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nitude de leur liberté les Monténégrins ont reconquis le don de la poésie.

Cependant les batailles ne recommencent pas aussitôt après le jour de la délivrance. Quatre ans se passent avant que les Turcs se soient remis de la stupeur et de l'effroi que leur a causé la terrible exécution de la nuit de Noël. Mais enfin le courage leur revient; ils veulent venger leurs frères massacrés et laver dans le sang des Tsernogortses l'outrage fait à l'Islam. En 1706 une expédition est dirigée contre la Montagne-Noire. Cette fois elle ne vient pas de Scutari, l'ambition des Balschides rénégats n'y a point de part; ce sont les musulmans de l'Herzégovine qui la dirigent. Ils ont recueilli les survivants des Vêpres Monténégrines, et ils ont compris que désormais la paix n'était plus possible entre les sectateurs de Mahomet et les chrétiens de la montagne. Ils s'arment donc en grand nombre et marchent pleins d'ardeur. Mais ils sont vaincus. Une partie d'entre eux reste sans vie sur le champ de bataille; les autres s'enfuient en désordre; quelques-uns demeurent prisonniers aux mains des Monténégrins. Bientôt les familles de ces captifs demandent à les racheter; les montagnards répondent : « Nous ne vous ferons pas payer vos Turcs au poids de l'or, comme on nous a fait payer notre vladika. Nous ne les estimons que pour ce qu'ils valent, et nous vous les rendrons, tête pour tête, en échange contre un même nombre de porcs. » Si injurieuse que fût une semblable proposition, les mahométans de l'Herzégovine durent se résigner à l'accepter, et échanger leurs parents contre un animal immonde à leurs yeux.

Ce premier succès eut un grand retentissement, et le ré

sultat immédiat en fut l'extension des domaines du vladika. Un certain nombre de tribus également montagnardes qui vivaient dans une sorte d'indépendance demandèrent à s'agréger au Tsernogore, afin de trouver dans cette réunion les moyens de résister plus efficacement à la domination ottomane. C'étaient d'abord les rayas de Zenta qui, malgré leur soumission à la Turquie, n'avaient cessé de considérer l'évêque du Monténégro comme leur pasteur et leur souverain de droit, sinon de fait; puis les débris des Uscoques, ces hardis pirates de race slave dont l'Autriche, pendant le seizième siècle, s'était servie avec tant d'avantage contre Venise, et qui, vaincus et dispersés par le doge Jean Bembo, venaient de se retirer sur les rives de la Moratcha; enfin d'autres Uscoques, ou outlaws, établis dans une sorte de champ d'asile auprès de Drobniak, proscrits des tribus albanaises, restes des bandes qui, en 1689, s'étaient formées à l'appel du César de Vienne, dans l'Albanie, la Bosnie et la Servie, et pour lesquelles il n'avait même pas stipulé une amnistie en faisant la paix avec le sultan. Ces différentes plèmes ou associations de guerriers semblables à celles que l'histoire nous montre au berceau de Rome, formèrent les districts appelés berdas qui demeurent encore aujourd'hui distincts de la Montagne-Noire, quoique sous le même prince, et dont l'étendue est environ égale à celle du Tsernogore proprement dit.

Malgré ces accroissements de forces et de territoire, malgré la confiance légitime que leur inspirait leur bravoure et la difficulté de forcer leurs montagnes, les Monténégrins ne pouvaient cependant se dissimuler leur faiblesse numérique et les dangers auxquels elle les exposait. Il leur fallait un ap

pui pour la lutte dans laquelle ils se trouvaient entraînés. Celui de Venise n'était guère empressé; la République abandonnait peu à peu ses traditions de gloire militaire et de défense obstinée du christianisme, pour faire prédominer dans sa conduite les combinaisons d'intérêt commercial. Mais en ce moment même une nouvelle et formidable puissance commençait à se montrer dans le nord et étendait un bras armé vers Stamboul pour menacer le Sultan sur son trône. Pierre le Grand venait d'élever tout à coup la Russie au premier rang parmi les états de l'Europe, et à la tête d'une nation à peine sortie de la barbarie, ouvrait les premières étapes de ce chemin de Byzance dans lequel tous ses successeurs l'ont suivi et ont fait quelques nouveaux pas.

Pierre cherchait, pour la grande entreprise dont il avait conçu le plan, à se concilier les sympathies et le concours des chrétiens d'Orient dont la communauté de foi lui faisait des alliés naturels. Ses instigations trouvaient un écho dans l'esprit des Grecs, dont la passion religieuse préférait la protection du tzar orthodoxe à celle des états catholiques. Mais, chez les Slaves, la communauté de sang et d'origine formait un lien de plus avec la Russie. Pierre était trop habile pour ne pas avoir deviné ce sentiment et ne pas chercher à l'exploiter. Deux officiers serbes engagés dans son armée, le colonel Michel Miloradovitj, natif d'Herzégovine, et le capitaine Ivan Loukaschevitj, de Podgoritza, lui révélèrent l'existence de la peuplade monténégrine alors ignorée de l'Europe. Avec l'instinct du génie, il comprit aussitôt que dans cette poignée d'hommes il y avait un grand avenir et que dans leur alliance sa politique trouverait un puissant secours.

