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veut voir ou confirmé, ou réformé par le tribunal supérieur de l'opinion du monde savant.

Il est vrai que je me trouverais mieux à mon aise, si M. Renan s'était franchement déclaré contre tel ou tel principe dont il ne fait que douter; car en se déclarant non-satisfait de mes premières preuves, je ne puis savoir si d'autres pourront le contenter. Les preuves qui ont semblé convaincantes à des personnes aussi compétentes que lui dans ces matières, ne le tirent pas de son incertitude; jusqu'à quel point faut-il aller pour dissiper tous ses doutes? Si, par exemple, quarante applications de la polyphonie ne satisfont pas M. Renan, est-ce que quatre-vingts ou cent lui suffiront? Il est certain que des passages de mon travail qu'il trouve obscurs, ont paru très-clairs à d'autres, quelle lumière faudra-t-il à ses yeux? D'ailleurs, M. Renan est en droit de m'objecter qu'il ne conteste pas mes résultats, et qu'en le combattant, je ne parle pas contre ses opinions.

Je serais, je l'avoue, le premier à m'en applaudir, si M.Renan avait substitué quelques nouveaux principes aux miens, mais c'est pour ne pas l'avoir fait, qu'il ne réfute rien. L'acteur ou le sculpteur ne peuvent pas exiger du critique qu'il joue mieux son rôle ou qu'il fasse une meilleure statue; le philologue peut être plus exigeant. Semblable au mathématicien qui peut vouloir qu'on lui démontre la faute de son calcul, il peut bien demander qu'on se prononce là où l'excuse de l'ignorance ne peut être agréée. Mais pour remettre quelque chose à la place d'une ancienne opinion, il faut être maître de la matière, il faut avoir une conviction, et c'est par ce cercle vicieux qu'il parcourt, que le scepticisme est de sa nature frappé de stérilité.

Mais abordons les faits eux-mêmes.

J'ai divisé la première partie de mon travail en dix chapitres dont M. Renan adopte les deux premiers: ils contiennent le dépouillement des quatre-vingt-dix noms propres trouvés dans les traductions, et dont on dégage les caractères principaux, ainsi que l'exposition des méthodes différentes pour obtenir les valeurs des signes simples qui ne se trouvent pas dans les noms propres. M. Renan est d'accord sur le principe du syllabisme de l'écriture assyrienne, et il en approuve les conséquences qu'il ne peut nier. Il y a des lettres indiquant ba, bi, bu, ra, ri, ru;

d'autres qui expriment ar, ir, ur. Quand on veut écrire bar, bir, bur, on écrit ba ar, bi ir,bu ur, ou bien il existe pour bar, bir, bur, des signes spéciaux qui, dans les mêmes mots, permutent avec les groupes ba ar, bi ir, bu ur. Des milliers d'exemples prouvent ce principe que M. Renan ne conteste pas.

Il n'y a qu'un seul point où le critique a cru émettre un doute: c'est sur un chapitre III (p. 40), du déchiffrement par nécessité philologique. Il est étonnant que juste la méthode exposée dans ce chapitre ait trouvé, en Allemagne et en France, des approbateurs sans réserve. Je puis dire à M. Renan que les formes musahrib (shaphel de harab) et n ittazzal (de nazal), formes qu'il conteste comme sémitiques, le sont selon le jugement de tous les orientalistes que j'ai consultés à cet égard.

Le troisième chapitre, intitulé: Du caractère idéographique de l'écriture anarienne, n'est pas non plus contesté dans son principe. M. Renan doit admettre l'existence de signes désignant une idée tout entière, tels que nos chiffres: on écrit 1 et un. Les Assyriens exprimaient leurs idées, ou par des signes idéographiques (qui ont à côté de leur valeur idéographique, une valeur phonétique toute différente), ou, comme nous, par des caractères phonétiques. La comparaison des mêmes textes, et les syllabaires dont nous parlerons encore, coïncident pour nous éclairer sur la prononciation en assyrien des différents monogrammes. Je suis parfaitement de l'avis de M. Renan, « qu'à moins d'indices spéciaux, on n'est jamais rigoureusement autorisé à conclure du sens d'un idéogramme le son qui était attaché 1.» Je me suis souvent, en cas de doute, exprimé dans le même sens; mais heureusement les cas avérés par des indices spéciaux, et ce qui vaut mieux, par des preuves réitérées, se comptent par centaines. Il y a, au contraire, dix fois plus de monogrammes dont nous connaissons le son assyrien, sans en savoir la signification. Les listes que j'ai publiées page 118 et suivantes, où j'ai dû laisser en blanc la traduction de la transcription, militent en faveur de cette allégation.

