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gènes, si barbares qu'ils nous semblent parfois. Lorsque les pluies sont trop rares et les récoltes trop aléatoires, l'emploi des procédés européens greverait inutilement les frais généraux: il n'est pas prudent d'exposer de grosses sommes à la loterie, et la culture dans ces régions, nous l'avons dit, est une loterie. M. Joly (1) approuve même les indigènes de laisser dans leurs cultures des buissons de lentisque, qui diminuent le ravinement, attirent la rosée, forment écran contre le sirocco, et des artichauts sauvages (khorchef) qui sont pour eux une nourriture. Dans les steppes, les labours profonds, tout en étant insuffisants pour assurer la récolte dans les années pauvres en pluies, peuvent détruire pour de longues années les plantes vivaces qui donnent un peu de nourriture aux animaux pendant la saison sèche (2). La question n'est donc pas aussi simple qu'elle en a l'air. Néanmoins, dans certains districts, il est évident qu'il y aurait intérêt à pratiquer l'assolement biennal sur jachère cultivée et à effectuer des labours de printemps, selon la méthode de Bel-Abbès. On sait quels sont les avantages considérables de ces labours, qui ôtent les mauvaises herbes, enrichissent la terre en azote, facilitent la pénétration de l'eau. En territoire militaire même, quelques indigènes ont appris à les effectuer.

Parmi les moyens d'encourager les indigènes à étendre et améliorer leurs cultures à la lisière du Tell et des steppes, il faut signaler la diminution du tarif de l'achour, en tenant compte des considérations politiques et aussi des considérations économiques en vertu desquelles l'impôt doit être proportionnel au rendement de la matière imposable; or, le produit moyen des terres est beaucoup moindre sur les plateaux que dans le Tell.

IV

Les progrès de l'agriculture, comme le font remarquer divers rapports, n'entraînent pas forcément la fixation complète au sol. Il y a évidemment entre les deux phénomènes des rapports assez

(1) Bull. d'Alger, 1903, p. 628.

(2) RIVIÈRE et LECQ, p. 538.

(3) MATHIEU et TRABUT, Les Plateaux oranais, p. 30.

étroits. «Le nomade, dit Ratzel (D), plante d'abord quelques cucurbitacées ou des légumineuses aux lieux où le troupeau lui permet de laisser sa tente plusieurs mois. Ensuite il y cultive quelque céréale. S'il peut rester assez longtemps pour la voir mùrir, il se décide à construire un grenier (2), dans lequel il n'habite pas, et près duquel il dresse sa tente: c'est le premier pas vers la sédentarité. »

L'agriculture européenne est essentiellement sédentaire (3), parce qu'elle a l'habitude et le besoin de bâtiments ruraux pour le séjour des personnes, pour l'attache et la garde du bétail, pour la conservation des récoltes. Chez les indigènes, l'influence de l'agriculture s'arrête souvent à mi-chemin au lieu de provoquer la construction de l'haouch, de la ferme en pisé, en briques ou en moellons, elle se borne à faire creuser des silos ou construire des greniers sur le lieu de culture, ou à y faire établir des gourbis ou des mechtas sans valeur et sans importance, qu'on abandonne sans difficulté et sans regret. Nous reviendrons sur ce point en étudiant l'habitation indigène, et nous montrerons que le fait même de construire une maison n'implique pas plus de la part du nomade l'abandon de la tente que le fait de se livrer à la culture n'implique l'abandon de la vie pastorale. On rencontre souvent en Algérie, même dans le Tell, des cultures auprès desquelles ne s'élève aucune construction, sur lesquelles aucun indigène ne demeure d'une manière permanente.

Beaucoup de rapports, comme celui de Géryville), constatent que l'extension donnée aux labours n'a pas fixé les nomades au sol et n'a pas modifié sensiblement leurs migrations.

Chez les vrais nomades (6), ce sont les indigènes aisés qui construisent des maisons, se créent des propriétés aux abords des points d'eau ou des rivières munies de barrages avec canaux d'irrigation, et l'on

(1) RATZEL, Politische Geographie, p. 74.

(2) Tels sont bien les guelaâ, les tir'remt, etc.

(3) JULES DUVAL, Bull. Soc. Géogr. Paris, 1865, x, p. 106.

(4) « Les baraquements des faucheurs, les postes mobiles pour la garde des blés et des raisins réflètent quelques traits de la vie nomade, comme les pares des troupeaux avec les cabanes roulantes pour les bergers. » (J. DUVAL, art. cité.)

(5) Rapp. Géryville n° 1.

