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L'ÉVOLUTION DU NOMADISME

EN ALGÉRIE

CHAPITRE I

LES NOMADES ET LE NOMADISME

I. Le nomadisme n'est pas une phase générale du développement de l'humanité. — Migrations et nomadisme. Nomadisme historique

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et nomadisme géographique. II. Causes géographiques du nomadisme en Algérie-Tunisie. III. Causes historiques.

I

On s'imagine volontiers que tous les peuples sont d'abord chasseurs, puis passent à la vie pastorale lorsqu'ils ont progressé en civilisation, et s'élèvent enfin à la vie agricole. Cette opinion n'est pas aussi fondée qu'elle paraît l'être au premier abord, et ne résiste pas à l'examen des faits. Comme l'a montré M. Ed. Hahn, c'est faire une place exagérée, dans les conceptions d'ensemble sur la succession et la hiérarchie des divers états économiques de l'humanité, à l'agriculture telle que nous avons coutume de la pratiquer et qui repose sur trois facteurs les céréales, la charrue et le bœuf. Or, ces trois facteurs se sont développés indépendamment l'un de l'autre et ont été réunis assez

(1) EDUARD HAHN, Die Haustiere und ihre Beziehungen zur Wirtschaft des Menschen, in-8°, Leipzig, 1896. — Id., Wirtschaftformen der Erde (Peterm. Mitt., 1892, p. 8-12).

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tardivement. Le début de l'utilisation du sol paraît avoir été la culture à la houe (Hackbau), c'est-à-dire le retournement sommaire de la terre à l'aide d'une sorte de bêche. Il n'est possible de vivre dans les steppes qu'avec le mouton et la chèvre; il n'est possible de s'éloigner des terres de culture qu'avec des animaux de transport le plus ancien est l'âne, puis sont venus le cheval et le mulet, enfin le chameau. Seuls, ces animaux donnent à l'homme la mobilité nécessaire à la vie nomade. Or, il existe sur le globe de vastes régions - les deux Amériques et l'Océanie sont dans ce cas où les animaux domestiques ne jouent qu'un très faible rôle et même n'existaient pas jusqu'à une époque récente, où par conséquent il ne saurait y avoir ni pasteurs ni agriculteurs à la manière européenne, puisque l'un et l'autre mode d'existence ont pour fondement l'utilisation des animaux domestiques (1). La vie pastorale n'est d'ailleurs praticable que si on utilise le lait des animaux apprivoisés. Mais des fractions très importantes de l'humanité — tout le monde chinois notamment n'ont pas connu l'usage du lait ou l'ont regardé comme barbare. Le pasteur a donc un genre de vie particulier, mais ce genre de vie ne constitue pas un étage de culture distinct. Au reste, le nomade ne vit pas directement ni exclusivement de ses troupeaux; partout, avec le lait et la viande, il consomme des produits végétaux, qu'il acquiert par relations avec les agriculteurs. Dans la Bible, on voit les pasteurs et les agriculteurs vivre côte à côte. Il faut renoncer à imaginer un stade pastoral par lequel auraient passé tous les peuples avant de s'élever à l'agriculture. La vie pastorale n'est pas une phase générale du développement de l'humanité. Et cette manière de voir a des conséquences pratiques importantes, car elle conduit à ne plus considérer les nomades comme étant forcément des retardataires et des rétrogrades.

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(1) A l'ancienne classification en chasseurs, pasteurs et agriculteurs, M. Ed. Hahn propose d'en substituer une autre, qui n'implique d'ailleurs ni supériorité ni sériation d'une forme à l'autre 1 Chasse et pèche; 2° culture à la houe (Hackbau); 3° culture de plantations (Plantagenbau), dérivée de la culture à la houe ; 4 culture à la mode européenne (curopaïsch-westasiatischer Ackerbau), également dérivée de l'Hackbau; 5 élevage (Viehwirtschaft), qui ne se confond pas avec le nomadisme et comprend les formes perfectionnées de cette industrie telle qu'elle est pratiquée dans l'Europe occidentale; 6 jardinage (Gartenbau), avec fumure et irrigation, tel qu'il existe en Chine et au Japon et à l'état sporadique dans les pays méditerranéens.

