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s'y rattachent et nous montrent qu'avant tout il était un jurisconsulte. Deux de ses ouvrages seulement ont de l'intérêt pour la science universelle. Ils nous sont fort heureusement conservés et il m'a été donné d'en rapporter des copies. C'est d'une part le Miraz, un petit livre sur les diverses peuplades nègres, qu'Ahmed Baba écrivit en exil pour faire connaître aux Marocains les populations soudaniennes. D'autre part, l'El Ibtihadj, un gros volume qui est un dictionnaire biographique des docteurs musulmans de la secte malékite.

Avec l'Ibtihadj, Ahmed Baba a continué l'œuvre fameuse parmi les Musulmans du rite malékite, commencée par Ibn Ferhoun, et donné une suite à son Dibadje. Le savant tombouctien a réuni les biographies de tous les savants qu'Ibn Ferhoun n'avait pas mentionnés, soit qu'ils vécussent de son temps, soit qu'ils fussent venus après, et a complété certaines notices de son prédécesseur. Ce livre fut terminé en 1597. Il eut un tel succès dans l'Afrique arabe comme dans l'Afrique nègre, que l'auteur fut obligé d'en publier une édition populaire qui contient les principales biographies seulement (1).

Grace, en partie, à l'Ibtihadj, il nous a été possible de reconstituer le passé intellectuel de Tombouctou, et, ne serait-cequ'à ce titre, le nom d'Ahmed Baba mérite auprès de nos savants la pieuse mémoire que lui ont gardée les pays arabes du nord de l'Afrique. Encore aujourd'hui, ce nom résume pour eux tout l'effort fait par le Soudan pour se tenir au niveau intellectuel des autres parties du monde musulman, si bien que tout ouvrage soudanien, dont on ne connait pas l'auteur, lui est attribué. Les Soudanais peu instruits se laissent du reste aller

(1) Une copie de ce résumé se trouve au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale, Fonds arabe A N° 4628; il fut trouvé en Algérie par M. Cherbonneau, qui en a publié de très intéressants extraits.

à la même tendance, tant ce nom est resté populaire dans les pays du Niger.

La famille d'Ahmed Baba ne s'est pas éteinte, d'ailleurs. J'ai trouvé ses descendants à Tombouctou, habitant au nord de la ville, près de la mosquée de Sankoré, une maison assez importante, qui fut, assure-t-on, la demeure même de l'ancêtre. L'un de ses arrière petits-fils, Ahmadou Baba Boubakar, est cadi et jouit d'une bonne réputation de science; l'autre, Oumaro Baba, vit de copies qu'il exécute d'une très belle écriture. Ils conservent pieusement une chaise qui avait appartenu à leur glorieux aïeul, lequel la tenait de la munificence du sultan El Zédan, son libérateur. Une touchante tradition de famille se rattache à ce meuble vénéré chaque fois qu'un membre de la famille se marie, le jour de la cérémonie nuptiale il obtient la faveur de s'asseoir dans la chaise de l'ancêtre. On espère ainsi, m'a-t-on dit, que quelque chose des hautes qualités et du savoir de l'illustre cheik rejaillira sur le marié et sur sa descendance.

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L'apogée de la grandeur scientifique et littéraire de Tombouctou fut ce xvI° siècle que nous avons vu finir de façon si désastreuse pour les marabouts. Leur arrestation et leur exil en masse portèrent un coup fatal à l'Université de Sankoré. Le déclin des lettres comme de toutes choses au Soudan commence avec l'installation des Marocains. Et cependant, aux premiers instants de ce crépuscule, va naître encore le chef-d'œuvre de la littérature soudanienne: TARIK È SOUDAN ('Histoire du Soudan), que nous avons si souvent mentionné au cours de ces récits.

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Depuis longtemps la vigilance des orientalistes était en éveil et guettait ce livre précieux. De Tripoli, d'Algérie, du Maroc on leur en avait signalé l'existence. Unanimement on l'attribuait à Ahmed Baba.

