000 hectares la superficie des massifs qui ont disparu sur les hauts-plateaux entre le Sersou, Bou-Saâda et Laghouat. Les dayas des environs de cette ville sont complètement déboisées.

La forêt s'est maintenue sur une partie des massifs jurassiques de l'Oranie, mais elle a été détruite ou s'est appauvrie dans le reste de la province. Une zone forestière importante comme surface, mais à peuplement très peu consistant, couvre les montagnes du Djebel Amour et leur prolongement dans la direction de Figuig, et quelques restes de boisements se rencontrent sur les montagnes isolées dans les steppes, comme le Djebel Antar. Ces boisements, formés d'arbres anciens, ont une apparence de décrépitude, et l'on n'y trouve pas un jeune sujet (3).

(1) E. Ficheur, Le déboisement et ses conséquences dans l'Atlas de Blida (Bull. Soc. Géogr. Alger, 1904, p. 729 et suiv.).

(2) A. JOLY, L'érosion par l'eau et par le vent dans les steppes de la prorince d'Alger (Bull. Soc. Géogr. d'Alger, 1904, p. 513).

(3) MATHIEU et TRABUT, Les Hauts-Plateaux oranais, p. 14.

Il n'y a pas que la forêt qui recule : le manteau de plantes herbacées vivaces et de sous-arbrisseaux qui couvrait les steppes d'un bout à l'autre s'en va de toutes parts en lambeaux, et le pâturage avec lui ainsi que le combustible. Toute la plaine entre Châteaudun et le Chott-el-Beïda était autrefois couverte. d'armoises, et les Abd-en-Nour y envoyaient une partie de leurs troupeaux ; elle est aujourd'hui à peu près nue. Les plaines (1) de l'Oued-el-Guatfa, de Sebseb (environs de Sidi-Aïssa), couvertes il y a vingt-cinq ans, comme aussi le haut Oued-el-Leham, de superbes touffes d'arroche (Atriplex halimus, guettaf) et de bois de tamaris, sont aujourd'hui absolument dénudées. On peut en dire autant des environs de Boghari, de ceux de Bou-Guezoul; les salsolacées qu'on y voyait autrefois ont disparu. Le RihouenDahraoui, jadis couvert d'alfa, est à peu près chauve maintenant; les collines de Birine le sont tout à fait. Le Sersou, aujourd'hui nu comme la main, a été jadis un champ d'armoise blanche (chih) comme l'est encore le plateau voisin qui s'étend de Chellala jusqu'à l'Oued Belbela, au sud du Sersou; les hammadas de Sidi-Naâïm, de Kouloufounes (vis-à-vis le Sersou, de l'autre côté du Nahr-Ouassel), n'en conservent plus que quelques rares pieds. Et ce ne sont là qu'exemples entre mille. Dans la province d'Oran, la dégradation des peuplements d'alfa est très rapide et des mesures ont été jugées nécessaires pour assurer la conservation de cette Stipacée (2). Les conséquences de cette dénudation inconsidérée ne se sont pas fait attendre. Le sol des steppes, déjà couvert en maints endroits d'alluvions sableuses, où affleurent en d'autres points des grès tendres, peu cohérents, se couvre peu à peu d'une mince couche de sable meuble et sec. Les dunes se forment là où elles n'existaient pas, elles progressent là où elles existaient déjà. Les broussailles (3) ont, au point de vue de l'action sur les eaux et sur l'érosion, la même action que les véritables boisements; elles représentent une période dans le cycle d'évolution de la forêt; si, la forêt disparue, on fait disparaître aussi la broussaille, il ne reste bientôt plus trace de végétation ni de terre végétale. Il y a là tout un processus

(1) A. JOLY, Bull. Soc. Géogr. Alger, 1904, p. 512.

(2) MATHIEU et TRABUT, Les Hauts-Plateaux oranais, p. 36; MATHIEU, L'alfa dans le département d'Oran; L. TRABUT, Étude sur l'halfa.

(3) H. LEFEBVRE, dans Commiss. d'ét. forest., p. 13; ibid., p. 98.

continu: la forêt fait place à la brousse, la brousse à la végétation herbacée, la végétation herbacée au sol nu, qui finit par être lui-même arraché et qui devient la proie du vent et des agents atmosphériques. La disparition des forêts et des broussailles dans le Tell, celle de la végétation spontanée vivace dans les steppes sont donc deux dangers du même ordre.

Ce n'est pas notre dessein d'exposer ici le problème forestier algérien dans toute son ampleur. Les conséquences de la déforestation sont d'ailleurs assez évidentes par elles-mêmes pour qu'il soit superflu d'y insister: la détérioration du climat, du régime des eaux, le ravinement des pentes, la dégradation des reliefs, la ruine totale de la contrée en un mot sont le résultat inévitable de la disparition de la couverture végétale du sol(1). M. Jonnart s'est depuis longtemps préoccupé de cette question des forêts, et il s'est efforcé, sinon de la résoudre, car une pareille question n'est jamais résolue, du moins de trouver des remèdes et d'améliorer la situation. Une Commission d'études forestières a été nommée en 1904, et le Gouverneur général s'est inspiré de ses travaux pour prendre un certain nombre de mesures destinées à sauvegarder les forêts (2). Il y a tout lieu d'espérer que cette réglementation nouvelle donnera de bons résultats.

