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CHAP. XIII. Mort de Thorvald Ériksson.

Il arriva un matin que les gens de Karlsefne aperçurent dans un espace déboisé un objet brillant qui remua en entendant leurs cris. C'était un homme qui n'avait qu'un pied1. Il se traîna vers la rive près de laquelle étaient les étrangers et décocha une flèche contre Thorvald, fils d'Érik Rauda, qui était au gouvernail de son embarcation. Atteint au ventre, Thorvald arracha le trait et dit : « J'ai de l'embonpoint sur l'abdomen. Le pays où nous sommes est remarquable par sa fertilité, mais nous n'en tirerons pas grand avantage.» Peu après il mourut de cette blessure. Le naturel s'enfuit du côté du nord, poursuivi par les gens de Karlsefne, qui l'apercevaient de temps à autre, mais qui le perdirent de vue lorsqu'il se jeta dans un bras de mer. Les Scandinaves s'en retournèrent alors, et l'un d'eux chanta ces vers:

Nos gens ont poursuivi vers le rivage un homme unipède (c'est la pure vérité); mais cet être singulier s'est enfui en courant avec vitesse sur la mer. Entends-tu, Karlsefne?»

Ensuite ils reprirent leur route vers le nord. Croyant que c'était le pays des hommes unipèdes, ils se tinrent à distance, afin d'éviter les dangers. Ils virent une chaîne de montagnes qu'ils jugèrent être la même qui s'étend jusqu'à Hop2. Ils se croyaient aussi éloignés du Straumfiord que

1 Il était sans doute enveloppé de telle façon dans ses vêtements, que ses jambes paraissaient n'en former qu'une.

* Les montagnes Bleues, qui commencent dans le Massachusetts, se prolongent en effet jusqu'à l'embouchure du Saint-Laurent.

cet endroit l'est de Hop. C'est à Straumfiord qu'ils passèrent le troisième hiver. Il y eut entre eux des brouilles dont les femmes furent l'occasion; car les célibataires voulaient faire outrage aux gens mariés, ce qui produisit beaucoup de désordre. Snorre, fils de Karlsefne, était né en ce lieu dans le premier automne que les Scandinaves y avaient passé; il avait trois ans lorsque les explorateurs s'en retournèrent. En quittant le Vinland, ils furent poussés par un vent de sud, et arrivèrent sur les côtes du Markland, où ils virent cinq Skrælingar, dont un avait de la barbe, deux étaient des femmes et les deux autres des enfants. Ces derniers seuls furent saisis, le reste s'étant enfui et caché en terre. Ils apprirent la langue des navigateurs et furent baptisés. Ils dirent que leur mère s'appelait Vethillde et leur père Uvæge; qu'il y avait dans le pays deux rois dont l'un se nommait Avalldania et l'autre Valldidida; que les habitants de la contrée n'avaient pas de maisons, mais qu'ils habitaient dans des grottes ou des cavernes; qu'en face de leur pays il y en avait un autre dont les habitants avaient des vêtements blancs et portaient devant eux des bâtons auxquels étaient attachés des drapeaux, et qu'ils poussaient de grands cris. Les navigateurs pensèrent qu'il s'agissait du Hvitramannaland (terre des hommes blancs) ou Grande-Irlande.

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CHAP. XIV. [Les uns retournèrent en Groenland (1011), où ils passèrent l'hiver chez Érik Rauda.] Biarne Grimolfsson et ses gens furent jetés dans la mer d'Irlande [de Groenland] et se trouvèrent dans des parages infestés par les vers. [Ils ne s'en aperçurent pas avant que leur navire ne fût perforé par ces insectes] et ne commencât à couler à fond. [Ils.

délibérèrent alors sur le parti à prendre.] Ils avaient un bateau qui était goudronné d'huile de chien marin. Or, [comme on prétend que] les vers de mer ne s'attaquent pas au bois ainsi enduit, [la plupart étaient d'avis de faire monter dans le bateau autant de personnes qu'il en pourrait porter]. Une partie d'entre eux y passèrent. Mais on vit qu'il ne pouvait contenir que la moitié de l'équipage. Alors Biarne dit : « Puisqu'il en est ainsi, je propose de faire désigner par le sort ceux de nous qui auront place dans le bateau; il ne faut pas avoir égard au rang des personnes, [car chacun désire sauver sa vie]. » Personne ne voulut parler contre une proposition si magnanime. Biarne fut un de ceux que le sort favorisa. Un [jeune] Islandais qui n'avait pas été aussi heureux, dit: M'abandonneras-tu ici, Biarne? - Il le faut bien, répondit ce dernier. Mais est-ce là ce que tu avais promis à mon père, lorsque je quittai sa maison pour te suivre? Tu lui disais que nous partagerions les mêmes destinées. Prends ma place dans le bateau, et je remonterai sur le navire, puisque tu tiens tant à la vie. Ceux qui étaient sur le bateau continuèrent leur route, jusqu'à ce qu'ils arrivassent à Dublin en Irlande. Ce sont eux qui ont raconté ces événements. On pense que Biarne et ses compagnons périrent dans la mer des vers, car on n'entendit plus parler d'eux.