L'explorateur Barth qui le premier en avait révélé des fragments avait confirmé cette erreur. Comment un homme aussi éclairé sur les choses arabes a-t-il pu se tromper aussi complètement? Les extraits recueillis par lui-même donnaient un démenti à cette paternité. En effet, Ahmed Baba y est cité comme une autorité. Mais le savant allemand ne s'embarrasse pas de si peu : « C'est l'habitude des auteurs arabes, prétend-il, de se citer eux-mêmes. »

S'il avait pu lire l'œuvre entière avec plus d'attention il eût vu que la mort d'Ahmed Baba y est mentionnée, année, mois et jour, que d'ailleurs le véritable auteur se nomme lui-même en toutes lettres et qu'il parle de sa vie et des siens en quatorze passages. Son nom est Abderrahman (ben Abdallah ben Amran, ben Amar) Sádi-el-Tomboucti. Il nait en 1396 à Tombouctou, « l'objet de ses affections », d'une de ces familles chez lesquelles la science et la piété se transmettaient comme un patrimoine. Par le soin qu'il met, en citant la mort de quelque illustre professeur, à dire qu'il fut son élève, nous pouvons induire qu'il passa ses années de jeunesse dans l'étude. Il parvient à l'âge d'homme entre 4626 et 1635. L'heure de l'apaisement a sonné. La domination des pachas de Tombouctou s'est adoucie. Les Marocains ont pris contact avec la population indigène et sont unis à elle par des mariages. Au lieu de persécuter comme au début les cheiks, ils les protègent et s'en servent quand ils ont besoin d'hommes intelligents, dévoués et instruits.

On comprend dès lors la considération dont un homme savant comme Abderrahman Sàdi était entouré et dont il nous a laissé des témoignages. Le récit de ses voyages au Massina et dans le Haut-Niger nous montre de quelle estime il jouissait non seulement à Tombouctou, mais encore dans les pays qui vivaient de la vie intellectuelle de cette ville et se tenaient au courant des choses de la capitale partout où il ya, il est accueilli avec joie, entouré de

marques de respect, comblé de présents. En 1631, il est nommé iman d'une mosquée de Dienné. Dépouillé plus tard de cette charge par le caïd de la ville « homme se plaisant aux injustices et aux exactions,» il rentre à Tombouctou où la haute société le console de ses déboires par de vives marques de sympathie. Dès que le cadi auquel il était allé rendre visite, le vit « il se leva de son siège, raconte-t-il, me salua, me prit par la main et me fit asseoir sur le siège qu'il venait de quitter. »

Il demeura alors soit à Tombouctou, soit à Dienné, souvent employé par les pachas pour des négociations et des missions, fut nommé secrétaire de l'un d'eux, et conserva cette fonction sous ses successeurs. Entre temps, il avait également fait des cours et des conférences à travers le Soudan, et surtout avait entrepris un grand travail historique qui embrassait tous les pays du Niger. Grâce à ses voyages, à ses fonctions officielles et à sa situation personnelle, il avait pu connaître la plupart des documents, annales, obituaires, etc., existant de son temps, et disparus aujourd'hui dans la tourmente des siècles, Aussi l'œuvre à laquelle il consacra les dernières années de sa vie est-elle d'un prix inestimable.

Le Tarik-é-Soudan est conçu sur un plan parfaitement clair et logique, d'après toutes les règles de la composition littéraire. Rien n'y manque, pas même une préface. Il fau! la citer, car entre autres choses elle nous montre, peut-être un peu exagéré, le sentiment très net que l'auteur avait de la décadence :

((

Louange à Dieu l'unique auquel le poids d'une perle sur la terre n'échappe pas! Que la prière et le salut soient sur le maître des premiers et des derniers, N. S. Mohammed! Nous savons que nos ancêtres se plaisaient à mentionner ce qui les avait charmés dans leurs entretiens. Ils nous ont ainsi parlé des compagnons du Prophète et des

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