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l'eau consciencieusement à des cultures. Il y eut un moment d'enthousiasme, et les indigènes demandèrent le forage d'un puits artésien au bord d'une sebkha susceptible d'ête complantée de palmiers. Le puits fut foré et donna un débit peu important il est vrai, mais qui ne fut jamais utilisé. Les indigènes des Flaït n'ont jamais eu besoin d'une seconde noria, et ils n'utilisent pas la dixième partie de l'eau que peut leur fournir celle qu'on leur a donnée.

Faut-il conclure avec le rapport de Biskra que « l'Arabe tient de ses ancêtres l'amour des grands espaces, et que la vie au grand air sous la tente lui paraît préférable à l'habitation la plus confortable?» Ce sont là des formules un peu vagues. Il vaut mieux, croyons-nous, faire remarquer qu'une transformation. sociale n'est durable que si elle est graduelle et dans une certaine mesure spontanée. L'évolution interne, commandée par des circonstances économiques nouvelles, s'oppose ainsi à l'évolution externe, imposée du dehors et par mesure administrative.

Nous avons vu des nomades se fixer au sol à la lisière du Tell, parce que l'heure était venue pour eux de cette évolution et que l'ensemble des conditions ambiantes les y invitait. Au Sahara même, nous avons vu les Chaanba de Metlili et d'El-Goléa se transformer en agriculteurs. En sens inverse, nous allons voir - telle est la complexité des faits économiques des sédentaires retourner à la vie nomade.

C'est un fait dès longtemps constaté que l'abandon des ksour dans certaines régions de l'Algérie. Dans le Djebel-Amour notamment, ceux qui sont ainsi délaissés et vides de leur population ne se comptent plus (1). A Enfous, auprès de la délicieuse source qui constitue un des paysages les plus séduisants de l'Algérie, un seul habitant vit au milieu des ruines. Dans le cercle de Géryville, Benoud et tous les ksour environnants ne sont que des décombres (2). Dans le Sud tunisien, les gros ksour de Médenine et de Metameur sont partiellement abandonnés.

(1) Voici une liste de ces ksour en ruines: Sidi-Sliman, Madena, Rehamna, Sidi-bou-Kherouf, Sebgag, El-Beïda, Tamedda, Debbabia, Kebala, El-Goléa, Tedmama, Trifia, Taharna, El-Brida, Ksar-Medjahadine, Berber, Bekkaï, Charef, El-Hadj-el-Mecheri, Mkhilif, Tkhiset, Guencha, El-Abchi, Bouleïbat, SiMhammed, Soltan, El-Abdib, Sidi-Youssef.

(2) Pays du Mouton, p. 282.

Une première raison de l'abandon des ksour, c'est qu'ils étaient à proprement parler des magasins, des lieux d'ensilotement où les nomades déposaient leurs provisions de grains et de dattes, des entrepôts confiés à la garde des ksouriens). Les ksour devaient disparaître avec les besoins de sécurité et de ravitaillement en vue desquels ils avaient été créés. Les Sociétés de prévoyance, les marchés hebdomadaires ont rendu inutile l'ensilotement des provisions (2). Des centres nouveaux ont d'ailleurs succédé aux anciens ksour. Le développement de localités comme Djelfa, Aflou, la création de villages comme Trézel, Vialar, compense et au-delà la disparition des anciens ksour (3). Le nomade s'y ravitaille plus amplement et plus commodément, d'une manière plus moderne et mieux appropriée aux conditions actuelles.

Une autre raison de l'abandon des ksour est que le ksourien y était le serf du nomade, qui récoltait les fruits et percevait des ghefara. Par exemple, avant l'insurrection de 1864, dans le ksar de Rassoul, chacune des 60 maisons payait aux OuledSidi-Cheikh, à titre de ghefara, la dîme des grains récoltés, une tasse d'orge (2 litres), un djellal et une habaïa (chemise de laine). Dans d'autres ksour, c'était par maison une brebis et un agneau, une mesure d'orge, une mesure de beurre et un chameau pour tout le ksar, sans préjudice des ziara facultatives variant d'un mouton à une galette d'orge (5). Les ksouriens affranchis sont partis et ont quitté le lieu de leur servitude.

