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bonde, de les attacher au sol, de les forcer à vivre ensuite dans des villages ou dans des villes, et Polybe déclare qu'il y avait assez bien réussi (1). Son œuvre fut continuée par les Romains. Ils ont peu à peu fixé les indigènes par la sécurité et l'attrait du bien-être; les huttes errantes se sont groupées pour former des villages, et certains de ces villages, où s'entassaient les laboureurs et les commerçants, sont devenus des villes (2). C'est surtout dans la Byzacène, comme l'ont montré MM. Paul Bourde (3) et Diehl(), que l'agriculture gagna du terrain, grâce aux plantations d'oliviers et d'autres arbres fruitiers.

La conquête de l'Afrique par les Romains n'a jamais été complète). Les frontières (6) ont changé plusieurs fois; mais à aucune époque les territoires qui faisaient vraiment partie de l'empire n'empiétèrent sur le Sahara, sauf au sud et au sudouest de l'Aurès; les steppes des provinces d'Alger et d'Oran restèrent en dehors de la Maurétanie Césarienne. Les indigènes furent romanisés seulement à la lisière des steppes et au I siècle. Dans une grande partie de l'Afrique du Nord, les tribus, gentes, se maintinrent à peu près indépendantes. A leur tête étaient des chefs appelés principes gentium, quelquefois reges ou reguli, au-dessus desquels le fonctionnaire qui représentait l'autorité romaine, præfectus ou procurator Augusti ad curam gentium, paraît ressembler, comme on l'a souvent fait remarquer, à nos chefs de bureaux arabes (7). Non seulement les nomades se maintenaient à la frontière sud des territoires romanisés, mais à l'intérieur même de ces territoires, plus d'une tribu, cantonnée par les Romains dans de grandes plaines ou des districts montagneux, devait demander à l'élevage, plus qu'à l'agriculture, ses moyens de subsistance.

Ces montagnards, à demi-barbares, guettaient le moment de

(1) Polybe, XXXVII, 3, dans G. BOISSIER, Afrique romaine, p. 133. (2) G. BOISSIER, p. 134.

(3) P. BOURDE, Rapport sur les cultures fruitières et en particulier sur la culture de l'olivier dans le centre de la Tunisie, in-8', Tunis, 1893.

(4) CH. Diehl : L'Afrique byzantine, in-8°, Paris, 1896.

(5) G. BOISSIER, p. 313.

(6) S. Gsell, L'Algérie romaine dans l'antiquité, p. 45 et suiv.; Cagnat, L'armée romaine d'Afrique, in-8°, Paris, 1892, p. 674 et suiv.; E. CAT, Essai sur la Mauretanie césarienne, in-8°, Paris, Leroux, 1891, p. 220 et suiv.

(7) G. Boissier, p. 307.

descendre dans les plaines cultivées pour piller les villes et les fermes. Ils se résignaient à payer des taxes et à fournir des contingents, mais ils n'attendaient que des occasions favorables pour s'affranchir. Ces occasions se présentèrent au ive et au ve siècle avec le déclin de la puissance romaine et la domination vandale. A la faveur des troubles, les indigènes retournèrent à leur état ancien, qui n'est autre que leur état présent, le régime de la tribu tel qu'ils le pratiquaient trois siècles auparavant. La restauration byzantine ne remédia qu'imparfaitement au mal; elle permit seulement à la civilisation romaine, déjà bien atteinte, de végéter deux siècles de plus.

Il ne faut pas exagérer cette décadence, pas plus qu'il ne faut exagérer la prospérité de l'époque précédente. L'olivette de Byzacène ne commença à disparaître qu'à la fin du viro siècle, et sa ruine complète ne date guère que de l'époque de la grande invasion hilalienne. La Tunisie centrale, le Hodna, les plaines situées au nord de l'Aurès et même la région aujourd'hui déserte qui s'étend sur son flanc sud semblent être, d'après les témoignages de Procope et de Corippus qu'a commentés M. Diehl, des régions plutôt agricoles que pastorales; des populations mieux fixées font produire au sol africain des moissons abondantes et s'établissent à demeure autour des centres permanents d'habitation (1).

