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richesse moutonnière égale ou même supérieure à celle qu'on entretenait jadis ?

C'est un problème dont on s'est depuis longtemps préoccupé, sans avoir d'ailleurs fait grand'chose pour le résoudre. Les réformes proposées se ramènent à deux catégories principales: les unes visent l'amélioration de la race et des méthodes d'élevage, en un mot la qualité : ce sont les réformes zootechniques. Les autres visent surtout la quantité de moutons à produire ou à exporter création de points d'eau, aménagement des pâtu– rages, accès au littoral, transports frigorifiques. Nous allons passer rapidement en revue ces diverses questions, en montrant, chemin faisant, quelle part les Européens prennent à l'élevage transhumant et quelle part ils y pourraient prendre.

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La population ovine de l'Algérie-Tunisie peut se diviser en trois groupes distincts: le mouton barbarin ou mouton à grosse queue, le mouton berbère, le mouton arabe et ses diverses variétés. Il faudrait y joindre le mouton du Touat et des Touareg, le demman (Ovis longipes), qui, par une remarquable adaptation au milieu, a du poil au lieu de laine.

Le mouton à grosse queue(1) occupe toute la Tunisie et la partie orientale de la province de Constantine. Il est classé par la boucherie française dans la dernière catégorie, et n'a aucune valeur pour l'exportation. D'un mauvais rendement comme viande, fournissant une chair peu estimée des Européens, il est toujours coté sur les marchés français de 25 à 30 centimes de moins par kilo que les moutons arabes. Il atteint rarement, déduction faite de la queue, plus de 12 à 18 kilos net. La laine se rapproche de celle du mouton arabe.

Le mouton berbère est très nettement localisé dans les pays montagneux d'accès difficile, tels que les massifs littoraux de

(1) COUPUT, p. 61. Cf. P. BOURDE, Rapport sur l'élevage du mouton en Tunisie, Tunis, 1895. V. aussi HUGUIER, Le Mouton en Tunisie (Bull. Dir. Agric. Tunis, 1903, p. 441); MENOUILLARD, Mœurs du Sud tunisien : Le Berger (Revue tunisienne, 1904, p. 213); La transformation du troupeau orin tunisien (Quinzaine coloniale, 10 juin 1904, p. 348).

l'Afrique orientale, de la Kabylie à la Kroumirie, le Dahra, l'Ouarsenis. Il est généralement petit; sa viande, tout en étant meilleure que celle du mouton à grosse queue, est loin de valoir la chair du mouton arabe. C'est de toutes les races algériennes la moins précoce. La laine est longue, grossière, de peu de valeur, et ressemble à du poil de chèvre; aussi la qualité des laines indique-t-elle d'une façon presque absolue et avec une fidélité vraiment remarquable le relief du pays). La carte lainière dressée par M. Couput fait bien voir que les laines fines ou qui s'en rapprochent assez pour déceler des traces évidentes de croisement avec les races arabes se rencontrent dans les pays découverts, les grandes vallées, les steppes et les pays de transhumance.

Le mouton arabe, de beaucoup le plus nombreux en Algérie, comprend les différentes races à queue fine, à tête blanche et à tête noire ou brune, qui habitent les steppes et la presque totalité des plaines de l'Algérie. La race à tête blanche domine surtout à Chellala, dans les régions de Boghari, de Bou-Saâda, de Sétif, dans le Hodna et une partie du Chélif. La race à tête brune ou noire domine dans la plupart des pays à grande transhumance, c'est-à-dire dans la partie méridionale des steppes (2). Elle donne en général 18 à 20 kilos de bonne viande, une laine fine, courte dans les steppes, mais toujours différente de la laine kabyle. Les auteurs spéciaux ne sont pas d'accord sur la question de savoir si l'on doit admettre plusieurs races en pays arabe, ou s'il ne faut y voir qu'un seul type modifié par des croisements avec le mouton berbère ou le mouton à grosse queue et par l'influence du climat et du régime (3). Les troupeaux sont d'ailleurs d'autant plus métissés qu'ils sont sur la limite des parcours où dominent des races différentes.

Quelle est l'origine des diverses races ovines de l'Afrique du Nord? D'après les zoologistes, il n'est pas possible d'admettre que l'influence du sol et du climat soient les seuls facteurs de la différence qui existe entre les laines berbères et les laines arabes). Le régime, les ressources alimentaires influent bien sur la quantité de viande, sur le poids et la longueur de la laine,

(1) COUPUT, p. 136.
(2) COUPUT, p. 63.
(3) COUPUT, p. 135.
(4) COUPUT, p. 111.

mais non sur la nature intime de cette laine. On peut donc dire, avec une grande présomption de vérité, que les moutons à laine longue et grossière ont précédé en Algérie les animaux à laine courte et fine). Le mouton berbère semble avoir précédé les races arabes en Algérie. Le mouton à grosse queue est également figuré sur les monuments antiques (2). Ces races, qui occupaient seules le pays, se seraient réfugiées avec leurs maîtres dans les massifs montagneux, fuyant devant les invasions étrangères. Les zootechniciens supposent, sans d'ailleurs en donner les preuves, que les Romains ont importé en Afrique les moutons de Tarente, à laine fine et soyeuse, qu'ils avaient pris aux Grecs et qu'on disait rapportés de la Colchide par les Argonautes. Ils ajoutent que vraisemblablement ce sont les descendants de ces moutons qui, bien soignés par les Maures, sont devenus la souche des mérinos espagnols (3). Mais, tandis que les animaux importés en Andalousie augmentaient tous les jours de valeur, leurs ancêtres algériens s'abâtardissaient sous la domination arabe par leur mélange avec les troupeaux des nomades. Les moutons importés par les Romains correspondraient à la race dite arabe à tête blanche, le mouton à tête noire serait le mouton Syrien amené au XIe siècle par l'invasion hilalienne(4).