Les migrations humaines ont des causes nombreuses et variées. Le phénomène diffère suivant les temps, les lieux et les circonstances, sans que le fait même de la plus ou moins grande instabilité d'un groupe humain permette des conclusions sur le degré de civilisation de ce groupe. Si des tribus errantes comme les Australiens et les Bochimen figurent au nombre des peuples les moins avancés qui soient, les sauvages de l'Indo-Chine et les tribus nègres les plus retardataires ont des demeures fixes. Et il n'y a rien de plus fixe que la demeure de l'homme primitif, habitant des cavernes.

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Un très haut degré de civilisation ramène une certaine forme de détachement du sol. N'a-t-on pas considéré comme un progrès le moment où les croisades et les grandes découvertes maritimes ont rendu moins sédentaires les paysans du moyenâge, jusque là attachés à la glèbe et ne s'éloignant pas de leur village? La facilité actuelle des communications a produit à cet égard des conséquences importantes; elle a fait des déracinés. Elle permet les termes mêmes dont on se sert sont significatifs et rappellent les migrations des pasteurs - l'exode des habitants des villes européennes qui vont hiverner dans le Midi, estiver sur les côtes de la Manche et de l'Océan. La facilité de déplacement des Anglais et surtout des Américains, qui traversent les mers sous le plus léger prétexte, est si remarquable, qu'on l'a parfois attribuée au sang des pirates scandinaves qui coule dans leurs veines. N'est-ce pas une nouvelle forme de migration que l'incessant déplacement des populations vers l'Ouest aux Etats-Unis ? Les vastes émigrations des Européens peuplant l'Amérique du Nord, l'Argentine, l'Australie, rappellent, sous des aspects nouveaux, l'antique Völkerwanderung et aboutissent comme elle à la formation de nations nouvelles.

Ces mouvements de populations ne constituent d'ailleurs pas le véritable nomadisme, qui doit être défini la migration périodique et régulière en vue des nécessités de l'industrie pastorale. Mais les vrais nomades peuvent être eux aussi à un assez haut degré dans l'échelle des sociétés humaines. Tels sont par exemple les nomades alpins, qui se déplacent en été pour utiliser les pâturages des hautes montagnes et redescendent forcément dans la plaine lorsque la neige les y contraint. Le même mouvement s'observe dans beaucoup d'autres contrées montagneuses. En

somme, dit Ratzel (1), «l'ethnographie se garde bien aujourd'hui de partager tous les peuples en deux grands groupes, les nomades et les sédentaires, comme on le faisait jadis; on sait maintenant qu'un assez haut degré de civilisation peut être un à la vie nomade, et que certains peuples primitifs sont sédentaires. >>

Ces réserves faites, il reste vrai (2) que le pasteur se place en général, au point de vue du niveau social, entre le chasseur et l'agriculteur. C'est là le fonds de vérité que renferme l'hypothèse pastorale. Vivant avec ses bêtes, souvent très éloigné de tout centre urbain et de toute agglomération, le nomade est peu porté au progrès. Il reste vrai qu'avec un plus haut degré de culture l'homme se fixe davantage au sol, qu'il améliore par son travail, où il se bâtit des demeures stables, auquel le rattachent des souvenirs. Il reste vrai enfin que le développement de la civilisation doit tendre à augmenter le nombre des sédentaires et à réduire celui des nomades, et cela pour deux raisons parce que la quantité d'hommes qui peuvent vivre sur une surface donnée augmente, et surtout parce que la possibilité de se déplacer devient de plus en plus faible. Le nomadisme suppose beaucoup d'espace (3). La densité de la population dans les pays de nomadisme est très faible; elle égale tout au plus 1/10 de la population d'un pays cultivé, et dépasse rarement 2 habitants par kilomètre carré. Cela résulte à la fois de la nature de ces contrées, qui sont pauvres, et de leur développement historique, qui tend encore à les appauvrir.