Cependant des changements se produisent dans l'économie rurale de l'Afrique. A côté des cultivateurs, on voit de plus en plus la population indigène pastorale; à côté des plantations d'oliviers, les prairies, les terrains de parcours, de pâture ovine et chevaline tiennent une place croissante (2). Le chameau apparaît ou réapparaît, employé à la fois comme bête de charge, comme monture et comme animal de combat. « Corippus (3) a dessiné en des vers expressifs le pittoresque tableau du pesant animal portant sur son dos la fortune du nomade, le berceau des enfants, les ustensiles domestiques, et, juchée au sommet, la femme indigène avec ses nourrissons entre ses bras. » Toute

(1) DIEHL, p. 299 et suiv.

(2) P. Bourde, p. 23; DIEHL, p. 398; LA BLANCHÈRE, L'aménagement de l'eau dans l'Afrique romaine, in-8°, Paris, 1895 (extr. des Nouv. Arch. Miss. Scientif., t. VII), p. 107.

(3) DIEHL, p. 404, d'apr. JоH, IV, 1074-1077; VI, 82-86.

fois l'exploitation agricole reste la chose essentielle, comme le prouve la place qu'occupent dans l'Afrique byzantine deux des facteurs essentiels de la prospérité rurale : l'aménagement des eaux et la végétation forestière(1). On a en général exagéré le déboisement, et, comme l'a montré M. Bourde, les forêts dont il est question dans les auteurs sont la plupart du temps des bois d'oliviers. Cependant tout le centre de la Tunisie était alors plus boisé que de nos jours. Laribus (Lorbeus, près du Kef), était presque caché au milieu des bois. La presqu'île du cap Bon était couverte de forêts, ainsi que le littoral de la Proconsulaire. Enfin, plus au sud, entre Fériana et Tébessa, Corippus signale de grands bois. Jusque dans le sud, la végétation forestière paraît avoir couvert les reliefs aujourd'hui dénudés qui dominent le rivage des Syrtes.

Au viie siècle se produit la première invasion arabe. Il est bien certain qu'elle n'a pas introduit de nouveaux éléments de population, qu'il n'y a pas eu de véritable immigration de nomades ou autres. Cette petite armée de Syriens (20,000 au plus), bien disciplinée, demeura concentrée autour de sa place forte de Kairouan. La résistance des Berbères fut dirigée par la Kahina (la magicienne), souveraine de l'Aurès, qui, pour enlever toute ressource aux envahisseurs, fit, dit-on, ravager les jardins et les campagnes, couper les oliviers, détruire les villages, depuis Tripoli jusqu'à Tanger. Le désastre a sans doute été fort exagéré et fut beaucoup plus localisé. Mais les dommages causés aux cultures arborescentes sont difficilement réparables et supposent une longue période de tranquillité pour être guéris. Il est inévitable que l'anarchie et les guerres incessantes aient contribué à stériliser le pays, à détacher du sol les populations qui y avaient été imparfaitement fixées pendant la période précédente.

La seconde invasion arabe a un tout autre caractère. Nous sommes imparfaitement renseignés sur cet événement, les documents que nous possédons étant très postérieurs et de mauvaise qualité en général. Il nous importerait de connaître le nombre des envahisseurs ; les auteurs qui ont discuté les textes ne sont pas arrivés à se mettre complètement d'accord; le chiffre de 200,000

(1) DIEHL, p. 404.

familles, donné par Masqueray, qui équivaut à peu près à celui d'un demi-million d'individus, donné par Schirmer, paraît assez vraisemblable. En tout cas, on a affaire non plus à une armée régulière, mais à des tribus en marche, à des émigrants qui se déplacent avec leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux. « Les premiers conquérants musulmans, dit Ibn Khaldoun (1), ne s'établirent point comme habitants des tentes; pour rester maitres du pays, ils durent demeurer dans les villes. Ce ne fut qu'au milieu du ve siècle de l'hégire que les Arabes parurent pour la première fois dans le Maghreb et s'y dispersèrent par tribus, afin d'aller camper dans toutes les parties de cette vaste région. >>