4 Je suis en droit de m'émouvoir de pareilles phrases qui pourraient parfaitement induire en erreur le lecteur qui n'aurait pas lu mon livre. Ces objections, et beaucoup d'autres également vagues, sont au nombre des faits dont la puérilité étonne », pour me servir d'un des termes de M. Renan. C'est justement à la découverte de ces «indices spéciaux » que j'ai consacré un travail de plusieurs années.

II. 1859.

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L'objection suivante de M. Renan (p. 175) sur les complexes de monogrammes, est une des plus faibles qu'il ait produites. Du moment qu'il admet des valeurs idéographiques simples, signifiant, par exemple, dieu et sceptre, dieu et voûte, il n'y a pas de grande difficulté, ce me semble, à admettre que la juxtaposition de ces deux signes signifie dieu du sceptre, dieu de la voûte, et que le complexe de ces monogrammes ou l'idéogramme signifie et se lise Nabou et ciel. Que ces monogrammes ont une signification phonétique, c'est un fait avéré; en revanche il n'y a pas, et M. Renan l'accorde, de signe phonétique qui n'ait une valeur idéographique. Quand les traductions trilingues, que M. Renan reconnaît comme base, traduisent des groupes d'origine babylonienne par les transcriptions perses, Nabukudracara, Nabunaita, Bábirus (le perse et le zend n'ont pas de l), il faut croire que ces groupes signifient Nabuchodonosor, Nabonid et Babylone, surtout quand ces mêmes groupes se retrouvent, à Babylone, substitués à des mots écrits phonétiquement: Nubukudurrusur, Nabunahid, Babilu.

M. Renan déplace la question quand il dit que le mot s'écrit An paï et se prononce Nabonid. Non, il ne s'écrit pas An pa ï; il s'écrit (le) dieu (du) scepire (est) majestueux, et il se prononce Nabunahid. Quand Darius se plaint, sur le roc de Bisoutoun, des imposteurs Nidintabel et Arakh, il aurait donc dit en bon perse à son peuple: « Voici l'imposteur qui se donne pour Nabuchodonosor, fils de Nabunid, roi de Babylone;>> et aux Babyloniens, à l'adresse desquels est conçue la traduction sémitique :<«< Voici l'imposteur qui se donne pour Anpasadusis, fils d'Anpaï, roi de Dintirki! »

M. Renan peut m'objecter que, quelques lignes plus loin, il dit que ce principe << peut certes être vrai ». << Mais est-on sûr, demande-t-il, qu'entre ces séries de signes qui se remplacent il y eût homophonie, ou même synonymie? » Nous répondrons: « Quand la substitution se répète souvent, dans les mêmes textes, à la même place, on en est sûr. » Quand Nabonid s'écrit des milliers do fois, ou ANPA I, ou ANPA nahid, ou Nabu I, ou Nabunahid, serons-nous trop hardis en admettant une homophonie, ou même une synonymie?

Puisque nos raisonnements sur Nabonid et Babylone « paraissent peu acceptables » à M. Renan, analysons le nom de Babylone. Nous voyons

surtout trois manières, parmi d'autres que j'ai citées dans les Études assyriennes, que M. Renan aurait peut-être bien fait de consulter avant de se prononcer aussi défavorablement.