(1) VILLOT, p. 381. La destination propre des villages de l'Aurès est l'emmagasinement (LARTIGUE, Monographie de l'Aurès, p. 402). Comparer les tir'remt et les agadir du Sud marocain.

(2) FÉRAUD (Rec. de Constantine, 1864, p. 202) donne d'intéressants détails sur les silos des Abd-en-Nour qui se trouvaient autour de la zaouïa de Mamra, dont le territoire était habous et même inviolable. Dès qu'un silo était rempli de grains, on plaçait à la surface un papier sur lequel était inscrit le nom du dépositaire. La dalle bouchait ensuite l'orifice du silo qu'on recouvrait de terre. A côté de la zaouïa était le douar des Rettaba, gardiens de silos et khammès de l'établissement religieux. Ils gardaient le grain qu'on leur apportait et le rendaient lorsqu'on le réclamait, percevant une mesure de grains par silo vidé, qu'ils partageaient avec le chef de la zaouïa.

(3) Le nomade trouvait dans les ksour des prostituées, qui tenaient dans ces villages une place considérable; les seuls ksour qui ont survécu ou se sont développés, comme Boghari, vivent surtout de la prostitution.

(4) RINN, Droits d'usage des Sahariens (Bull. d'Alger, 1902, p. 266).

(5) Chez les Touareg, ce sont les serfs qui habitent les villages et soignent les cultures pour le compte des nomades (GUILLO-LOHAN, Bull. Afr. fr., 1903, Suppl., p. 214 et 241).

Il serait possible de réagir dans une certaine mesure contre l'abandon des ksour). N'est-ce pas une sorte de reconstitution des ksour sous une forme nouvelle et modernisée que proposent MM. Mathieu et Trabut (2) lorsqu'ils disent que, partout où il existe une mechta permanente, il faudrait déterminer les djemaâs à y faire séjourner pendant l'été une famille de gardiens et à y construire, avec les fonds communaux et l'aide des subventions de l'État, un bâtiment sommaire où seraient renfermés les instruments aratoires.

En somme, la raison de l'abandon des ksour est encore la sécurité. Si paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, la sécurité, qui pousse certaines tribus à la vie sédentaire, invite au contraire des fractions autrefois sédentaires à passer à la vie nomade. Ces fractions étaient jadis trop faibles pour s'aventurer hors de leurs enceintes fortifiées et les nomades les avaient réduites à un véritable servage. Chacun des ksour a généralement passé par trois étapes successives: d'abord la guelad, la forteresse établie sur une hauteur dominant le pays et voyant venir de loin les ennemis; à Ghardaïa, à El-Richa, dans beaucoup d'autres endroits encore, on voit au-dessus des centres actuels les restes d'enceintes semblables, encore utilisées dans l'Aurès. Puis la sécurité s'accroît, le ksar situé dans la vallée, près des points d'eau et des cultures, succède à la guelad. Enfin la sécurité est complète, chacun peut vivre à sa guise, et l'indigène déserte le ksar pour aller vivre sous la tente, la maison de pierre pour la demeure mobile si bien appropriée au climat.

La substitution de la maison à la tente n'est donc pas toujours un progrès, comme on se l'imagine trop volontiers. Il faut distinguer de quelle maison il s'agit, maison à l'européenne, mechta ou gourbi. La mechta est un progrès, le gourbi n'en est pas un. « Je n'ai jamais pu savoir, dit M. Hostains(3), pourquoi les indigènes préfèrent la tente au gourbi; les uns disent que les mai

(1) Pays du Mouton, p. 282.

(2) MATHIEU et TRABUT, Les Hauts-Plateaux oranais, p. 30. (3) Dans M. POUYANNE, p. 1008.

sons sont trop chaudes, d'autres (le détail est peut-être vulgaire, mais je le crois vrai) prétendent que les puces pullulent trop dans les maisons, tandis qu'ils peuvent s'en débarrasser sous la tente en décampant et en allant un peu plus loin (1). En réalité, le gourbi (d'où est venu notre mot français grabat) est moins confortable et moins sain que la tente, il témoigne d'un moindre bien-être. La tente, à cause des flidj nécessaires à sa construction, est relativement chère (2). Le gourbi ne coûte rien; il suffit de se procurer des pierres, du bois et du diss. Les pauvres diables renoncent à la tente, trop chère, et se contentent du gourbi. Les gens de la tente ne sont pas riches, mais il ne semble pas douteux que le gourbi recèle des misères bien plus atroces (3).

