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UN TRAIN AU SOUDAN VOYAGEURS INDIGÈNES.

mètre de largeur de voie, ainsi qu'en France certains chemins de fer d'intérêt local. Le génie militaire a charge de son entretien et de son administration: les trains arrivent à ses deux extrémités avec une ponctualité remarquable. Le seul tort de la ligne est de s'arrêter à Bafoulabé, où confluent le Bafing et le Bakoy pour former le Sénégal. De là, jusqu'au 175 kilomètre, à Dioubéba, il faut provisoirement se contenter d'un Decauville.

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Le voyageur depuis son départ de Paris a donc usé des moyens de locomotion les plus variés, qui ont été en diminuant comme confort et surtout comme rapidité. Le voici maintenant en face du plus simple de tous la route, et j'ajoute aussitôt la route africaine, c'est-à-dire quelque chose de vague, qui n'a de commun avec la route d'Europe qu'un tracé droit, pour qui les nivellements, les empierrements, un sol stable, et la plupart du temps même les ponts, sont totalement inconnus.

Et alors seulement l'àme du voyageur africain tressaille et entre en liesse. Une autre vie va enfin commencer, pour lui la seule, la vraie, la vie de brousse.. Mais je laisse bavarder mon carnet de voyage:

<< A Dioubéba, ma caravane qui avait pris les devants,

m'attend. Je retrouve bagages, porteurs, cheval, et par-dessus le marché une aventure singulière.

« J'étais tombé sur un cheval blanc. Je dis « tombé >> car certes je ne l'aurais pas acheté avec une pareille robe. L'administration de la colonie l'avait mis à ma disposition. Un cheval blanc! Quelle affaire... La guigne, ainsi que chacun sait! La guigne pour tout le voyage... Comment conjurer le péril imminent? Dame Providence s'est obligeamment chargée de me venir en aide, par une de ces voies secrètes qui sont les siennes.

« A Kayes je m'étais aperçu, heureusement à temps, de la disparition de mon tapis de selle. Je courus toutes les boutiques-ce ce qui ne fut pas long― et je n'en trouvai pas, pour l'excellente raison qu'en ces pays neufs on ne trouve jamais ce dont on a besoin et qu'on ne peut compter que sur soimême. Il fallut me rabattre sur une des couvertures quelconques que l'on vend aux nègres. Je la choisis dans les prix doux, rouge, bien moelleuse aux reins du dada. Celui-ci était venu en wagon jusqu'à Bafoulabé, mais le Decauville ne pouvant le transporter de même jusqu'à Dioubéba, je l'envoyai par la route tandis que moi-même j'utilisai encore le petit chemin de fer: 45 kilomètres à cheval sont toujours bons à éviter quand on en a encore quelques centaines en perspective! Il faisait nuit quand le train miniature pénétra sous la voûte de verdure qui sert de hall et de gare à Dioubéba. Tout le monde était gité. Mon cheval broutait. Rien d'anormal.

«Mais le lendemain matin, au moment de me mettre en route, et d'enfourcher ma monture pour la première fois que vis-je ? Au lieu d'un cheval blanc, un coursier écarlate... Imagine-t-on ma joie? C'était évidemment le doigt de Dieu. qui l'avait ainsi transformé — aidé de la chaleur, de la sueur et de la couverture pour nègres. Me voilà plein de confiance pour la suite de mon voyage.

«L'aventure ne finit pas là. Malgré des pansages et des lavages répétés, impossible de rendre au cheval sa couleur primitive. La teinture, détestable pour couvertures, était merveilleuse pour chevaux. Et ma bète, dans tous les villages est l'émerveillement des indigènes : « Ah! ces blancs! disentils, ils peuvent tout, même produire des chevaux écarlates. »

« Assez mangé de cheval. Passons en revue mon équipage, comme on disait au temps du Roi-Soleil. En premier lieu vient la silhouette de mon valet de chambre, maitre d'hôtel, etc., etc., qui au Soudan cumule de multiples fonctions sous le nom modeste de « garçon ». Chapeau de paille européen, boule noire lippue, veston blanc à boutons de cuivre très luisants, culotte courte à petites rayures bleu et blanc, jambes nues, pieds idem. Personnage historique. Un des rares survivants de l'affaire Bonnier, où il figurait à titre de domestique du capitaine Nigote, l'unique officier qui échappa aux Touaregs. Certificats réjouissants soigne à merveille les malades, atteste un médecin. Je l'ai aussitôt engagé sur ces données si je laisse mes os ici, ce sera avec la conviction qu'ils auront été bien soignés. Au reste il est pondéré, pas bavard, digne, comme il convient à un personnage historique.

<< Rien de tragique ni d'historique chez mon cuisinier. Il fait ma joie excepté aux heures des repas où je rage de désespoir. Je l'avais engagé un peu à la hâte : « Tu sais bien faire la cuisine?» et avec beaucoup d'assurance il m'avait dit : « Oui », comme tout bon nègre quand on fait appel à ses talents. Je lui aurais demandé de mème « Sais-tu peindre des Raphaël ou des Murillo?» qu'il m'eût répondu affirmativement avec non moins de conviction. Il siffle assez bien des cantiques et la Marseillaise, mais c'est le seul talent qu'il soit. possible de lui reconnaitre. En cuisine il ne réussit que de l'eau bouillie et par ricochet des œufs durs. Je suis obligé de mettre la main à la pâte - sans image.

« Le troisième et dernier personnage de mon état-major est le palefrenier. Personnage muet à barbiche et à profil sémitique. Il m'amène le cheval quand nous partons, tient l'étrier, disparaît tout le long de la route pour reparaître à l'arrivée où il tient de nouveau l'étrier et s'éclipse avec la bête. Jamais ne dit un mot. Jamais on n'a un mot à lui dire, si bien que je ne sais pas son nom. Très énigmatique en somme. Ce serait le nègre de la porte Saint-Denis que je n'en serais pas surpris quoique jusqu'à présent je n'aie pas entendu de pendule tinter dans son ventre.

<«< Autour de cette trinité placez 22 gaillards, de costume à peu près uniforme par la rareté du vêtement, très variés en revanche par les têtes les uns portant les cheveux en fourrure d'astrakan, ou en nattes; d'autres ayant le crâne rasé comme un menton de nolaire ou montrant, au beau milieu, une sorte de barbiche, à moins que ce ne soit le collier des loups-de-mer. Non moins divers est le noir de leur peau : la mélasse, le charbon, le pruneau mat du pauvre et la prune d'Ente luisante, le marc de café et l'eau de Seine, toute la gamme est représentée. Mettez sur ces têtes 25 à 30 kilos sous forme de paniers en osier, de caisses et de cantines, et vous avez le croquis complet de l'équipage que comporte une route du Soudan.»

Et maintenant qu'est-ce que cette vie de brousse si capiteuse et si captivante pour tous ceux qui l'ont vécue? pour l'officier sorti de l'Ecole polytechnique ou de Saint-Cyr comme pour le simple fantassin ou artilleur de marine, produit de l'école du village; pour le descendant de famille royale comme pour le professeur de rhétorique ou le gratte-papier de ministère devenu fonctionnaire colonial; pour l'ingénieur ou l'artiste comme pour l'employé de commerce qui gère une factorerie? De quoi est faite sa fascination, encore subie quand ils en sont éloignés depuis

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