Images de page
PDF
ePub

De cette question des droits d'usage des Sahariens sur leurs propres territoires, il importe d'en distinguer une autre celle des droits des Sahariens dans le Tell. Les exodes des troupeaux s'accomplissent en effet à des titres divers, dans des conditions différentes aussi bien au point de vue juridique qu'au point de vue économique. On peut distinguer, semble-t-il, les migrations proprement dites, les transhumances par contrats d'achaba librement débattus, enfin les droits d'usage qui permettent aux Sahariens d'estiver dans le Tell sans le consentement de ceux chez qui ils s'installent.

Les migrations consistent, pour les nomades, à aller d'un point dont ils sont sinon propriétaires, du moins possesseurs, à un autre point dont ils sont également possesseurs.

Les achabas(1) sont le mode de transhumance des troupeaux que leur propriétaire conduit pâturer au dehors sans cesser de faire partie du douar. D'après M. Luciani(2), l'achaba n'est pas une location de terrains de parcours au profit d'étrangers, c'est seulement le droit pour des étrangers, moyennant une redevance, de venir faire pacager sur les communaux d'une collectivité. Cependant l'achaba ressemble beaucoup à une location. Quant à l'azila (3), qui est distincte de l'achaba, elle consiste à confier des troupeaux à un tiers pour un an au moins c'est un véritable contrat de gardiennage et d'association agricole.

Enfin certaines tribus sahariennes ont des droits de transhumance gratuite sur des parcours communaux de tribus telliennes. Ces droits d'usage diffèrent de l'achaba en ce qu'il n'y a point de redevance à payer. Les Arab-Cheraga et Gharaba, les Saïd-Otba, les Larbâ, jouissent de droits d'usage de ce genre. Selon M. Rinn (4), ces droits ne répondraient pas à une nécessité absolue; les pâturages sahariens que quittent les nomades de cette catégorie pour venir dans le Tell ne seraient nullement épuisés. Il faudrait voir dans ces droits d'usage de véritables

(1) Dee ramasser des herbes, collectif : herbages, appelé aussi azib, émigrer pour suivre les pâturages.

(2) Gouvernement général de l'Algérie, Commission d'études forestières, in-4°, Alger, 1904, p. 30.

(3) De J garder les troupeaux pour le compte de quelqu'un.

(4) L. RINN, Les droits d'usage des Sahariens dans le Tell (Bull. de la Soc. de Géogr. d'Alger, 1902, p. 263).

fiefs résultant de l'invasion arabe du XIe siècle. Nous avons aboli les droits de touiza (corvée de labour) et de ghefara (taxe arbitraire), mais nous avons en partie maintenu les droits de transhumance.

La théorie est intéressante, malheureusement les deux affirmations sur lesquelles elle s'appuie, affirmation économique et affirmation historique, ne sont justifiées par aucun argument, et nous ne voyons pas bien quels sont ceux qu'on pourrait invoquer en leur faveur. Il n'est pas impossible que dans certains cas les choses se soient passées comme le prétend M. Rinn, quoique l'invasion arabe n'ait sans doute pas grand'chose à y voir. Les Turcs livraient parfois aux nomades du Sud les tribus du Tell dont ils avaient à se plaindre. Citons quelques exemples. D'après M. Féraud), les Abd-en-Nour allaient autrefois hiverner périodiquement du côté du Hodna, à l'endroit nommé Djezar; en traversant le territoire des Ouled-Saïd-ben-Selama, ils furent attaqués à El-Beïda par tous les montagnards réunis, sous le prétexte qu'ils dévastaient leurs cultures. Ils repoussèrent les montagnards et pour les punir firent manger toutes leurs récoltes par les troupeaux de la tribu. Plus tard, les Abd-en-Nour furent asservis par El-Hadj Ahmed Bey (1830), qui les ruina en les faisant envahir par les Sahariens, que conduisait le cheikh el-Arab Ben Gana. Les droits d'usage des Ouled-Zian dans la tribu de l'Oued-Abdi datent aussi du temps des Turcs. Trop à l'étroit dans leurs oasis de Djemora, Branès et Beni-Souik, ils envahirent les terres de leurs voissins, il y a deux siècles environ. A la suite de leurs invasions répétées, les Ouled-Abdi, las d'une existence de luttes et de pillage, finirent par partager avec eux(2). Il ne paraît pas possible de rechercher dans le passé le degré de légitimité des droits d'usage. Il est plus intéressant de connaître quelle utilité économique ils présentent pour ceux qui les exercent, quels inconvénients ils ont pour ceux qui en sont l'objet; mais ce n'est que par des enquêtes approfondies et non par un coup d'œil rapide sur des pâturages vus dans une saison ou dans une année favorables qu'on peut espérer y parvenir.