Dans le Sahara, l'abandon de la tente n'est pas toujours non plus un signe de prospérité. Divers rapports constatent le fait. A Ouargla par exemple), certains nomades, ayant perdu leurs troupeaux, ont été privés à la fois de leur seule richesse et aussi du moyen de vivre dans le Sahara; ces malheureux, contraints de se fixer au sol, ont en grande partie émigré vers le Mzab, où ils s'emploient comme manœuvres dans les jardins des Mozabites. De même à El-Oued (5), parmi les gens qui ont fixé leur demeure en permanence au Souf, il y a bon nombre d'individus trop pauvres pour aller dans le Sahara, où ils n'ont ni troupeaux, ni chameaux pour transporter leur tente à la suite de leurs troupeaux (6),

Notre mépris de sédentaires pour la tente n'est donc pas entièrement justifié, et il est tout à fait excessif de conclure avec M. Henri Pensa(7), du fait qu'une partie des indigènes de l'Afrique du Nord habitent la tente, qu'ils sont plus misérables au point de vue matériel et social que les nègres de l'Afrique équatoriale.

(1) La maison en été est intolérable au Sahara; les indigènes sédentaires, les Mozabites par exemple, la quittent pour aller dormir dans leurs jardins.

(2) Elle revient à 80 francs environ, d'après BUDGETT-MEAKIN, The Moors, p. 150.

(3) L. BOYER, notes ms. (4) Rapp. Ouargla n° 1.

(5) Rapp. El-Oued no 1.

(6) PRJEWALSKI, Reise in der Mongolei, 1877, Iéna, p. 391, connait également en Asie des nomades fixés au sol parce qu'ils ont perdu leurs troupeaux.

(7) H. PENSA, L'avenir de la Tunisie, p. 77.

Telle est la séduction de la vie nomade et de l'existence sous la tente qu'elle s'exerce même sur les Européens. On cite le cas de quelques-uns d'entre eux qui ont acheté un troupeau et se sont mis à mener la vie des pasteurs. « Chaque jour, écrit Maupassant (1), peu à peu, le désert silencieux vous envahit, vous pénètre la pensée comme la dure lumière vous calcine la peau, et l'on voudrait devenir nomade à la façon de ces hommes qui changent de pays sans jamais changer de patrie, au milieu de ces interminables espaces toujours à peu près semblables. »

Ainsi les tentes fauves des nomades parsèmeront longtemps encore les steppes, et c'est seulement dans des cas particuliers qu'ils les remplaceront par des habitations de pierre. Néanmoins, des modifications se sont produites dans l'habitat, parallèlement à celles que nous avons constatées dans les migrations, l'industrie pastorale et l'agriculture.

II

Il reste à voir si quelques changements sont survenus dans la vie matérielle des habitants de la tente, dans leur nourriture, leur vêtement, leur mobilier.

La plupart des objets indispensables à l'existence et à l'alimentation des nomades leur sont fournis par les produits de l'élevage. Il en est de même chez tous les peuples pasteurs. Chez les Kirghizes par exemple (2), les principaux objets d'alimentation sont l'airane et le koumys, aliments préparés avec du lait aigre, les fromages dits kourt et l'éremtchik, auxquels il convient d'ajouter la graisse de queue de mouton; leurs vêtements sont fabriqués avec des tissus de laine crue; leurs demeures sont couvertes de tapis de feutres, dits kachma; une partie de leurs ustensiles de ménage et de leurs vêtements est faite de peau; enfin, les Kirghizes se servent même comme combustible de la fiente de leurs animaux domestiques.

(1) La Vie errante. Cf. MASQUERAY, Visions d'Afrique, p. 42, et l'éloge de la vie nomade par l'émir Abd-el-Kader dans DAUMAS, Les chevaux du Sahara, p. 282.

(2) SEMENOW, La Russie extra-européenne et polaire, p. 107.

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