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CHAP. XV.-Généalogie de Karlsefne et de sa femme
Gudrid.

Le second été qui suivit, Karlsefne avec sa femme Gudrid se rendit à Reynisnes, en Islande. Sa mère, s'imagi

nant qu'il avait fait un mauvais mariage, s'absenta le premier hiver; mais apprenant que Gudrid était une femme excellente [qui s'entendait à bien administrer une maison et qu'elle s'accordait parfaitement avec son mari], elle alla demeurer avec son fils, et vécut en bonne amitié avec sa bru. Karlsefne avait pour fils Snorre, qui fut père de Hallfride, mère de l'évêque Thorlak Runolfsson, et Thorbiærn, qui fut père de Thorun, mère de l'évêque Bicern. Snorre Karlsefnesson eut pour fils Thorgeir, qui fut père de Ingveld, mère de l'évêque Brand premier; et pour fille Steinum, qui épousa Einar, fils de Grundar-Ketil, fils de Thorvald Krok, fils de Thorer de Espehol. Thorstein Ranglat (l'injuste), fils de Steinum, fut père de Gudrun, mariée à Jærund de Keldum; Halla, fille de Steinum, fut mère de Flose, père de Valgerde, mère du seigneur Erlend le Fort, père du seigneur juge Hauk. Thordis, autre fille de Flose, fut mère de madame Ingegerd l'Opulente, dont la fille, madame Hallbera, fut abbesse de Stad, dans le village de Reinisnes. On omet les noms de beaucoup d'autres Islandais distingués qui descendaient de Karlsefne et de Thuride. Dieu soit avec nous! Amen. [C'est ici que finit cette saga.]

SAGA D'ÉRIK RAUDA.

(Chap. VI et commencement du chap. VII.)

On commença de nouveau à parler des voyages en Vinland, car ces expéditions étaient à la fois fort lucratives et honorables. La même année (1011) que Karlsefne revint du Vinland, il arriva de Norvége un navire appartenant aux deux frères Helge et Finnboge, qui passèrent l'hiver en

Groenland. Ils étaient originaires de l'OEstfiord en Islande. Freydis, fille d'Érik Rauda, partit de Gardar pour aller trouver ces Islandais. Elle les engagea à entreprendre avec elle un voyage en Vinland, promettant de partager avec eux les produits de l'expédition. Lorsqu'ils y eurent consenti, elle alla demander à son frère Leif les maisons qu'il avait fait élever en Vinland. Il répondit, comme auparavant, qu'il voulait bien prêter mais non pas vendre les Leifsbudir. Les deux Islandais et Freydis s'engagèrent à prendre, chacun sur leur vaisseau, trente hommes faits sans compter les femmes. Mais Freydis n'observa pas cette convention: elle prit cinq hommes de plus que le nombre fixé, et les cacha si bien, que ses associés n'en furent instruits qu'à leur arrivée en Vinland. Il était convenu que les deux vaisseaux navigueraient de concert. Ils se suivirent en effet d'assez près; mais les frères arrivèrent les premiers et se mirent à transporter leurs bagages dans les maisons de Leif. Lorsque Freydis les eut rejoints, elle leur demanda pourquoi ils déposaient leurs effets dans ces bâtiments. « Nous ne faisons qu'exécuter la convention, répondirent-ils. Mais c'est à moi, dit-elle, et non à vous, que Leif a prêté ses constructions. Helge répliqua : Nous ne sommes pas de force à lutter d'astuce avec toi. » Ils mirent dehors leurs bagages et élevèrent des constructions séparées, plus loin du rivage, sur la rive d'un lac, où ils furent parfaitement à leur aise. Freydis fit couper des arbres pour la charge de son navire. Lorsque l'hiver approcha, les deux frères organisèrent des jeux afin de passer plus agréablement le temps. Mais bientôt des rumeurs malignement répandues mirent la zizanie entre les deux troupes; elles cessèrent de jouer ensemble

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