Les Arabes se précipitent sur l'Afrique du Nord « comme une nuée de sauterelles (2) », abîmant et détruisant tout sur leur passage. «Autrefois, dit Ibn Khaldoun (3), la dynastie des Sanhadja avait fait prospérer l'agriculture dans le pays de Barka; mais les Arabes nomades y portèrent la dévastation et parvinrent à réduire graduellement, par leurs envahissements et leurs brigandages, les limites des pays cultivés. Tous les arts qui fournissent à la subsistance de l'homme cessèrent d'y être exercés ; la civilisation y fut ruinée et le pays changé en désert. » Ils détruisent Kairouan et les Zirides, puis luttent contre la dynastie hammadite établie à la Kalaâ, près de Msila, et contre les tribus Zenata du Maghreb central. « Après avoir dévasté les jardins et coupé tous les bois qui entouraient la Kalaâ des Beni-Hammad (4), ils allèrent insulter les autres villes de la province. Ayant mis en ruines celles de Tobna et de Msila, dont ils avaient chassé les habitants, ils se jetèrent sur les caravansérails, les villages, les fermes et les villes, abattant tout au ras de terre et changeant ces lieux en une vaste solitude, après en avoir comblé les puits et coupé les arbres. » Vers le xiIe siècle, l'invasion est à peu près terminée, bien que le mouvement se continue jusqu'au XIVe siècle, à la manière d'un incendie qui gagne de proche en proche. Les Soleïm se casent en Tripolitaine, les Riah et les Djochem en Tunisie, les Athbedj dans le Zab oriental, sur les

(1) IBN KHALDOUN, Histoire des Berbères, 1, p. 28.

(2) IBN KHALDOUN, I, p. 34.
(3) IBN KHALDOUN, I, p. 164.
(4) IBN KHALDOUN, I, p. 45.

flancs de l'Aurès, dans la chaîne Saharienne jusqu'au DjebelAmour, les Zorba dans le Zab occidental et le Hodna, les Makil dans les steppes de la province d'Alger. Tantôt les tribus arabes traversent les populations autochtones sans les déplacer, tantôt elles les entraînent sans leur faire perdre leur type originel, tantôt elles les dissolvent complètement. Les Berbères se réfugient dans les montagnes du Maroc, des deux Kabylies, de l'Aurès; au sud, ils s'arrêtent dans les oasis de la lisière du Sahara (Mzab, Ouargla, Oued-Rir, Souf) ou se jettent dans le désert proprement dit; dans la région intermédiaire, celle des plaines du Tell et des steppes, les tribus arabes et berbères se superposent, se juxtaposent, se pénètrent pour former à la longue les combinaisons actuelles: tribus arabes berbérisées et tribus berbères arabisées. Il est impossible de savoir jusqu'à quel degré a été l'arabisation: il serait exagéré de dire, comme on le fait quelquefois, qu'il n'y a pas d'Arabes en Algérie ; évidemment les Berbères ont gardé une énorme supériorité numérique. Mais nous n'avons aucun signe qui nous permette de distinguer d'une manière sûre les Arabes des Berbères.

Dans ces conditions, il n'est pas possible de savoir si beaucoup de Berbères sont devenus nomades par suite de l'invasion arabe. Quand on réfléchit à l'extraordinaire densité de la population dans certains massifs montagneux comme la Kabylie, et même dans certaines parties du Sahara qui ne s'y prêtent guère, comme le Mzab, on est amené à penser que le nomadisme a surtout gagné en surface, et que les sédentaires se sont souvent retirés devant lui plutôt que de passer à l'état pastoral. Ibn Khaldoun nous montre les Hammadites se transportant à Bougie, <« dont les montagnes sont d'un accès difficile et les chemins presque impraticables aux chameaux des nomades (1)». Bien plus, certaines tribus berbères renoncent à la vie nomade parce qu'elles se sentent désormais trop faibles pour nomadiser. Tels furent, semble-t-il, les Beni-Rached du Djebel-Amour : « En prenant possession de la montagne, dit Ibn Khaldoun (2), ils s'y étaient établis comme dans une forteresse, et ils continuèrent à

(1) IBN KHALDOUN, II, p. 51.

(2) IBN KHALDOUN, IV, p. 2. « Ceux d'entre les Berbères, dit-il ailleurs, qui jouissent de la puissance et qui dominent les autres s'adonnent à la vie nomade.» (IBN KHALDOUN, I, p. 167.)

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