(6) Rapp. Saïda no 1.

constate qu'ils mettent en pratique nos procédés d'agriculture. Mais si ces indigènes et leurs khammès prennent des habitudes plus sédentaires que par le passé, ils sont tenus de se séparer presque en permanence de leurs troupeaux, afin d'assurer leur subsistance et de ménager ainsi leur véritable richesse, sur laquelle ils auront à compter les années où, par suite de bouleversements climatériques, les récoltes auront manqué. Si l'indigène qui a pu accaparer des terres exceptionnellement bien situées doit avoir recours à cette vie en deux parties, celui qui ne peut labourer que celles inférieures en qualité et arrosées seulement par les eaux de pluie est à plus forte raison tenu de concentrer toute son attention sur ses troupeaux et de n'abandonner par conséquent la vie nomade que pendant le temps nécessaire aux labours et à la moisson.

Les nomades sèment donc en automne, descendent vers le Sahara pendant l'hiver, remontent au printemps pour faire la moisson. S'ils restent sur leurs terres de culture, ils divisent la tente et se séparent presque en permanence de leurs troupeaux. Chez les Ouled-Rechaïch (1), non seulement les cultures n'empêchent pas la migration pastorale, mais, par suite de la différence des climats, ils peuvent cultiver et récolter des céréales successivement dans le Tell (labour en octobre, récolte en juin-juillet) et dans le Sahara (labour en novembre, récolte en mai).

Dans l'Extrême-Sud tunisien, les Ourghamma (2) ont à la fois des jardins de figuiers, d'oliviers, de palmiers, sur lesquels ils restent de mai à octobre, et des cultures de blé et d'orge près de leurs parcours d'hiver.

Quant à la construction d'une maison, elle est la plupart du temps la manifestation d'une évolution dans le régime de la propriété. Les indigènes demandent l'autorisation de bâtir sur les terres à céréales qu'ils cultivent pour faire acte de propriétaires (3). Dans certaines régions, comme le Sersou et le NahrQuassel, on évolue rapidement vers la suppression de la jouissance collective des terres, et le régime de la propriété individuelle s'étend peu à peu à tout le territoire. Un petit nombre d'indigènes influents ont su, au cours de cette évolution, se créer de grandes fortunes territoriales.

(1) Vaissière, Les Ouled-Rechaïch, p. 49.

(2) Rebillet, Le Sud de la Tunisie; FALLOT, L'Extréme-Sud tunisien, p. 30-31.

(3) Sur le régime de la propriété, v. ci-dessus, p. 33 et suiv.

Sur le territoire de Mécheria (1), où la terre est un usufruit collectif, la possession du sol est justifiée par la seule occupation et l'usage continu. Le tracé d'un large sillon délimitant le périmètre choisi constitue aux yeux des indigènes une prise de possession, un titre de propriété admis sans discussion.

Il est incontestable, dit le rapport de Chellala (2), que chez l'indi-` gène le sentiment de la propriété est très développé. Bien que cultivant des terres collectives dans cette région, il n'abandonne pas aisément la parcelle qui lui a été attribuée, ou celle qu'il a défrichée. Ces parcelles restent par voie de succession entre les mains des mèmes familles, et si un coreligionnaire veut empiéter sur le terrain ou en revendiquer l'usufruit, on voit naître immédiatement des discussions dans lesquelles l'autorité est obligée d'intervenir. Ce sentiment de la propriété existe aussi bien d'ailleurs chez le grand nomade que chez le demi-nomade.

Dans le cercle de Boghar(3), les labours étant plus étendus et plus fréquents, il en est résulté une immobilisation de la terre entre les mêmes mains. Aujourd'hui, chacun a son terrain bien connu et bien délimité; il représente un capital inaliénable, il est vrai, mais dont le propriétaire a seul l'usufruit.

Chez les Ouled-Rechaïch (Khenchela)(), de nombreuses demandes ont été faites par les indigènes en vue d'être autorisés à bâtir sur les terrains à céréales qu'ils cultivent. Ces démarches semblent être une manifestation de leur tendance à se fixer au sol. Il y a néanmoins lieu de faire quelques réserves à ce sujet; l'indigène nomade est très attaché aux terrains à céréales qu'il cultive de père en fils, et par suite, en territoire collectif, il tient à faire acte de propriétaire en demandant à élever des constructions sur la terre qui l'aide à vivre dans la part la plus large, et à laquelle vont ses préférences. Il ne renoncera pas pour cela à la coutume qui lui est chère d'hiverner dans le Sahara, où la température est plus clémente, où ses troupeaux trouvent des pâturages suffisamment abondants sur de vastes étendues.

Cette évolution de la propriété, non moins que les progrès de la culture, ne va pas sans de graves inconvénients pour l'industrie pastorale. Nous les avons signalés plus haut (5) d'après les rapports des officiers, et montré combien la situation nou

(1) Rapp. Mécheria no 1 (note de l'interprète MARCHAND).

(2) Rapp. Chellala no 1.

(3) Rapp. Boghar no 1.

(4) Rapp. Khenchela no 1.

(5) P. 58 et suiv.

velle est délicate. Ici encore, il faut se montrer ennemi des solutions trop absolues, se garder de croire à la supériorité intrinsèque de la culture sur l'élevage, et ne pas oublier que son rôle dans les steppes, tout en grandissant quelque peu, ne pourra jamais être que subordonné.

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