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famille. II. La tribu; sa définition, son instabilité.

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Colonies de Sahariens dans le Tell. - III. Constitution de la tribu; les chefs; politique suivie par la France à leur égard. Évolution de la

tribu.

I

Le principe sur lequel repose la famille indigène (1) est celui de la subordination complète de tous ses membres au chef de la tente. L'autorité du père de famille, comme celle du paterfamilias antique, s'exerce non seulement sur ses femmes et ses enfants, mais sur tous les membres de cette parenté très étendue qui constitue la famille au sens patriarcal, c'est-à-dire l'ensemble des mâles parents par les mâles (2). La puissance paternelle chez les peuples patriarcaux est un principe d'ordre et d'autorité; ce n'est pas un principe d'amour, d'affection, de solidarité (3). Elle découle de la nécessité et se maintient par la force. Le père n'a pas cessé de se considérer comme un juge domestique investi du droit de prononcer des peines, possédant même, comme à l'époque préislamique, vis-à-vis de ses enfants, le droit de vie et de mort. Dans cette vie de luttes incessantes qu'est la vie

(1) VILLOT, Mœurs et coutumes des indigènes de l'Algérie, in-8°, Alger, 1888 (3′ éd.), excellent malgré sa phraséologie surannée.-M. MORAND, La famille musulmane, in-8°, Alger, 1903.

(2) MORAND, p. 74. C'est le ikhs des Berbères marocains (v. DOUTTÉ, Les Haha, Bull. Afr. fr., 1905, Suppl., p. 1 et 9).

(3) VILLOT, p. 244.

(4) MORAND, p. 59 et 74 (d'après W. MARÇAIS). Cf. O. HOUDAS, L'Islamisme, in-18, Paris, 1904, p. 191 et suiv.

nomade, lutte contre la nature, lutte contre les hommes, une discipline rigoureuse et toute militaire s'imposait.

La condition de la femme est tout à fait subordonnée. Les musulmans (1) sont restés foncièrement attachés à la vieille idée de l'inégalité des sexes; ils s'efforcent d'enlever aux femmes le bénéfice de la vocation héréditaire que leur a reconnu le Coran, et continuent à voir dans le mariage l'achat de la femme par le mari. La situation intellectuelle et morale de la femme est en général inférieure à sa situation légale; les mœurs sont en retard sur les lois.

Le mariage musulman repose sur la polygamie et sur le divorce (2). Or, le régime de la polygamie est évidemment exclusif de toute idée d'association entre les conjoints. On a beaucoup disserté sur la polygamie. « Les Arabes, dit Berbrugger, prennent plusieurs femmes non par sensualité, mais par nécessité. » La sensualité y est bien pour quelque chose, mais la remarque demeure exacte en somme. Il est évident qu'une des causes de la polygamie est la nécessité de se procurer des servantes. Les musulmans n'ont pas du louage de services la conception que nous nous en faisons. Le travailleur libre n'est pas pour eux un salarié, mais un associé. Quant aux services que nous avons coutume de réclamer du serviteur à gages, du domestique, ils ne conçoivent guère qu'on puisse les demander à d'autres qu'à des femmes ou à des esclaves. Au Maroc, un chef indigène expliquait au marquis de Segonzac « qu'une seule femme ne saurait suffire au triple rôle d'épouse, de mère et de servante, sous le toit du sédentaire, et moins encore sous la tente du nomade ». Et Westermarck constate que, dans l'Orient musulman, c'est souvent la femme elle-même qui, dans le but d'alléger le fardeau de son labeur, incite le mari à prendre une autre épouse.

Villot a tracé de la vie de la femme indigène chez les nomades un tableau exact et coloré : « Il y a des femmes, dit-il (3), qui ne laissent jamais la tente dépérir; elles sont travailleuses, économes, point coquettes, fidèles; mais c'est le petit, le très petit nombre. Toutes sont bonnes mères. C'est une gloire pour

(1) MORAND, p. 75. Cf. WAHL, p. 207.

(2) VILLOT, p. 80; MORAND, p. 76. (3) P. 6-7.

elles de porter le plus lourd fardeau, d'être prestes à abattre et bâtir la tente, à seller le cheval du maître, à faire le chargement des mulets lors des migrations. Un enfant à la main, un autre sur le dos, la femme arabe va, vient, travaille, et le soir elle répète en s'endormant ce dicton populaire : « Mule le jour, reine bien-aimée la nuit ». Les femmes indigènes, contrairement à ce qu'on s'imagine, ont souvent une grande influence sur leurs maris.

Les vices de la famille indigène (1) ont été bien souvent signalés; peut-être faut-il les attribuer pour une part à la promiscuité de la tente (2). Les principaux de ces vices sont le mariage des impubères, les vices contre nature, l'adultère.

Certaines tribus sont très sévères en ce qui concerne la vertu des femmes, d'autres (Ouled-Nayl, tribus du Djebel-Amour, de l'Aurès) ne le sont pas du tout. Il existe probablement dans ce dernier cas une survivance des coutumes anciennes antérieures à l'islam et à l'organisation actuelle de la famille.

