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CHAPITRE II

LES RAPPORTS DU NOMADISME AVEC LA FORÊT

ET AVEC L'AGRICULTURE.

I. Nature des droits de propriété et d'usage chez les nomades. II. Les nomades et la forêt. III. Les nomades et l'agriculture.

Il est à peu près inévitable que des conflits se produisent entre l'industrie pastorale et la forêt, comme entre l'industrie pastorale et l'agriculture; dans tous les pays à transhumance ou à grand élevage, on les rencontre à un degré plus ou moins aigu. Nous avons vu cette lutte se poursuivre obscurément à travers l'histoire de l'Afrique du Nord. Elle se continue sous nos yeux, mais dans des conditions toutes différentes depuis la conquête française. Elle n'est d'ailleurs pas circonscrite aux seuls grands nomades du Sud, car ils ne sont pas les seuls pasteurs de l'Afrique du Nord; la plus grande partie du troupeau est, comme on le verra, aux mains des sédentaires, qui, autant qu'eux et souvent davantage, sont gênés dans leur industrie par les boisements et les cultures.

Ces conflits se résolvent finalement en des questions de propriété. Il importe donc avant tout de déterminer autant que possible le caractère et la nature des droits de propriété et des droits d'usage chez les nomades.

I

On trouve, dans les steppes et dans le Sahara, toutes les transitions entre la pleine propriété individuelle, aussi nettement établie dans les oasis qu'en pays kabyle, et les terres qui

n'appartiennent à personne. Même au cœur du Sahara, un Touareg, interdisant le passage à Foureau, se déclarait propriétaire d'un terrain de culture situé dans le lit d'un oued. Tout dépend du degré de fertilité et du degré d'appropriation : c'est ainsi que, sur le versant sud de l'Aurès, les terrains irrigués sont seuls susceptibles de véritable propriété privée(1). Au Maroc, dans certaines régions, on trouve des titres de propriété parfaitement en règle, dans d'autres non. Dans la vallée du Sebou (2), notamment dans les fractions du Rarb et des Beni-Ahsen, le droit de propriété est établi par l'usage, et l'usage plus ou moins prolongé donne lieu à un droit réel constaté par une moulkya (acte de notoriété certifié par douze témoins).

Le droit musulman en somme ne connaît pas la propriété à la manière du droit romain. La terre est à celui qui la vivifie et la cultive. Le titre, qui chez nous est la grande affaire, est beaucoup moins important que la possession et l'état de fait. C'est sans doute ainsi qu'il faut entendre le passage suivant du Sénatus-Consulte des Ouled-Allane (3); « Plus nous vivons parmi les indigènes, et plus nous sommes convaincus qu'ils n'ont jamais rien compris à nos termes de melk et d'arch. Le melk pour eux c'est la terre vivifiée, et l'arch la terre en friche. Les termes conventionnels que nous leur avons fait adopter et les différences que nous avons établies entre le melk et la terre collective de culture leur paraissent beaucoup trop subtiles. » Nous n'entendons pas discuter ici la question de la terre arch, qui est un des problèmes les plus délicats de l'histoire de la propriété foncière en Algérie. Il convient de retenir seulement que le signe distinctif des terres arch est leur inaliénabilité. En réalité, comme l'a fait remarquer M. Georges Blondel), lorsque la terre est surabondante, de peu de valeur et la population clairsemée, la question de l'aliénabilité des terres ne se pose pas, car le vendeur ne trouverait pas d'acheteur. Le droit des individus sur

(1) Colonel DE LARTIGUE, Monographie de l'Aurès, in-8°, Constantine, 1904, p. 430.

(2) Archives marocaines, publication de la Mission scientifique du Maroc, Paris, 1904, t. II, p. 145.

(3) Cité par M. POUYANNE, La Propriété foncière, in-8°, Alger, 1900, p. 1057 et suiv.

(4) G. BLONDEL, Note sur les origines de la propriété, p. 10.

la terre se réduit alors à un simple droit d'occupation temporaire des superficies que chacun cultive; la culture cessant, tout droit cesse aussi.

Beaucoup de terres, soit par suite de l'insécurité, soit par suite de l'infertilité, n'étaient d'ailleurs pas susceptibles d'appropriation privée. Entre les tribus s'étendaient des « pays de poudre » que personne n'osait mettre en valeur. « Le vieux caïd des Beni-Merzoug, interrogé sur le point de savoir comment il se faisait qu'un vaste terrain situé entre sa tribu et celle des Beni-Menna restait toujours sans culture, répondit que de temps immémorial ce champ funèbre n'avait jamais été ensemencé que de leurs cadavres (1). » Au Maroc, il existe souvent entre les territoires des tribus une zone qu'on appelle bled zerouata (pays de matraque(2)), équivalent de bled el-baroud, et qui appartient à la tribu momentanément victorieuse.

Il est clair que les terrains de parcours ne peuvent faire l'objet que d'une appropriation assez vague, qu'on appelle généralement un droit collectif de jouissance. Qu'on se représente ces terrains incultes, indéfinis, sans bornes possibles, à peu près sans valeur, et l'on concevra facilement que la propriété ne puisse y prendre le même caractère qu'en Kabylie ou dans les oasis.