Nous n'entendons pas non plus étudier en détail les causes de destruction des forêts de l'Afrique du Nord. Ces causes sont nombreuses et complexes. Il semble bien que, au moins à la lisière des steppes, la sécheresse du climat se soit aggravée, et que la nature soit en partie responsable. Dans l'Aurès (3), Masqueray, contemplant les traces des nombreux villages romains qui couvraient autrefois les plaines de Sbikha et de Garet, aujourd'hui nues et desséchées, s'écrie que l'homme seul est incapable d'une telle ruine et accuse le vent d'avoir transformé en steppes les vergers et les champs des Romains dans le pays des Nememcha. De nos jours encore, nous voyons mourir sous nos yeux, de

(1) Commiss. d'ét. forest., p. 55-103 (rapp. de M. TROLARD); ibid., (rapp. de M. FICHEUR).

p. 119-125

(2) Bull. Off. du Gouvernement général, 2 septembre 1904, et Exposé de situation de l'Algérie en 1904, présenté par M. C. JONNART, in-8°, Alger, p. 337.

(3) VAISSIÈRE, Les Ouled-Rechaïch, in-8°, Alger, 1893, p. 10.

leur mort naturelle, les belles forêts qui couvrent les versants supérieurs du Djebel Chechar et de l'Ahmar-Khaddou. Dans les environs de Batna, la régénération des forêts de cèdre se fait très difficilement; les graines sont produites chaque année et germent pendant qu'elles sont protégées par les neiges; mais les jeunes plants sont en général grillés par les grandes chaleurs de l'été, et ne réchappent que dans les années exceptionnellement pluvieuses (1). La plupart des auteurs qui ont étudié la question pensent qu'une légère modification du climat doit être incriminée dans beaucoup de cas. Mais il y a action et réaction réciproques : la forêt disparaît parce que le climat empire et le climat empire parce que la forêt disparaît. Il est certain (2) que dans tous les pays méditerranéens la forêt offre une faible résistance; la formation du sol y est plus lente que dans nos pays, son enlèvement beaucoup plus rapide. Si la forêt a été une fois détruite et que le sol y reste sans protection, sur toutes les pentes inclinées la terre végétale est entraînée trop vite pour que la forêt puisse croître de nouveau. Il faut d'ailleurs voir là une raison de plus de lutter énergiquement, bien loin d'ajouter, comme on le fait, aux causes naturelles de destruction.

L'homme est en effet le grand coupable. Les indigènes manifestent pour les arbres une véritable haine : « Les passants les ébranchent, les bergers les mutilent, les bûcherons en font des des fagots (3). » Dans la forêt du Bellezma, les cèdres sont mutilés par les indigènes qui les écorcent, les étêtent et en coupent les branches principales, causant ainsi chaque année la mort d'au moins 10,000 arbres (4). Ils viennent prendre du bois de chauffage, des piquets de tente, des manches de charrue, exploiter le tannin, le goudron. Surtout le commerce du bois et du charbon de bois fait par les indigènes dans les agglomérations européennes a contribué à dévaster les forêts. Dans les postes de l'intérieur, surtout dans ceux où la température est basse, nous avons ruiné la végétation arborescente ou herbacée dans une zone qui va sans cesse en s'élargissant : le pays est apparemment trop misé

(1) LEMAIRE, Bull. Comice Agr. Batna, 1904, no 33, p. 23.

(2) PHILIPPSON, dans Peterm. Mitteil., 1895, p. 273; v. aussi WOEIKOFF, De l'Influence de l'homme sur la terre (Ann. de Géogr., 1901, p. 97 et 193). (3) FROMENTIN.

(4) LEMAIRE, art, cité.

rable pour suffire à nos besoins (1). Certaines industries comme la minoterie emploient des machines à vapeur chauffées au bois et en font une consommation considérable. Certaines mines traitent le minerai avec du bois. Il est inconcevable que pareilles choses soient tolérées dans un pays si pauvre en arbres et qui a si grand besoin de conserver le peu qui lui en reste (2). Tout le monde sait quels désastres périodiques et sans cesse aggravés l'incendie occasionne, surtout dans les forêts de liège du littoral de la province de Constantine. Encore quelques années d'un pareil régime et les richesses forestières du littoral n'existeront plus qu'à l'état de souvenir(3). Ailleurs, c'est l'exploitation abusive de l'alfa qui à livré le sol à la désagrégation. Enfin, parmi les causes principales de destruction de la végétation spontanée, il faut compter le défrichement en vue de la mise en culture. L'agriculteur collabore dans une très large mesure avec le pasteur à la disparition de la forêt. L'économie destructive, la Raubwirtschaft) avec toutes ses suites, atteint sa plus grande intensité chez les peuples civilisés. « Chose étrange, dit M. de Tribolet, partout où pénètre la civilisation, la dévastation commence et s'achève plus ou moins vite. » Aussi notre temps a-t-il mérité le nom d'age of extermination.

Si le pâturage n'est pas la seule cause de dévastation des forêts algériennes, il ne paraît pas possible de contester qu'il soit une des principales (5), bien qu'on l'ait quelquefois essayé. « C'est à certaines influences climatériques et économiques, dit M. Couput (6), qu'il faut surtout faire remonter la destruction de nos forêts, et si je comprends que l'on en interdise l'entrée à la la chèvre, qui grimpe aux arbres, au chameau, qui peut atteindre à 3 mètres de haut et qui mange ou brise tout, écorces, bourgeons, branches, il ne saurait en être de même pour le mouton qui broute seulement l'herbe ou les tiges ras de terre. Que les forêts soient sérieusement aménagées, que les troupeaux de

(1) H. LEFEBVRE, p. 396.

(2) A. JOLY, Bull. d'Alger, 1904, p. 514.

(3) H. Lefebvre, p. 396.

(4) E. FRIEDRICH, Wesen und geographische Verbreitung der Raubwirtschaft (Peterm. Mitt., 1904, p. 68 et 92). Cf. La Géographie, 1904, t. x, p. 247.

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