Le nomade, contrairement à l'opinion généralement répandue, n'est pas très religieux. Par sa vie errante, il échappe en grande partie à l'action du marabout et des confréries. Il n'a pas plus de temple qu'il n'a de maison. Le Koran ne prescrivant pas comme un devoir absolu l'adoration de Dieu dans un temple, la mosquée n'est pas devenue chez les musulmans, autant que l'église chez les chrétiens, la condition première de la sociabilité; très multipliées dans les villes, les mosquées sont rares dans les campagnes algériennes (3). Toutes choses égales d'ailleurs, le sédentaire est plus religieux que le nomade, et l'habitant des villes plus religieux que le fellah des campagnes. Nulle part le fanatisme n'atteint le même degré qu'à Fès par exemple. Le nomade algérien, comme tous les habitants de l'Afrique du Nord, a la profession de foi musulmane, le culte des saints et les confréries, mais il est si peu préoccupé de spéculations religieuses qu'on pourrait presque dire qu'il est sceptique et athée. On peut en dire autant de la plupart des nomades: les Bédouins de l'Arabie, doués d'une vue très nette de la réalité, n'ont à aucun degré le

(1) BATTANDIER et TRABUT, L'Algérie, p. 212.

(2) VILLOT, p. 132.

(3) J. DUVAL, Bull. Soc. Géogr. Paris, 1865, p. 111.

sens de l'abstraction; ils sont passablement indifférents en matière religieuse (1),

*

La famille est évidemment l'arche sainte, le dernier rempart d'une société, et si la famille musulmane était en tout semblable à la nôtre, on peut dire qu'il n'y aurait plus guère de différences entre eux et nous. Nous n'en sommes pas là, tant s'en faut. Il y a cependant quelques indices d'évolution.

Au point de vue juridique, les musulmans d'Algérie ont conservé, au moins en principe, leur statut personnel. Cependant, même dans les matières du droit privé, la législation française intervient.

A plus forte raison intervient-elle quand il s'agit de crimes, même lorsqu'ils se passent à l'intérieur des familles. Les indigènes s'en montrent surpris, et s'étonnent qu'on leur conteste le droit de punir et même de tuer les membres de leur famille, femmes ou enfants, lorsque leur honneur est en jeu. Aussi beaucoup de ces crimes, par une sorte de conspiration du silence, restent-ils certainement inconnus et impunis.

Au point de vue des mœurs et des idées, il ne semble pas que notre contact ait eu beaucoup d'action, surtout chez les nomades, qui le subissent beaucoup moins que les sédentaires. Il n'est pas bien sûr que les indigènes condamnent dans leur for intérieur, autrement que du bout des lèvres et pour nous être agréables, le mariage des impubères, qui est une des monstruosités de leur état social. En somme, leur façon de concevoir la vie de la famille et d'envisager les rapports respectifs de ses divers membres ne s'est pas transformée (2),

L'enseignement que nous donnons dans nos écoles a eu jusqu'ici fort peu d'action, bien qu'il existe des écoles de la tente pour les nomades; peut-être n'ont-elles pas été suffisamment adaptées et appropriées au but à atteindre. Les écoles de bergers, conseillées par MM. Mathieu et Trabut (3), les écoles de tapis

(1) CHANTEPIE DE LA SAUSSAYE, Manuel d'histoire des religions, p. 254. Cf. RATZEL, Politische Geographic, p. 75.

(2) MORAND, p. 58.

(3) P. 57.

visent des résultats plus pratiques, plus immédiats. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que « s'il faut vingt ans pour faire l'éducation d'un homme, il faut vingt siècles pour faire l'éducation d'une race (1),»

La principale cause de modifications de l'organisation familiale doit être cherchée dans le changement des conditions économiques. «La manière de produire et de vivre, dit M. Van Kol, est le grand facteur de l'évolution humaine. » Les travaux domestiques exigeant un personnel de femmes moins nombreux qu'autrefois, il en est résulté une diminution de la polygamie, qui tend aujourd'hui à devenir assez exceptionnelle (2). Les industries de la tente, autrefois signe d'asservissement de la femme, deviendront le symbole de son affranchissement lorsqu'elles la mettront en état de recueillir de véritables salaires. L'individu est libre de se séparer de la famille quand bon lui semble; mais, dans la pratique, cette émancipation était restée lettre morte (3), car dans une société constituée comme celle des nomades, elle équivalait au droit de mourir de faim. Il n'en est plus tout à fait ainsi : un certain nombre d'indigènes détachés du groupe familial se livrent à la location de main-d'œuvre ou d'animaux, à l'exploitation de l'alfa, sont conducteurs de diligences, domestiques d'Européens, soldats, etc. Ainsi s'établissent des relations entre individus de familles différentes, qui ne provoquent plus l'intervention ou l'assistance de celles-ci. Et de ces relations naissent des intérêts économiques collectifs, qui ne sont plus des intérêts familiaux et dont l'importance grandit à mesure que celle des autres diminue). Alors que l'unité de l'ancienne société était la famille, celle de la société moderne est l'individu). L'individu tend à se dégager de la famille, comme la famille tend à se dégager de la tribu.

(1) CUREAU, Revue générale des Sciences, 30 juillet 1904, p. 685. Tout l'article est à lire pour ceux qui s'intéressent à ces questions d'éducation des primitifs ou des barbares.

(2) MERCIER, p. 126.

(3) VILLOT, p. 255.

(4) MORAND, p. 72.

(5) MORAND, p. 7.

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