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parcourir avec leurs troupeaux la région qui touche au côté méridional de leur demeure, jusqu'à ce que les Arabes leur enlevèrent ces pâturages et les forcèrent à se tenir sur les hauteurs qu'ils avaient choisies comme asile. » Ailleurs, l'historien des Berbères nous montre d'autres tribus adoptant le genre de vie des envahisseurs : « Il se trouve, dit-il (1), des Hoouara sur les plateaux depuis Tébessa jusqu'à Béja. Ils vivent en nomades et sont comptés au nombre des Arabes pasteurs de la tribu de Soleim, auxquels ils se sont assimilés par le langage et l'habillement. Comme eux, ils se servent de chevaux comme montures, élèvent des chameaux, se livrent à la guerre et font régulièrement la station du Tell dans l'été et celle du désert dans l'hiver. Ils ont oublié leurs dialectes berbères pour apprendre la langue plus élégante des Arabes. » Enfin, si l'on veut un exemple d'Arabes devenus sédentaires, on peut citer la tribu des OuledBellil du Bled-Béja, qui paraît appartenir à la souche des Soleïm et constitue aujourd'hui une tribu paisible, laborieuse et attachée au sol (2).

En somme, la végétation arborescente et l'agriculture ont certainement perdu du terrain à l'époque de l'invasion arabe et pendant les siècles qui ont suivi, et ce sont naturellement les routes de plaines suivies par les envahisseurs qui ont eu le plus à souffrir. Les Arabes ont été funestes non pas tant par les troubles qui ont accompagné leur venue que par leur genre de vie et leurs habitudes; ce sont leurs moutons, leurs chameaux, leurs chèvres qui ont ruiné l'Afrique du Nord. Mais ce serait une erreur de croire qu'ils soient les seuls coupables. Les Berbères les y ont beaucoup aidés. Sans parler des invasions de Berbères sahariens, comme celle des Almoravides, les guerres de tribu à tribu, de royaume à royaume, la disparition de la notion même de l'Etat et du pouvoir central sont le fait des Berbères au moins autant que des Arabes.

Ni les Cheurfa au Maroc, ni les Turcs en Algérie ne remédièrent à cet état de choses, bien au contraire. Et le système de razzias sur lequel reposait le gouvernement des uns et des autres ne pouvait qu'accroître la dévastation. L'administration des indi

(1) IBN KHALDOUN, I, p. 278.

(2) Revue Tunisienne, 1902, p. 7.

gènes, au temps des Turcs, ne s'étendait pas jusqu'aux limites où nous l'avons portée. Elle s'arrêtait à la limite méridionale du Tell. Avec les Ouled-Sidi-Cheikh, les Turcs se bornèrent toujours à échanger des politesses onéreuses sans en obtenir jamais une aide ou une assistance effective; il en fut presque tonjours de même avec les chioukh héréditaires du DjebelAmour, des Harar, des Ouled-Mokhtar, du Titeri, avec le cheikhel-Arab du Bit-bou-Okkaz, avec le cheikh des Hanencha et plusieurs autres (2). Bou-Saâda, Touggourt, Laghouat, Aïn-Madhi ont vu des beys et des colonnes turques une ou deux fois en trois siècles; elles n'en sont pas moins restées indépendantes (3). Les Turcs se contentaient de prélever des taxes plus ou moins fortes sur les nomades qui venaient commercer dans le Tell"). Ce droit de marché s'appelait eussa: les indigènes l'acquittaient en donnant des moutons, des chameaux, des burnous, des haïks, des tapis, des tellis, des djelal, des dattes, des gazelles, des plumes d'autruche; le beylik tarifait tout cela arbitrairement et le revendait avec bénéfice. Aussi l'emplacement des marchés, auprès desquels étaient établies des tribus makhzen, était une des plus hautes combinaisons administratives des Turcs. Toute leur politique consistait à attirer vers le Tell les populations du Sahara, mais seulement pour quelques mois, le temps de faire l'échange de leurs troupeaux et de leurs laines contre des grains; l'opération terminée, après leur avoir enlevé le plus de contributions qu'on pouvait, on les renvoyait à la liberté de la vie nomade. Les gens du Sud qui étaient en mauvais termes avec les beys se voyaient interdire les pâturages du Tell (5).

Les guerres incessantes des tribus entre elles, non moins que les razzias du beylik, continuent à décourager les agriculteurs,

(1) E. MASQUERAY : Histoire générale, publiée sous la direction de E. LAVISSE et A. RAMBAUD, t. IV, p. 817.

(2) L. RINN, Le royaume d'Alger sous le dernier dey (Revue Africaine, 1897-99, v. la carte.)