Il rechercha donc cette alliance avec empressement. En 1711, au moment où ses armées se dirigeaient vers le Pruth sous le prétexte d'obliger la Porte à chasser de ses états Charles XII, Miloradovitj et Loukaschevitj furent envoyés par lui à Tsétinié pour solliciter l'amitié et le concours armé des Monténégrins. Les deux ambassadeurs étaient munis de lettres pour le vladika et d'une proclamation au peuple tsernogortse, laquelle fut, dans une skoupchtina générale, communiquée à tous les chefs de famille. Nous croyons devoir donner en entier ce précieux document fort peu connu, et qui n'a jamais été imprimé dans notre pays.

Pierre, par la grâce de Dieu, tsar de toutes les Russies, etc.

Salut et joie aux nobles, excellents et honorables métropolite, knèzes, voïvodes, serdars, aram-bachis, capitaines et guerriers, et à toutes personnes ecclésiastiques ou séculières qui professent la foi chrétienne orthodoxe, grecque ou romaine, en Servie, Slavonie, Macédoine, Bosnie, Herzégovine, et particulièrement aux habitants du Tsernogore, de Nikchitj, Bania, Piolia, Drobniak, Gascha, Trebinié, aux Croates et aux autres chrétiens qui se trouvent sous le joug tyrannique du sultan turc.

Nous vous notifions à vous tous, peuples qui adorez Jésus crucifié, notre Dieu, par la grâce duquel nous espérons tous avoir part dans son royaume, après nous en être rendus dignes par notre foi et notre amour pour son Église :

Que les Turcs, ces barbares persécuteurs de l'Église du Christ et de la foi orthodoxe, ces injustes conquérants de tant d'empires et de pays, ces destructeurs acharnés des églises et des monastères, ne sont pas encore contents d'avoir conquis l'empire grec et tant d'autres royaumes, et qu'ils cherchent à étendre leur territoire, non plus par la guerre, mais par la ruse et l'iniquité. Ils ont séduit les pauvres et les orphelins en les prenant d'abord sous leur protection, et en les traitant ensuite comme le loup traite la brebis. Ils

ont dispersé le troupeau chrétien; ils ont mis injustement beaucoup de provinces sous leur puissance, et maintenant ils les ravagent par une odieuse tyrannie et forcent les chrétiens par les tourments et les violences de toute nature à embrasser leur foi païenne.

Les Turcs ont vu les succès que le secours de Dieu nous a fait remporter dans la guerre, et ils craignent que nous ne leur arrachions les provinces qu'ils gouvernent iniquement et que nous ne courions au secours des chrétiens qui gémissent sous leur joug. C'est pourquoi ils se sont déclarés pour le roi de Suède. Ils nous ont injustement dénoncé la guerre sans aucun sujet ; ils ont jeté en prison notre ambassadeur résidant à Constantinople, et ils méditent d'asservir le reste du troupeau du Christ.

C'est à cause de toutes ces injustices que nous nous sommes résolu à rassembler non-seulement nos forces et notre armée, mais celles des autres princes chrétiens, en priant Dieu de nous secourir. Notre intention est non-seulement d'attendre ce printemps l'ennemi musulman et de faire marcher contre lui notre armée, mais de porter la guerre sur son territoire et de délivrer les chrétiens orthodoxes opprimés sous le joug des infidèles, si telle est du moins la volonté de Dieu. Nous emploierons à cette entreprise tout ce que nous pouvons avoir de talents, et nous marcherons en personne à la tête de notre chère et fidèle armée. Dans une semblable circonstance, tout bon et courageux chrétien doit combattre, en méprisant toute fatigue et tout danger, pour l'Église et pour la foi orthodoxe, et répandre pour elle jusqu'à la dernière goutte de son sang.

L'histoire nous a appris que vos anciens rois, vos despotes et vos princes étaient hautement révérés comme appartenant au noble sang slave, et que les triomphes de leurs armes les ont rendus célèbres par toute l'Europe jusqu'au jour fatal de leur défaite. Vous devez vous rendre dignes de cette gloire et imiter dans les circonstances présentes, que Dieu lui-même a préparées, vos illustres ancêtres. Vous devez vous unir à nos soldats, vous armer contre l'ennemi commun des chrétiens, et combattre pour la foi et la

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