Le Sénatus-Consulte de 1863 n'a pas été appliqué en territoire militaire ou ne l'a été qu'exceptionnellement. Il avait pour objet, comme on sait, « de rendre les tribus propriétaires des territoires dont elles avaient la jouissance permanente et traditionnelle à quelque titre que ce soit », de délimiter le territoire des tribus et des douars, pour aboutir finalement à la constitution de la propriété individuelle. La loi de 1873 sur la propriété n'est pas applicable non plus en dehors du Tell; l'article 31 le dit expressément. On estime généralement (3) qu'on a bien fait de ne pas constituer la propriété individuelle chez les indigènes des territoires militaires, car le sol, propre seulement au pâturage, ne comporte qu'une jouissance collective, et s'il était partagé entre les indigènes il s'élèverait entre eux des contestations perpétuelles ; ils abuseraient de la faculté d'hypothéquer leurs terres

(1) RICHARD, Du Gouvernement arabe, in-8°, Alger, 1848, p. 66. (2) Archives marocaines, II, p. 145.

(3) MATHIEU et TRABUT, Les Hauts-Plateaux oranais, in-8°, Alger, 1891, p. 29-30.

et seraient dépossédés par les usuriers. Cependant, il importe de noter que la constitution de la propriété individuelle à la lisière du Tell a soustrait beaucoup de terres au parcours des troupeaux; que la procédure d'enquête partielle prévue par la loi de 1897 fait constamment passer des superficies considérables aux mains d'acquéreurs européens ; qu'enfin, en certaines régions, les indigènes tendent spontanément, comme on le verra, à passer au régime de la propriété individuelle.

Quelle est la nature des droits des indigènes sur leurs terrains de parcours? Dans le Tell, il n'y a pas de difficulté ; le SénatusConsulte ayant été appliqué, le douar a été reconnu propriétaire des terrains dits collectifs de parcours ou terrains de parcours (1), dont les caractères juridiques sont ceux des communaux de France. La djemaâ peut les aliéner, bien qu'en fait ils aient été rendus à peu près inaliénables. Mais dans les steppes et le Sahara, la question est beaucoup plus délicate.

«En dehors (2) des surfaces occupées par les ksour, les oasis et de rares cultures, dit une circulaire du Gouverneur général du 31 janvier 1893, on ne rencontre dans cette immense partie du territoire algérien que des espaces parcourus d'une façon intermittente par des groupes de nomades en quête de pâturages, qui ne font qu'un séjour sur un point, pour transporter plus loin leurs campements provisoires dès que les herbages ne suffisent plus à la nourriture de leurs troupeaux. Ces séjours ont un caractère intermittent; ils se produisent à des époques souvent éloignées les unes des autres. » Dans ces conditions, conclut la circulaire, il y a seulement usage et non jouissance de ces terres. La propriété ne saurait en être attribuée aux indigènes qui les parcourent, elles reviennent naturellement à l'État, en qualité de biens vacants et sans maîtres. Les droits d'usage, de pâturage et de parcours des nomades sont conservés, mais à titre de simple tolérance de la part de l'État. En somme, la propriété du sol est à l'État, qui peut en disposer à son gré; il règle souverainement le mode de jouissance des tribus usagères ; les indigènes n'ont plus aucun droit véritable; l'étendue de leur jouissance dépend du bon vouloir de l'administration.

(1) POUYANNE, p. 748.

(2) POUYANNE, p. 752.

Un jugement du tribunal de Batna du 25 août 1896 expose un autre système. Il s'agissait des terres de parcours des OuledRechaïch, dont la djemaà demandait le classement comme bien communal de la tribu. Le tribunal accorda ce classement et rejeta la théorie de la direction des Domaines de Constantine, qui prétendait que ces terres appartenaient à l'État comme biens vacants et sans maîtres. Par « jouissance permanente et traditionnelle », dit le jugement, le Sénatus-Consulte entend la jouissance exercée suivant la destination naturelle des terrains qui en sont l'objet et les habitudes des détenteurs. De ce que les indigènes s'éloignent de leurs terrains de parcours pendant l'été, on ne saurait induire qu'ils les abandonnent. L'État n'a absolument aucun droit sur ces terres.

Une lettre du Gouverneur général de l'Algérie) exposait qu'il était disposé à revenir au moins en partie sur les dispositions de la décision du 31 janvier 1893; mais qu'il était obligé d'attendre pour cela l'issue de divers procès engagés avec des tribus du département de Constantine ou des arrangements amiables qui y mettraient fin.

Nous adopterons sur ce point la conclusion de M. Pouyanne, auquel les expressions employées par le Sénatus-Consulte paraissent décisives. L'article 1er déclarant les tribus propriétaires des terrains dont elles ont la jouissance permanente et traditionnelle à quelque titre que ce soit, les tribus sahariennes exercent sur leurs terrains de parcours le seul mode de jouissance compatible avec la nature de ces terrains. Tout au plus pourrait-on admettre que l'État est propriétaire du sol, mais en reconnaissant que les tribus y exercent une véritable servitude; on ne peut attribuer à ces droits d'usage le caractère d'une tolérance de la part de l'administration. Il est certain que, d'après les règles du Code civil, ce droit, constituant une servitude discontinue, ne saurait s'acquérir par prescription; mais ce n'est pas notre droit qu'il convient d'appliquer ici : ce sont les coutumes indigènes.

En Tunisie, la question des droits de l'État sur les terrains de parcours se pose comme en Algérie, avec cette différence pourtant que les grandes steppes possédées par la tribu n'y occupent qu'un espace assez restreint (2).

(1) Code de l'Algérie, supplément de 1898, p. 84.

(2) La Tunisie, Agriculture, industrie, commerce, 2a édit., Paris, 1900, 11, p. 36

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