(1) Ch. FÉRAUD, Les Abd-en-Nour (Rec. de Constantine, 1864, p. 171). (2) Rapp. commune mixte de l'Aurès.

Quoi qu'il en soit, au point de vue juridique, ces droits ne paraissent pas différer sensiblement de ceux que les Sahariens exercent sur leurs propres parcours. Dans les rapports à l'appui des décrets constituant la propriété des tribus qui subissent cette servitude, mention en est faite d'une manière plus ou moins explicite. Par exemple, le décret du 20 mai 1868, relatif aux Abd-en-Nour, dit, dans le rapport inséré au Bulletin officiel), que 11 parcelles d'une étendue de 6,566 hectares sont spécialement désignées pour recevoir les nomades du Sud. La tribu des Eulma (2) a cédé aux nomades 5 cantons ayant une étendue de 4,229 hectares; celle du Télaghma (3), 13 groupes comprenant 4,890 hectares; la tribu des Zmoul, 9 groupes de parcours d'une surface de 4,296 hectares. Des cantons spéciaux ont été assignés aux nomades qui estivent dans la tribu des Segnia; dans l'immense tribu des Haracta, il a été réservé (5) 37,377 hectares pour le campement des nomades sahariens. Dans l'Aurès, on a réservé les droits d'usage des Ouled-Zian sur 2,000 hectares dépendant de l'ancienne tribu des Ouled-Daoud. De très importantes réserves sont mentionnées au profit des Ouled-Zian, des Ouled-Daoud et des Ouled-Abdi sur certaines forêts domaniales et sur les terres de parcours de l'ancienne tribu des Achèche.

Dans le sud de la province d'Alger, les droits d'usage des Larbâ, qui viennent y estiver, ont été réservés en général d'une manière beaucoup moins formelle que dans la province de Constantine:

Chez les Beni-Maïda (6), le Sénatus-Consulte reconnaît au profit des tribus du cercle de Laghouat et particulièrement des Maamra et des Ouled-Sidi-Sliman des droits d'estivage sur l'ensemble du territoire, exception faite des immeubles détenus en vertu de titres français, mais sous la réserve expresse que des droits d'hivernage seront euxmêmes reconnus sur les territoires des tribus précitées au profit des Beni-Maïda, tant par les djemaâs intéressées que par les autorités locales. Les Douï-Hassni n'ont aucun droit d'usage proprement dit à exercer tant sur leur territoire qu'en dehors de celui-ci, de même

(1) Bull. Off., 1868, p. 91.
(2) Bull. Off., 1869, p. 115.
(3) Bull. Off., 1869, p. 20.
(4) Bull. Off., 1868, p. 1093.

(5) Bull. Off., 1870, p. 247.

(6) Tout ce qui suit est extrait des Procès-verbaux du Sénatus-Consulte.