Il est rare que les nomades changent leur mode d'existence. autrement que contraints et forcés. Cependant il ne manque pas d'exemples, dans le passé, de peuples ayant passé de la vie nomade à la vie sédentaire ç'a été le cas des Celtes, des Germains et des Slaves (4). Les Grecs et les Romains les ont connus

(1) RATZEL, Anthropogeographie, Stuttgart, 1882, 1, p. 447 : Die Völkerkunde ist zwar heute weit davon entfernt, alle Völker in zwei grosse Gruppen der Nomaden und der Ansässigen teilen zu wollen, wie das früher wohl geschah, denn sie weiss, dass ein ziemlich hoher Kulturgrad mit nomadischer Lebensweise verbunden sein kann, und dass gewisse Naturvölker sedentär sind. (2) HAHN, Die Haustiere, p. 407. RATZEL, I, p. 209.

(3) RATZEL, Politische Geographie, 2 édit., Berlin, 1903, p. 70.

(4) D' A. Meitzen, Die verschiedene Weise des Übergangs von Nomadenleben zur festen Siedelung bei Kelten, Germanen und Slaven (Verhandl. des VII Intern. Geogr. Kongr., Berlin, 1901, II, p. 483).

à l'état pastoral et ont observé leur fixation en divers lieux. César et Strabon dépeignent les Germains nomades Tacite les décrit sédentaires, ils viennent de se fixer. L'époque de la fixation est connue, et aussi la cause; César nous apprend que l'augmentation de la population les forçait à s'adonner à l'agriculture, mais que les chefs obligeaient les cultivateurs à changer de champ tous les ans et à ne pas bâtir de demeures stables, pour éviter qu'ils ne devinssent sédentaires. Dans l'Europe orientale, Tacite distingue les Wendes agriculteurs et les Sarmates nomades. Avant la conversion de la Hongrie, les nomades arrivent jusqu'au pied des Alpes et des Karpathes (1). Les Magyars, peuple de steppe, s'enfoncent comme un coin entre les Slaves du Nord et les Slaves du Sud, à travers la plaine du Danube; puis ils se fixent au sol.

En sens inverse, on peut concevoir des progrès du nomadisme s'annexant d'anciens pays de culture. Le conflit entre le pasteur et le laboureur est fatal, et leur lutte aussi ancienne que l'histoire; nous aurons occasion d'y revenir et d'observer ce conflit en Algérie. Le nomadisme, avec ses troupeaux, tend sans cesse à élargir son domaine, à stériliser des régions de plus en plus vastes, à déborder sur les cultures environnantes si on le laisse faire. De là la fréquence des ruines dans les pays habités par les nomades; la destruction des cités, des travaux hydrauliques, l'insécurité favorisent leurs progrès. Qu'est-ce au fond que l'agonie du monde antique, sinon celle d'une zone de culture comprise entre deux bandes de territoires peuplés de nomades, qui exercent une pression sur ses bords et finissent par la submerger? L'Asie Mineure présente le dernier et le plus grand exemple de la stérilisation d'un pays civilisé par les nomades; ce sont les Turkmènes qui y ont refoulé l'agriculture et l'ont ruinée.

Ces oscillations, quelle que soit leur importance, sont cependant assez limitées. Pas plus que tous les peuples n'ont passé par l'état pastoral, il ne faut s'imaginer qu'ils doivent tous s'élever à l'état agricole. Il existe sur le globe un grand nombre de régions insuffisamment arrosées, où la culture est impossible sans irrigation. Ce sont en général les régions subtropicales,

(1) RATZEL, Politische Geographie, p. 77.

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