(3) Sur l'expédition de Salah-Reïs à Touggourt en 1552, v. HAEDO, Topografia de Argel, ch. vii.

(4) URBAIN, Tableau des Établissements français, 1843-44, p. 397 et suiv. (5) ALI BEY BEN CHENOUF, note ms. Avant 1830, pour contrebalancer l'influence des Ouled-Sidi-Cheikh, les Turcs s'appuyaient sur le cheikh des Ouled-Khelif de la région de Tiaret actuel, El-Kharoubi, parent par alliance du bey Mohammed. El-Kharoubi était maître du marché important d'El-Loha, à proximité de Tiaret; il tenait également tous les débouchés qui mènent dans la fertile vallée

et entretiennent un état d'anarchie dont le Maroc actuel nous. offre l'exact équivalent. En même temps, le déboisement se poursuit, portant surtout sur les émergences calcaires du plateau de Constantine, le Djebel-Chechar, le Mahmel, les environs de Sétif, le Dira d'Aumale, les chaînes de Boghari et de Djelfa (1), Sur ces divers points, les boisements étaient maigres, trop peu étendus et trop peu compacts pour pouvoir résister aux déprédations. Les traditions concordent avec les renseignements fournis par l'examen des lieux pour attester un recul de la végétation forestière.

En somme, l'histoire nous montre: 1° qu'il y a toujours eu dans l'Afrique du Nord, à toutes les époques, des nomades et des sédentaires, parce qu'il y a des régions qui ne se prêtent qu'à la vie sédentaire et d'autres qui ne se prêtent qu'à la vie nomade; 2o qu'il y a cependant à la frontière des deux zones des cantons qui sont tantôt du domaine des sédentaires, avec des boisements, des cultures d'arbres fruitiers, un aménagement soigneux des eaux, tantôt du domaine des pasteurs, lorsqu'elles sont peu à peu dévastées et ruinées par la transhumance et l'insécurité. En un mot, à la lisière des steppes, des régions se prêtant à la culture ont été habitées par des nomades, des terres de culture sont devenues terres de parcours. Il convient de remarquer que dans les pays secs, comme sont les pays méditerranéens, à plus forte raison les steppes et le Sahara, il n'est pas besoin de dégâts positifs pour que le sol se dégrade, que les forêts dépérissent, que la vie nomade gagne du terrain: il suffit d'une action en quelque sorte négative; il suffit de ne pas agir, de ne pas entretenir les travaux hydrauliques, de ne pas s'occuper des eaux et des forêts. « C'est ainsi qu'en Asie comme en Afrique le défaut de sécurité et d'industrie a laissé la horde nomade se reformer en maintes contrées sur les ruines des villes antiques (2).» Mais il ne faut pas s'exagérer l'importance de cette transformation, et il ne

du Riou, c'est-à-dire dans le Tell. C'était dans ces régions que la plupart des populations du Sud, Chaanba, Saïd-Atba, Mekhadma, Larbà, Ouled-Yagoub Zerara, venaient presque toujours s'approvisionner. El-Kharoubi leur faisait payer l'eussa, et, durant leur séjour, le droit de pacage sur les terres des Ouled-Khelif. Une faible partie de l'impôt ainsi récolté allait aux Tures.

(1) H. LEFEBVRE, Les forêts de l'Algérie, in-8°, Alger, 1900. (2) Jules DUVAL, Bull. Soc. Géogr. Paris, 1865, p. 100.

faut jamais oublier, comme l'a dit La Blanchère (1), de limiter sévèrement, dans le temps et dans l'espace, le témoignage des documents.

Il serait déraisonnable de prétendre que les facteurs historiques n'ont eu aucune part dans le nomadisme, plus déraisonnable encore de prétendre qu'ils ont tout fait. Les causes historiques n'auraient pas suffi pour livrer au nomadisme une grande partie de l'Afrique du Nord. La guerre de Cent ans ni la guerre de Trente ans, malgré les brigandages incessants et la ruine de l'agriculture qui en résultèrent, n'ont introduit la vie nomade dans l'Europe septentrionale. Et les populations les plus nomades que l'Europe a reçues à diverses époques, Huns, Avars, Hongrois, se sont rapidement fixées au sol, parce que les conditions géographiques les y invitaient et leur en faisaient même une nécessité. « Dans le choix entre la vie nomade et la vie sédentaire, dit Jules Duval (2), la race n'entre pour rien; c'est en principe une affaire de simple topographie, influencée cependant dans une assez large mesure par l'hérédité des habitudes. >> Disons mieux c'est une affaire de climat, influencée par l'histoire.

(1) LA BLANCHÈRE, p. 5.
(2) B. S. G. P., 1865, p. 99.

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