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tifs se chiffraient par centaines. Ces détails et cette famille ne peuvent nous laisser indifférents: Mungo-Park, le premier Européen qui navigua sur le Niger, fut son hôte en 1805 et les descendants ont conservé du hardi explorateur un souvenir précis que nous aurons l'occasion de rapporter plus tard. Et Bossissé me dit :

« Tu as vu notre ville délabrée, la moitié des maisons écroulées et désertes, l'autre moitié en ruines. Tu as vu notre pauvre mosquée. Quand tu seras revenu au pays de tes pères, tu diras : j'ai vu Sansanding, c'est une ville pauvre, une ville de rien. Et pourtant, non, tu n'as pas vu notre ville; le Fama non plus ne l'a pas vue. Ma barbe et mes cheveux blancs, seuls, l'ont vue. Ils étaient noirs alors. Dans ce temps-là, la ville était gaie, bien bâtie, avec beaucoup de marchés et des habitants pleins de contentement, parés de belles étoffes et de riches vêtements arabes que nos pirogues rapportaient de Tombouctou avec beaucoup d'autres choses précieuses et agréables. Tout changea subitement, il y a quarante ans. Dieu l'a voulu ainsi! Des hommes sont venus du sud, affamés et sanguinaires comme l'hyène qui déterre les cadavres. El Hadj Omar les menait. De l'ouest, il les avait conduits vers notre grand fleuve, leur disant : « Le Djoliba prend sa source à La Mecque; le voir c'est faire un pèlerinage à la Ville Sainte. Ceux qui s'y seront baignés iront au Paradis. » Nous étions de bons musulmans ici. Ils nous ont néanmoins fait la guerre parce qu'ils nous savaient riches. Longtemps nous avons combattu et gagné. Puis Sansanding fut pris et dévasté. La plupart des gens quittèrent le pays. Mes amis voulurent aussi m'entraîner au loin. Je leur dis Je veux mourir où mon père est mort. Une vie de désolation commença. Pour tout bien, la plupart des habitants n'avaient plus que leurs deux oreilles. Les champs n'étaient plus cultivés. Le pays redevint comme la brousse, et se peupla de fauves. Au cré

puscule, l'hyène se glissait jusque devant nos maisons et enlevait nos enfants.

«Alors les Français sont venus et ont cassé Ségou et les Toucouleurs. Avec eux la joie a reparu parmi nous. La paix règne partout. Celui qui fait le mal est certain d'être puni par vous. On peut cultiver les champs, car on est assuré que la moisson ne sera pas volée. Chacun circule au loin et sans crainte. Un gamin, s'il sait son chemin, peut aller seul sur les routes. Les marchands couchent en pleine brousse, loin de tout secours. La sécurité est complète. Tandis qu'autrefois, on n'osait même pas s'aventurer hors la ville rencontrait-on plus fort que soi, il vous empoignait et vous emmenait comme esclave. De même un village faible était à la merci d'un village puissant. Aujourd'hui tout le monde est égal et heureux. L'un ne peut faire tort à l'autre, fût-ce d'un coquillage.

« C'est aux blancs que nous devons tout cela. Demandestu encore si nous sommes contents de leur présence, et pourquoi nous nous en réjouissons? Comprends-tu maintenant que le pays se soit facilement soumis à vous et reste tranquille? >>

V

DIENNÉ

Devant le village de Kouakourou nous avons abandonné le Niger pour un de ces canaux naturels qui vont porter au loin la fertilité par l'inondation. Entre ses bords plus resserrés, entre ses rives moins propices aux ébats des grandes brises rafraîchissantes, il nous semble, alors, avoir abandonné le large d'un océan pour l'intérieur des terres.

Et comme la douzième heure approchait depuis que nous naviguions loin du grand fleuve, tout à coup les Bosos, debout à l'avant de notre barque, cessèrent de pousser leurs perches de bambou. Réfugié à l'ombre sous ma voûte de chaume, leurs silhouettes me cachaient l'horizon. Je voyais l'eau seulement et la berge surélevée, et, ne pouvant m'expliquer leur immobilité ni leur inaction, je m'apprêtais à les morigéner. A mon appel ils se retournèrent bouche bée, et, sans parler, du bras montrèrent devant nous quelque chose qui m'échappait. Puis, d'une voix à peine perceptible, sous l'empire d'une émotion, ils murmurèrent : Dienné !

Pour la première fois ils faisaient ce voyage. Ce qui les bouleversait, c'était l'apparition d'une ville inattendue, telle qu'ils n'en avaient jamais vue, eux qui cependant connaissaient de grandes villes comme Ségou, Niamina, Sansanding. Il y avait une chose que je n'avais jamais vue moi non plus

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"TOUT A COUP, LES BOSOS CESSÈRENT DE POUSSER LEURS PERCHES DE BAMBOU...

(et que je ne revis jamais plus): un nègre étonné et ému, non de quelque invention européenne, mais d'un spectacle de son propre pays! Je me précipitai à l'avant. Et, à mon tour, je demeurai étonné c'était la première fois aussi qu'en ces pays une surprise me venait d'une œuvre des hommes.

Les sites curieux ou jolis ne m'avaient pas fait défaut le long de ma route. Toutefois, quelque chose manquait à l'œil comme à l'esprit du civilisé. Rien n'évoquait le génie humain. Pas de trace d'une civilisation. Quoi qu'on ait dit des mutilations et des sacrilèges que souvent la main de l'homme a fait subir aux chefs-d'œuvre de la nature, il faut bien avouer qu'on trouve ceux-ci incomplets lorsque, trop longtemps, on est condamné à ne voir qu'eux uniquement. La vallée de la Loire en sa seule robe estivale serait assurément un beau spectacle. Mais, sertissant ces pierres précieuses qui s'appellent Amboise, Tours, Chambord, Chenonceaux, de beau, le spectacle n'est-il pas devenu merveilleux ?

Le joyau de la vallée du Niger, c'est Dienné.

Perché à mon tour sur l'avant, entre les Bosos émus, voici le tableau qui se grava dans ma mémoire:

La plaine vaste, sans le moindre accident, infiniment plate, sans village, sans autre trace humaine; de loin en loin, seulement un arbre, plaquant d'une tache sombre l'immensité vert-jaune.

Au milieu de cette solitude se détache un anneau d'eau, et là, surélevée, dominatrice comme le panache du palmier parmi les sables, une longue masse de hautes et régulières murailles se dresse sur des berges hautes déjà et presque aussi droites que les murailles mêmes. Enfin, couronnant celles-ci, une forêt de saillants: toits en terrasse, palmiers, pignons, ar

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