Quoi qu'il en soit de ces hypothèses, il est évident que les questions moutonnières, qu'il s'agisse de l'augmentation des effectifs ou du choix de la race la plus productive, sont susceptibles de solutions différentes suivant qu'on envisage l'élevage stationnaire ou à transhumance très limitée tel qu'il se pratique dans le Tell, ou l'élevage à grande transhumance, sans abri et sans réserve de fourrage. Il est bien clair que le second système d'élevage exige des animaux beaucoup plus rustiques que le premier (5)

Il est tout d'abord facile de se mettre d'accord sur la nécessité de faire disparaître le mouton à grosse queue, question qui intéresse d'ailleurs la Tunisie beaucoup plus que l'Algérie. On

(1) COUPUT, p. 74 et 137.

(2) P. ex. CAGNAT, Musée de Lambèse, pl. vii, fig. 6.

(3) COUPUT, p. 75 et 138.

(4) COUPUT, p. 63.

(5) Couput, p. 11. BOURDE, Rapport sur l'élevage du mouton en Tunisie,

p. 17.

invoquerait en vain que les indigènes apprécient beaucoup le mouton barbarin, parce que sa queue, qui pèse souvent 3 ou 4 kilos, n'est qu'une boule de suif dont ils se servent en guise de beurre, et parce que, pour l'animal lui-même, cette queue constituerait une réserve où il puiserait, par une sorte d'autophagie, les éléments nécessaires à son entretien pendant les périodes de sécheresse (1), comme le chameau dans sa bosse. Le mauvais goût et la faible quantité de viande compensent et au delà ces avantages hypothétiques : ce mouton, impropre à l'exportation, doit être éliminé.

Quelle race lui substituer? Apparemment le mouton algérien à queue fine. M. Viger(2), à la suite de son enquête sur la question ovine en Algérie, concluait que tant que les pasteurs indigènes qui pratiquent la grande transhumance n'auront ni abris, ni approvisionnements de fourrages et ne castreront pas les béliers inférieurs mêlés à leurs troupeaux, les tentatives pour mettre entre leurs mains une race plus perfectionnée que le mouton algérien à queue fine qu'ils élèvent actuellement seront inutiles. Du moins n'y a-t-il aucun doute sur la possibilité et l'utilité de cette substitution du mouton à queue fine aux autres races indigènes. Les prix sont plus rémunérateurs, les brebis plus fécondes, la résistance aussi grande (3). La substitution aurait dû être radicale et depuis longtemps effectuée. M. Paul Bourde, dans son rapport de 1893, indiquait les mesures à prendre pour y parvenir, et qui consistaient essentiellement à ce que la Direction de l'agriculture mît à la disposition des éleveurs qui en feraient la demande le nombre de bêtes à queue fine qu'ils désireraient acquérir().

C'est une des supériorités les moins contestables des AngloSaxons que la manière rapide et vigoureuse dont ils opèrent en pareil cas. On a dit plus haut 5) comment ils avaient introduit au Cap les chèvres angoras. Ils ont de même transformé les troupeaux de moutons de l'Australie et du Cap par l'introduction de

(1) COUPUT, p. 68.

(2) VIGER, Etude sur la question ovine en Algérie, in-8°, Clermont-Ferrand, 1892. Cf. Bourde, Rapport sur le mouton en Tunisie, p. 18.

(3) BOURDE, p. 25.

(4) Bourde, p. 22 et suiv.

(5) P. 138.

la race mérine. L'Argentine, les Etats-Unis d'Amérique nous fourniraient des exemples analogues de substitution brusque d'une race à une autre en vue des nécessités du marché. C'est dans cette vive adaptation que consiste et consistera de plus en plus la supériorité mondiale de tel ou tel peuple, de telle ou telle colonie, de tel ou tel groupe de producteurs. On peut objecter que de pareilles transformations économiques sont plus faciles dans des pays comme l'Australie, l'Argentine, etc., habités uniquement par des éléments européens : cela est certain. Cependant l'indigène de l'Afrique du Nord n'est pas aussi réfractaire qu'on l'imagine aux améliorations de ce genre. A défaut de sa soumission aux ordres reçus, son intérêt lui en fait parfaitement comprendre l'utilité.

Une autre amélioration facile à obtenir, et qui aurait des résultats heureux pour l'ensemble du cheptel ovin, consisterait à ne conserver dans chaque région, comme reproducteurs, que les béliers appartenant à la meilleure des races qui y vivent. Ce procédé n'est pas précisément celui que les zootechniciens désignent sous le nom de sélection, c'est simplement la suppression de toutes les races locales de moindre valeur par le croisement continu au moyen de la meilleure de ces races. C'est le procédé qui a si bien réussi au général Margueritte dans la région de Djelfa (1).

Quant à la question de savoir s'il faut préférer le croisement ou la sélection pour l'amélioration du troupeau algérien, elle est très délicate et très discutée (2). M. Couput est plutôt partisan du croisement, M. Trabut de la sélection. Pour que le croisement réussisse, il faut qu'il existe une certaine affinité entre la race introduite et la race locale. C'est précisément le cas pour le mérinos de la Crau, conseillé comme reproducteur par Bernis, Sanson, Viger. La première bergerie fondée à Laghouat par Randon, sous l'influence de Bernis, empruntait les béliers améliorateurs à la Provence (3). Plus tard, des idées moins pratiques prévalurent; on introduisit des animaux de Rambouillet, sous prétexte qu'ils étaient plus beaux que les premiers, on

(1) Couput, p. 76–77.

(2) V. les Procès-verbaux de la Commission pastorale, où la question est abondamment traitée.

(3) VIGER, Question orine en Algérie.

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