J'évalue à vingt mille le nombre de fois que j'ai vu substituées ces manières d'écrire ce nom, sur des briques, sur des cylindres, des barils, des inscriptions sur pierre ou métal, à Babylone, à Ninive, en Europe. J'ai vu, dans ma vie, cinq à six mille briques babyloniennes portant l'inscription: Nabuchodonosor, roi de Babylone, fils de Nabopollassar, roi de Babylone. Cela fait déjà dix à douze mille fois (et je ne parle que des trois manières que je vais analyser), et il y a par conséquent neuf manières de combiner les différents groupes, dans chaque légende, où le nom n'est pas toujours écrit de même les deux fois. Voici ces groupes:

I. ག ་ །

༥ ས།༎ ©

DIN.

TIR.

KI.

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La première forme est un idéogramme composé de deux signes, idéographiques ici, mais qui ont ailleurs la valeur phonétique bien avérée et reconnue par M. Renan, de din, de tir et de ki. Pour donner plus de force à mon raisonnement, je ne développerai pas l'interprétation des signes; car ce serait une opinion, et je ne présente ici que des faits . Ce groupe remplace les deux autres sept mille fois, et il constitue l'unique manière de rendre dans les inscriptions trilingues le nom de Baby

1 Din ayant la valeur de « souche, origine », tir celle de « tribu », ki celle de « ville », il serait possible de donner à l'idéogramme qui désigne et se prononce Babylone, le sens de « ville de l'origine des tribus ». Cela n'est qu'une hypothèse; mais ce qui n'en est pas une, c'est que le complexe de ces trois valeurs idéographiques cache un sens indiquant une épithète suffisamment significative de la ville de Babylone.

lone. Seize fois les restes des textes assyriens de Bisoutoun et de Nakch-iRoustam ont l'occasion de traduire le nom du pays et de la ville de Babirus, seize fois on y voit ce groupe. Et s'il ne se prononçait pas Babilu, pourquoi le traducteur assyrien l'aurait-il choisi pour traduire Babirus, puisqu'il avait à sa disposition le groupe phonétique Ba-bi-lu, qui le remplace si souvent à Babylone? Je ne sais pas dans quelle bizarrerie je me serais jeté la tête en arrière, si j'avais suivi le conseil de M. Renan, « de reculer devant mes propres hypothèses ». Dans ce cas je n'accepte pas ce mot. Quelle est la voie que mon savant critique aurait suivie? Aurait-il admis une ville Dintirki, ou bien avec moi un idéogramme comme il en admet d'ailleurs, dont le sens désigne Babylone, et qui se prononce Babilu?

Mais parlons du second groupe. Il se compose de quatre signes phonétiques signifiant dans leur ordre porte, dieu, déluge, région. Souvent le troisième manque, et le groupe se compose des signes porte, dieu, région; plus souvent encore le troisième signe (ayant la valeur phonétique RA) est remplacé par le second, et nous voyons le groupe porte, dieu, dieu, région; quelquefois, mais rarement, les deux dernières ne se trouvent pas, et nous ne lisons que porte, dieu.

Le premier signe de ce groupe se voit dans les inscriptions trilingues comme traduction du mot perse duvarthi, porte (sanscrit dvár, grec Oúpa, perse der, allemand thür, anglais door). A Ninive, on lit comme substitution dans les mêmes passages souvent les lettres phonétiques babi ; un syllabaire (k. 110) nous le donne comme ayant la valeur phonétique kâ et la valeur idéographique bābu. Or, dans beaucoup de langues sémitiques, bab veut dire porte. Je n'ai jamais rencontré jusqu'ici ce signe avec la valeur syllabique kâ que lui donne Sardanapale, mais toujours avec la signification de porte ou bab en assyrien, bien admissible dans le nom du royaume de Nabuchodonosor.

Les deux signes suivants forment une seule idée : c'est le dieu du déluge,le Kpóvos de Bérose, le 'Hλos de Diodore,le El des Babyloniens. C'est le dieu dieu, le dieu par excellence. Le second signe, dont la valeur incontestée est an, est en même temps l'expression idéographique de dieu,

1 Botta, dans le Journal Asiatique, 1847, X, p. 315.

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