qu'ils n'en ont aucun à supporter. Chez les Abadlia, les droits d'usage des Larba peuvent être reconnus à charge expresse de réciprocité et sous la condition sine qua non de la permission préalable des autorités locales. Chez les Ouled-Ammar, le territoire de la tribu est grevé d'un droit d'estivage au profit de la tribu des Larbâ et notamment des fractions Sofran et Ouled-Salah. Il résulte des renseignements très circonstanciés fournis par le commissaire délimitateur dans son rapport d'ensemble que les habitants du douar Ammari, tout en reconnaissant ce droit, sont lésés par son exercice immodéré et non réglementé. Le commissaire délimitateur a proposé d'apporter un remède à cette situation en maintenant les nomades sur la rive droite du Nahr-Ouassel, où ils pourraient trouver de quoi se suffire jusqu'à l'époque de l'enlèvement des récoltes par les Ouled-Ammar. Pour sauvegarder les intérêts des habitants du douar, il a été décidé que l'entrée de leur territoire aux Larbâ et à leurs troupeaux serait préalablement et d'une manière formelle soumise à la permission et à la réglementation de l'autorité locale. Chez les Ouled-BessemCheraga, une partie du territoire est grevée de droits d'estivage au profit des indigènes des fractions Zekaska et Ouled|-|Ziane de la confédération des Larbå; ils font pacager leurs troupeaux principalement dans la région sud du douar et sur une superficie d'environ 6,000 hectares comprise entre la tribu des Beni-Maïda, le douar Ighoud, le cours supérieur de l'oued Lebied, la fraction des OuledBouzid et la tribu des Ouled-Bessem-Gharaba. Il est à remarquer : 1° que les indigènes bénéficiaires usent de moins en moins de ce droit, dont l'exercice a d'ailleurs toujours été soumis à l'autorisation préalable de l'administration locale; 2o que de nombreuses acquisitions de terres ont été faites par des Européens (1,500 hectares environ) dans la partie où s'exerçait la coutume de l'achaba (en français pâturage). Dans ces conditions, il convient de laisser aux gens des Larbà le soin de réclamer la constatation et le maintien de ce droit, au lieu de l'inscrire d'office.

Ces quelques extraits des procès-verbaux du Sénatus-Consulte suffisent à montrer qu'il est assez difficile de se prononcer sur le véritable caractère de ces droits d'usage, au moins dans certaines régions, et qu'il règne à cet égard quelque confusion. Bossuet a dit que les droits des peuples et des rois ne s'accordent jamais mieux que dans le silence; on a pensé sans doute qu'il en était de même des droits de l'État et des indigènes. Peut-être a-t-on eu tort, et vaudrait-il mieux régler une fois pour toutes cette situation juridique si mal définie.

A côté de la question juridique, il y a d'ailleurs une question d'équité et une question économique; à côté de la situation de droit, la situation de fait. C'est cette situation de fait des indigènes vis-à-vis de la forêt et de la culture qu'il reste à examiner.

II

Il semble que la destruction des forêts aurait dû s'arrêter depuis 1830, et que même la végétation arborescente devrait regagner une partie du terrain qu'elle a perdu. On sait que malheureusement il n'en est rien, et que les progrès du déboisement sont devenus, depuis notre établissement dans l'Afrique du Nord, plus rapides et plus effrayants qu'ils ne l'ont jamais été, même dans les régions les plus favorables à la croissance des arbres, comme la région littorale du liège dans le département de Constantine.

M. Tassy, dans son enquête de 1872, estimait que le domaine forestier algérien avait été détruit dans ses trois cinquièmes environ; dans le cantonnement de Constantine, 10,000 hectares sur 200,000 ont disparu depuis 1871; autour de Batna, 75,000 sur 200,000; autour de Sétif, 50,000). Le déboisement des environs de Sétif, des chaînons du plateau de Constantine, de la vallée de l'Oued-Cherf, commencé à l'époque turque, est aujourd'hui presque complet. Le Djebel Grouz, qui, d'après la tradition, fournissait de bois de charrue les indigènes du voisinage, a été entièrement dénudé; il en est de même du Djebel Sidi-Messaoud et du Tenoutit (2). La forêt du Tafrent, à l'est du Chott-elBeïda, a brûlé vers 1860; elle ne s'est pas reconstituée; il n'y a plus là aujourd'hui qu'un peu de brousse (3). Il en est de même du Nifenser et de ses alentours. Le pied du Bellezma et du Bou-Arif se trouvent dans un état à peu près semblable. Les forêts de la région de Batna et de l'Aurès sont pour la plupart en voie de disparition, surtout les massifs de cèdres(); cependant les derniers contreforts du sud, aujourd'hui complètement arides, conservent quelques traces de végétation qui semblent indiquer qu'à une époque peu éloignée les forêts descendaient jusqu'au désert.

(1) Commission d'études forestières, p. 61.

(2) FÉRAUD, Les Abd-en-Nour (Rec. de Constantine, 1864, p. 134 et suiv.). (3) A. JOLY, notes ms.

(4) Lemaire, Notice sur les forêts de la région de Batna (Bull. Comice agric. Batna, 1904, n° 33, p. 20).

« PrécédentContinuer »